lundi 27 septembre 2010

> Les mots blessés de Thierry Beinstingel






Le monde du travail interpelle de plus en plus fréquemment la littérature ces dernières années. Crise de la stabilité de l’emploi et explosion du chômage, gestion à flux tendus des ressources humaines, retour à des formes nouvelles de « travail en miettes » dans le secteur tertiaire… la liste des évolutions en cours et des drames humains qui souvent les accompagne pourrait se prolonger longuement. Ces phénomènes ne constituent plus le terrain exclusif des sociologues et nombreux sont les écrivains qui, par des biais et avec des moyens souvent très différents, ont investi cet univers qui constitue aujourd’hui un lieu d’inquiétude fondamental de notre société. En 2009, La centrale d’Elisabeth Filhol avait été justement remarqué. Nous avions ici attiré l’attention sur Cour Nord d’Antoine Choplin. L’actuelle rentrée littéraire confirme cette tendance à travers au moins quatre romans pour le seul domaine français. L’enquête de Philippe Claudel, Nous étions des êtres vivants de Nathalie Kuperman, Libre, seul et assoupi de Romain Monnery et surtout, le magistral Retour aux mots sauvages de Thierry Beinstingel.

Pour ce qui est de ce dernier auteur, la thématique n’est pas nouvelle. Il l’avait déjà explorée dans ces cinq précédents romans et il prépare par ailleurs une thèse sur le monde du travail dans la littérature. Autant dire que la question ne le laisse pas indifférent. Dans Retour aux mots sauvages il nous plonge à nouveau dans le monde (déjà abordé dans son roman Central) des plateaux techniques des centres d’appel. L’actualité récente, marquée par les suicides de salariés de France Télécom (où Beinstingel est par ailleurs consultant en Ressources Humaines*), donne bien sûr une résonance particulière à ce roman. Mais la question de fond qui traverse ce récit lucide et au souffle puissant est avant tout celle du langage, du sort qui lui est fait dans le monde de l’entreprise ; la question de ce qui nous reste lorsque le travail nous enlève jusqu’à nos propres mots.




Certains romans ont parfois des retombées mesurables dans la vie quotidienne, des incidences secondaires mais concrètes sur les petites choses de tous les jours. Il y a fort à parier, par exemple, que vous n’entendrez plus tout à fait de la même manière la voix du prochain téléopérateur de France Télécom qu’il vous sera donné d’avoir au bout du fil après avoir lu le dernier roman de Thierry Beinstingel. Cette voix mi-accorte mi-neutre qui vous répondra en enchaînant des phrases toutes faites pour vous éclairer sur les solutions envisageables à un dysfonctionnement de ligne, une facturation anormale ou une modification de contrat sonnera sans doute différemment à vos oreilles. La première phrase que vous entendrez est préenregistrée :

« X (nom de l'entreprise), Bonjour, Eric [ou Valérie, Robert, Antoine, Simone, etc.] que puis-je pour votre service ? ».

Toutes les autres phrases qui suivront seront pour la plupart lues sur des prompteurs après que l’onglet désignant la catégorie dans laquelle entre votre demande aura été activé. Mais rassurez-vous, il y a beaucoup de pages sur l’écran de votre interlocuteur et beaucoup d'onglets sur chaque page. 

« service client », « reformulation », « énumération des privilèges clients », « argumentaire », « procédure de temporisation », « remplacer un service par un autre », « calcul de l’abonnement et frais divers », «  un client vous pose plusieurs questions à la fois », «  quelques conseils », « positionnement par rapport à la concurrence », «  valider la proposition », « autres demandes », «  formules de politesse », «  validation finale », « savoir prendre congé », …

Si agacé par les temps d’attente, par les touches étoile, dièse, ou celles portant les numéros de 1 à 9 sur lesquelles vous aurez dû plusieurs fois appuyer, et qui ne servent en fait à rien, avant d’intercepter une voix humaine, il vous prenait l’envie de devenir vulgaire… ( « vous préférez sucer ou vous faire mettre ? » ), sachez toutefois qu’il n’y a pas d’onglet correspondant à votre demande. Si tout se passe comme prévu, on ne vous répondra rien…

Bienvenu dans les coulisses du réel.

