Je suis complètement battue est le premier ouvrage publié d’Eléonore Mercier, écoutante dans une association qui prend en charge les appels téléphoniques de femmes victimes de violences conjugales. Dans le cadre de son travail, qu’elle exerce depuis dix-sept ans, elle note systématiquement les toutes premières phrases qui lui sont adressées lors de ces appels. Son texte est la retranscription de mille six cent cinquante-trois premières phrases ainsi recueillies. Chacune d’entre elle est livrée de manière brute, sans développement, sans commentaire, sans autre suite qu’une nouvelle première phrase. Cette longue série de débuts de témoignages produit d’abord un effet un peu déroutant, et impose peu à peu un rythme de lecture propre. L’ensemble compose finalement un objet littéraire à part entière et un récit d’une force inattendue.
Que peut-on dire de sa souffrance en une phrase ? Par quoi veut-on, peut-on commencer ? Par quoi est-il le plus urgent de le faire ? Qu’est-ce qui est essentiel ? Comment introduire l’autre à ma souffrance ? Que m’est-il ou non permis de dire ? Voilà sans doute quelques unes des multiples questions qui travaillent le texte (car au final il s’agit bien d’UN texte) d’ Eléonore Mercier.
On est d’abord frappé par la fausse similitude de ces courts propos. Tous évoquent des violences subies (par celui qui parle ou un proche de celui qui parle) dans le cadre du couple et/ou de la famille et l’on a d’abord l’impression que le texte décline les multiples variations d’une même déclaration : « je suis victime de violences ». Les phrases semblent s’engendrer les unes les autres pour marteler cette unique assertion. « Je suis battue, je connais quelqu’un qui l’est… ». Cet enchaînement produit parfois un effet de saturation dû à la répétition, à la reformulation sans fin d’un même témoignage aux combinaisons relativement limitées : violence physique, violence verbale, violence contre la femme, violence contre les enfants, séquestration, harcèlement…
« Mon mari menace de nous tuer moi et les enfants »
« Mon mari est violent et armé j’ai peur pour ma vie »
« Mon conjoint est quelqu’un qui me tape »
« J’ai divorcé de mon mari qui me battait, il me harcèle pour revenir»
« J’ai été séquestrée lundi toute la journée »
« Je suis une femme parmi les femmes battues »
Saturation donc, proche parfois d’une certaine forme d’écoeurement tant cette accumulation parataxique de « cas », cette surcharge de violence quotidienne, finissent par peser sur le cours même de la lecture. Car derrière chacune de ces phrases se profile une histoire singulière, complexe, dense, une histoire de souffrances, faite d’aléas, de contraintes, de compromis. Histoire dont nous ne nous est livré que ce qu’en laisse affleurer les premières paroles. Ces brefs incipit ne laissent pas de répit au lecteur, à chaque coup en succède immédiatement un autre.
D’une certaine manière, ces paroles sont doublement décontextualisées. D’une part le récit est interrompu dès son premier élan, d’autre part nous ne savons rien du traitement qu’en aura fait l’écoutante (relance, conseil, silence ?). Eleonore Mercier justifie ce choix en précisant dans la quatrième de couverture, au sujet de ces premières phrases :
« J’ai découvert combien elles contenaient de vies tout entières »
Vie concentrées, condensées, ramenées au point nodal de la violence qui les traverse. Il s'agit là d'un choix qui joue à la fois sur la force de l’ellipse (une seule phrase suffit à faire entrevoir une histoire plus vaste) et sur celle du nombre : l’accumulation apporte un supplément de sens à l’ensemble du texte, nous place devant une sorte d’énormité sociale que quelques récits plus développés et moins nombreux auraient peut-être laissée dans l’ombre.
Mais derrière cette apparente proximité des témoignages, ce fonds commun de violence subie, on s’aperçoit bientôt que les prises de parole s’effectuent selon des postures variables, contiennent des nuances qui, au-delà des faits rapportés, traduisent des formes d’appréhension différentes de la souffrance.
« Que faut-il faire quand une femme a reçu un coup de poing »
« Depuis un moment mon mari n’est plus correct avec moi »
« Mon mari dirige une entreprise et vit un stress disproportionné qui lui fait perdre le contrôle »
« Ça ne va plus du tout, il est violent depuis vingt ans »
« Je commence à avoir peur car avant il frappait sans haine »
On devine des contextes sociaux distincts, des zones de tolérance variables, des appels qui ne surviennent jamais au même stade du drame. On devine ce qui a été encaissé, ce qui ne peut plus l’être, on oscille entre des appels au secours, des questions plus « techniques »...La violence est parfois invoquée de manière globale (je suis battue, mon, mari est violent), parfois rapportée à des gestes précis : mordre, pincer, gifler, donner un coup de poing, déchirer les vêtements, détruire les papiers, ….