Eric, de son faux prénom, a la cinquantaine passée. Dans le flux des restructurations de la grande société de télécommunication où il travaille depuis toujours, il se trouve affecté à un poste de téléopérateur. Il est d’abord « le nouveau », dans un service qui compte somme toute assez peu d’anciens… Il prend donc place dans un open space en forme de trèfle à quatre feuilles à l’installation duquel il avait lui-même participé quelque temps auparavant. Technicien en câblage électrique depuis plus de vingt ans, il a toujours travaillé avec ses mains. Il lui faut à présent apprendre, lui, le taiseux, à travailler avec des mots. Des mots qui ne sont pas les siens, des mots qui ont été pesés, digérés, calculés, et imposés comme seule grille possible de lecture du monde et de relation au client.

Il est d’abord rebaptisé, c’est la règle. Chaque téléopérateur n’entre sur le plateau qu’avec un nouveau prénom qu’il s’est choisi au petit bonheur la chance, en s’inspirant de son héros favori (Robert Redford, George Clooney, Ringo Star) ou en espérant se prémunir de certains clients trop zélés, telle cette femme qui a volontairement opté pour Simone, le moins sexy des prénoms. Pour notre homme, ce sera Eric.

« Le chef ne dit rien, ne pose pas de question quant à savoir pourquoi il a choisi ce prénom qui n’est pas le sien. Le nouveau ne sait pas trop au juste. Eric, c’est aussi deux syllabes et c’est un prénom de la même génération. »

De son vrai prénom, nous ne saurons rien, pas plus que nous ne connaîtrons celui de Maryse, Roland, Robert, … ses nouveaux collègues. Tout comme les mots de la langue maternelle et les gestes de chair et de sang, les prénoms de baptême sont restés au vestiaire. Seul sous son casque, les yeux rivés à son prompteur, Eric découvre pas à pas le nouveau job. Il y a d’abord le message d’accueil enregistré une fois pour toutes et qui évite sans doute à chacun de laisser transparaître son humeur du jour, de prononcer par mégarde son vrai prénom, de se prendre les pieds dans la formule mais qui surtout permet encore de gagner du temps. Un "bonjour" parfait est mis en boîte une fois pour toutes. Bien sûr ce n’est pas tout à fait sans conséquence : le téléopérateur, le vrai, ne dit donc jamais bonjour ; il lui revient par contre, quand l’entretien touche à sa fin, de prendre congé. Il se trouve donc dans une fonction d’accueil amputée d’une partie d’elle-même et Eric le sent bien, ça ne vous laisse pas tout à fait indemne de prendre congé à longueur de journée sans avoir une seule fois à dire bonjour. Le travail, au fur et à mesure qu’il l’assimile, va déteindre sur d’autres pans de sa vie. Il oublie régulièrement de saluer la boulangère, divague malgré lui, une fois la journée terminée, sur les formules toutes faites qu’il a ânonnées du matin au soir :

« - Boulangerie Au Bon Pain, bonjour, que puis-je pour votre service ?
- Bonjour, je suis client chez vous et j’aimerais une baguette et deux croissants.
- Nous allons regarder ça ensemble. Vous êtes bien monsieur/madame/mademoiselle X ? Vous habitez bien dans le quartier ?
- Oui, juste en haut de la rue.
- Donc, si j’ai bien compris, vous souhaitez acquérir une baguette et deux croissants.
- Oui, c’est cela.
- Désirez-vous profiter de notre pain à farine traditionnelle Optimum plus ?
- Oui, avec deux croissants s’il vous plaît.
- Etes-vous au courant de tous les avantages de notre farine Optimum plus ?
- Non, mais je vis surtout pour les croissants.
- C’est tout à fait possible, monsieur/madame/mademoiselle. Je regarde les conditions de vente et je calcule votre prix. »

Il lui faut s’y faire, progresser, intégrer les règles du jeu, même si « le lien entre l’oreille et la bouche ne se fait pas. » et qu’ « on parle et on écoute de façon indépendante. »

Il lui faut oublier ses mots et oublier ses mains qui peu à peu semblent pendre au bout de ses bras comme «des choux-fleurs ».