Les nuances du propos, les choix de formulation ou la sélection de ce qui est dit font ressurgir le contexte dialogique, apparemment gommé, dans lequel ces mots sont prononcés. La situation d’échange victime /écoutante redevient souvent lisible et même prégnante. On retrouve des questionnements directs ( « Je voulais savoir s’il était possible de déclarer les violences »), des hésitations (« Il est peut-être un peu tard pour mon problème »), des circonvolutions ( «Les choses ne sont pas commodes à vivre avec mon mari »), des recours à un vocabulaire de type juridique (« Je fais l’objet de problèmes conjugaux assez désagréables »), des interrogations sur l’utilité ou la légitimité de l’appel (« je vous appelle mais je n’ai jamais de traces »)… Les paroles rapportées, bien que coupées des récits de vie plus larges dans lesquels elles s’inscrivent, sont avant tout des actes de communication avec tout ce que cela peut impliquer : autocensure éventuelle (« je vous le dis tout de suite je ne subis pas de violences si importantes »), recours à un vocabulaire jugé approprié, ou au contraire volonté d’en dire le maximum en un temps limité, relâchement absolu pour faire état d’une situation désespérée…
Les phrases qui composent ce récit sont livrées, disions-nous, à l’état brut, telles qu’elles ont été dites. Elles surgissent avec ce qu’elles portent de violence, mais aussi avec leurs maladresses, leurs impropriétés. On découvre ainsi un florilège étonnant de « perles », de formulations bancales qui rappelleraient presque certains de ces bêtisiers qu' alimentent la presse ou la littérature administrative (courriers de la sécurité sociale, etc.).
« Mon mari est diabétique et violent »
« C’est pour une amie qui reçoit des coups gratuits »
« J’ai un mari qui a des problèmes avec l’alcool et avec moi »
Un article paru sur le blog Libr-Critique recense ainsi quelques barbarismes, solécismes, syllepses de sens et autres phénomènes repérables dans le flot des phrases qui composent le texte d’ Eléonore Mercier.
C’est aussi parfois la situation même, telle qu’elle est rapportée, qui induit inévitablement un effet comique sur fond de violence réelle :
« Mon ami ne me frappe pas vraiment, il me secoue »
« J’ai dit à mon mari que je craignais qu’il me tue et il a dit que c’est ce qui arrivera »
« J’ai connu un Monsieur avec qui j’ai eu un enfant et depuis il me frappe »
Précisions incongrues, raccourcis trop rapides ou restitution « neutres » d’échanges violents distillent une bonne dose d’humour noir dans certains de ces témoignages. Mais Eléonore Mercier n’en fait jamais un ressort. Seule une partie des phrases choisies produisent cet effet et ces formulations douteuses mais réelles ont aussi en elles-mêmes valeur de témoignage. Elles fonctionnent comme des marqueurs sociaux qui nous rappellent que la maîtrise du langage n’est pas une donnée objectivement partagée - et l’on sait à quel point la capacité de contrôle dont on dispose sur le monde extérieur passe aussi par cette maîtrise-là... Elles signalent aussi souvent une urgence de parole, une urgence de dire la souffrance qui prend de biais les règles établies de la communication ou de la structuration du discours.
Quelques soient la valeur et la force de ces témoignages, le texte d’ Eléonore Mercier reste avant tout une composition. En isolant les premières phrases de ses appelants pour les restituer sous cette forme sérielle, elle recrée un métarécit. La suppression du point à la fin de chaque phrase souligne cette volonté d’intégration des multiples témoignages à une parole unique qui les porterait tous. C’est finalement un long récitatif qui s’élabore à partir des fragments ainsi assemblés.
Cette restitution-réappropriation d’un matériau premier (ici la parole des femmes battues) entre en résonance avec certaines autres expériences littéraires. On pense d'abord au courant de la littérature objectiviste marqué notamment par l’oeuvre de Charles Reznikoff et son poème Holocauste, élaboré exclusivement à partir d’archives du procès de Nuremberg et d’enregistrements du procès d’Eichmann. Plus près de nous, on songe aussi au travail de Marie Cosnay dans Entre chagrin et néant, texte constitué à partir de notes prises en 2008 lors de comparutions de sans-papiers devant le juges des libertés et de la détention.
Dans un livre très récemment paru, Frank Smith a également composé un récitatif à partir de procès-verbaux d’interrogatoires de prisonniers incarcérés à Guantánamo, comptes-rendus qu’il a récupérés sur le site du Pentagone avant de les déverrouiller. (On trouvera une intéressante présentation de ce livre sur le site d’Anne-Françoise Kavauvea.)
Dans une note liminaire à son texte, Frank Smith en affirme ainsi la nature fictionnelle.