On l’aura compris, nous sommes en train de lire un roman à charge. Un roman qui met le doigt sur les plaies, souligne la déshumanisation des activités confiées aux salariés dans le secteur des services, met en avant les aberrations d’un néo-taylorisme qui conduit immanquablement à l’éradication du sens de son travail pour celui qui l’exécute.

Mais c’est par la petite porte et avec des moyens mesurés que Beinstingel nous introduit dans cet univers. L’humour permet encore aux agents du plateau technique de se rendre la vie supportable, Maryse, la chef d’équipe n’est pas une caricature, on découvre qu’elle aime la musique classique et elle chante à l’occasion quelques mesures de la Norma de Bellini. On boit parfois un verre pour fêter un départ en préretraite, un anniversaire, on ouvre une parenthèse…

« Roland installe les verres et le grand Robert entreprend sans plus attendre de verser le champagne. C’est agréable, bon enfant. C’est un tableau affectueux, un monde presque tendre, pavé de bons sentiments. Une hérésie dans une modernité décomplexée qui affiche une agressivité permanente, une animosité retrouvée : on s’éloigne du rapport humain et la bête sauvagerie le remplace, mais l’avouer c’est une évidence crasse, une banalité sans intérêt aux yeux de beaucoup. »

Pourtant l’aliénation est là, bien réelle, qui prend peu à peu possession de tous et de chacun, s’insinue sournoisement dans le regard que l’on pose sur soi, les autres et le monde. Le langage formaté de l’entreprise prend peu à peu le pas sur ces « mots sauvages » que tout nous invite à refouler. La valse des nouveaux produits, la pression mise sur les objectifs de rentabilité et de qualité du service rendu s’accompagnent souvent d’injonctions qui cachent mal leur caractère contradictoire. Lorsqu’il est question de toujours « se mettre à la place du client », Eric s’interroge :

« Se mettre à la place du client, c’est le voir, ainsi installé à la terrasse d’un café, chant de basse rauque, fumée d’une cigarette entourant le portable, cliquetis de la cuillère contre la tasse à café, le garçon, une main dans le gilet fait le beau avec son plateau tandis que défilent les messages d’accueil […] »

« Se mettre à la place du client, c’est imaginer qu’il n’est pas le seul et unique client, non pas dans le sens égocentrique de l’entreprise, mais que lui-même est un client varié, multiplié depuis son enfance quand sa maman l’envoyait chercher le pain (et tu diras bien bonjour en arrivant ?), et maintenant, à l’âge où il va dans des cafés, fume et tousse de sa voix rauque, être le client du docteur, du barman, du buraliste, toute une collection de professionnels auxquels on tend un billet, un chèque, une carte bancaire, pour recevoir en échange immédiat du pain, des cigarettes, un café, des meubles, une voiture, un appartement. »




Devant cette déréalisation imposée, chacun sauve sa peau comme il peut. Eric, dans la pratique régulière de la course, une course dont l’objectif n’est plus  d’arriver impérativement le premier, maintient une sorte de rapport à son propre corps, à son propre souffle. Il se défait un temps des gestes automatiques, redonne du champ à ses mouvements, retrouve le chemin qui est en lui :

« Mais en courant, il devine ses mains devenues trop blanches et trop molles, sa bouche devenue sèche à force de parler. Restent les pieds qui courent, et pourquoi, après tout, on ne leur restituerait pas leur force initiale. Aller à l’encontre de l’histoire, retourner à l’état d’homme sauvage, juste capable de poser un pied devant l’autre ».