« Ce texte est une fiction, ni les propos prêtés aux personnages, ni les personnages eux-mêmes, ni encore les faits évoqués ne sauraient donc être exactement ramenés à des personnes et des événements existant ou ayant existé, aux lieux cités ou ailleurs, ni témoigner d’une réalité ou d’un jugement sur ces faits, ces personnes et ces lieux. La vérité de ce texte passe dès lors par le récitatif qu’il devient. »
Derrière cette apparente mesure de précaution se trouve aussi posée la question des frontières de l’activité créative. Qu’est-ce qui est encore (ou à nouveau) fiction, qu’est-ce qui ne l’est plus ?
Le rapport de la littérature avec le réel, vieux débat souvent sulfureux et sans cesse relancé, se trouve ici mis en question de manière particulièrement aigue. Qu’advient-il lorsqu’un texte ne prend plus seulement le réel comme propos direct mais emploie comme matériau exclusif des extractions de la réalité ?
Anne-Françoise Kavauvea, dans son article sur le Guantánamo de Frank Smith, émet ce constat :
« ce texte puissant déborde les contours incertains de la réalité pour occuper un espace beaucoup plus arachnéen, celui de la poésie ».
Cette remarque pourrait également s’appliquer à Je suis complètement battue. Si Eléonore Mercier ne revendique pas ouvertement une démarche d'ordre littéraire, son texte redistribue pourtant des paroles qui disent la souffrance et la violence au quotidien pour composer une forme de poésie sans lyrisme, qui colle à son objet. Une poésie qui trouve beaucoup à dire du réel et nous en fait souvent toucher le fond le plus rugueux. A une heure où la médiatisation à outrance et les traitements formatés de l'actualité finissent par déréaliser ou banaliser toutes les formes d'aliénation, il est clair que cette littérature-là a encore beaucoup à nous montrer.
Eléonore Mercier, Je suis complètement battue. P.O.L. 2010
Images : Femme soumise (Souffrance et violence / st-antigone) / Vue des installations de Guantánamo (C.Stevan sur interet-general.info) / Photo Eléonore Mercier
Bonjour, Fiolof!
RépondreSupprimervotre bel article me fait découvrir un livre que je ne connaissais pas, et qui m'intéresse prodigieusement, vous comprenez pourquoi. Je voulais vous remercier aussi de m'avoir incitée à lire Holocauste de Charles Reznikoff : comme vous pour Guantanamo, je me suis précipitée sur un site d'achats en ligne, et l'ai donc commencé. Etrange : le même jour, l'un de mes amis avait posté sur son site un message proposant un lien que je vous communique, car on y entend Charles Reznikoff lisant son Holocauste.
Le voici:
http://shigekuni.wordpress.com/2010/06/06/how-brilliant-a-green-the-grass-is/
Votre blog est l'un des plus beaux que je connaisse, merci d'y proposer tant de belles lectures...
Mon mail, peut-être (vous en ferez ce que vous voulez) :
annefrancoise.kavauvea@gmail.com
(j'ai aussi des félicitations à vous transmettre de la part d'Eric Bonnargent)
Amitiés
Anne-Françoise
Merci, Anne-Françoise, pour cette réaction sympathique et enthousiaste !
RépondreSupprimerJe ne manquerai pas aussi d’aller voir le site de votre ami.
Tout cela ne peut que nous donner envie de continuer à lire, faire partager ce qu’on aime et mettre dans sa musette tous les bouquins que quelques bons blogs comme le vôtre ou celui de Bartleby (d’accord, ça peut vite en faire beaucoup, des bouquins…) nous font passer près des yeux…
Amitié
F.
Reproduction au kilomètre de "phrases" de femmes battues. Le "brut" du propos et l'absence de ponctuation ne font pas le style, ni la valeur littéraire de cet ouvrage logomachique. Aucun intérêt. Livre inutile.
RépondreSupprimerLe "brut" du propos n'est pas sans poser question et l'on peut faire avec cela, le pire comme le meilleur. La récente publication par un enseignant d'une collecte brute de mots d'excuses de parents (pour justifier les absences de leurs enfants)m'avait choqué par son manque de recul et l'humour sans distance qu'il induisait. Je n'ai pas eu du tout le même ressenti avec le texte d'E.Mercier, auquel je trouve une juste résonance et qui éclaire de manière forte les souffrances pointées du doigt. Pour ce qui est de ce livre, j'accorde à la démarche et à son résultat une certaine valeur poétique qui n'est pas de l'ordre de la recette. Ce qui fonctionne ici, ne fonctionnerait pas nécessairement ailleurs et à "tous les coups". Merci en tout cas d'avoir exprimé ici votre opinion et votre sentiment de lecteur. Cordialement
RépondreSupprimerLa reproduction des "mots" des autres, dont la "poésie" reste à prouver, ne fait pas de soi un écrivain.
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