Il reprend également à son compte l'idée de se mettre à la place du client. Mais il le fait à sa manière. Il se munit d’un carnet dans lequel il note le nom et le contact des clients et, enfreignant la procédure, n’hésite pas à les rappeler si de besoin, lorsqu’il a oublié de leur signaler un détail, une solution possible. Il en viendra même à se rendre chez l’un d’entre eux (une femme vivant avec son frère handicapé) pour rétablir la ligne et, de fil en aiguille, instaurer une relation de service tel qu’il la comprend, une relation « sauvage » qui passe aussi par la parole en direct, le regard, la main touchée pour se saluer, le café partagé sur un coin de table. Il n’y a aucune forme d’angélisme dans cette décision, juste la volonté de redonner du sens à ce qui est fait et du plaisir à des mains devenues inutiles.

Les mots sauvages, ce sont ces mots que les règles du travail moderne ont dissous dans un langage siglé, codé, désincarné et que Beinstingel nous invite à faire ressurgir. Des mots où se jouent d’autres relations entre les hommes et un autre rapport au monde. Mais ces mots sauvages font aussi parfois irruption avec leur charge de violence oubliée :

« Retour brutal aux mots sauvages : se défenestrer. Le verbe, l’action, l’infinitif, le définitif, le mélange d’une terrible grammaire. D’abord l’élan du pronom avant le verbe, pronom réfléchi, réflexif, adressé à soi-même, se mordant la queue. Puis réfléchi au sens de prudent, circonspect, pensé, imaginé, ordinaire, déductible, rapidement devancé, doublé, débordé, devenu extraordinaire. Enfin réfléchi comme son propre visage reflété dans une vitre, qu’on reconnaît à peine tant la douleur le déforme. »

La vague de suicides qui a touché les salariés de France Télécom sert aussi de toile de fond à ce récit. Aucun des personnages du roman de Beinstingel ne franchira ce cap-là. Aucun d’eux ne verra non plus son voisin de bureau se jeter dans le vide. Pourtant, cette possibilité soudain si proche, presque tangible, renvoie chacun à ses propres peurs, à ses propres angoisses, à la blessure silencieuse qui creuse les mots et les gestes de chacun devant son écran et sous ses écouteurs. Cette sauvagerie-là est vite domptée, traduite, en chiffres, en statistiques, voire atténuée « par le directeur qui parle taux de suicides et qui affirme que ce n’est pas pire qu’ailleurs », par « le ministre qui affirme que le climat social est finalement assez apaisé ». On cherche à la comprendre, à l’endiguer. Mais les questionnaires adressés aux employés et les séances de bream-storming passent souvent à côté de l’essentiel car « après, les mots n’ont plus d’importance ». La question reste intacte et la tentation affleure parfois, au détour d’un virage, de prendre la tangente et d’aller s’écraser avec femme et enfants contre un arbre. Et les mots, quand on les apprivoise, sont souvent maladroits :

« Il faut remettre de l’humain dans les rouages, concède un communiqué de l’entreprise. C’est bien la preuve que nous ne sommes que des machines, soupire le nouveau. »

Les personnages de ce roman, malgré le brouhaha du plateau auquel il faut s’habituer, malgré les mots formatés qui vous vident la tête et distillent chaque jour un peu plus devenin dans votre vie intime, malgré le regard hébété que l’on pose sur la question du suicide, ne s’en sortiront finalement pas trop mal. Il leur reste, pour tenir bon, un certain sens de la camaraderie, le rire pour conjurer les mauvaises passes et la perspective de départs en préretraite pour quelques uns. Mais finalement, c’est toujours par la bande que l’on refait surface. Dans Cour Nord, les personnages d' Antoine Choplin s’en sortaient grâce au Jazz, au jardinage… A la fin du roman, l’homme sans nom de Beinstingel retrouve aussi une sorte de fil d’Ariane, comme il retrouve peu à peu son souffle après la course.

« Le cœur cogne déjà moins, le souffle s’apaise, il peut parler, répondre sourire, dire que, oui, décidément tout va bien. Le monde ? Faire avec, vivre autour, s’abandonner aux mots sauvages ».

Mais pour ce fil-là il le trouve en lui, du côté du travail, la lumière est restée éteinte.


Retour aux mots sauvages est un roman à la fois sombre et empreint de tendresse. Loin du tableau froidement réaliste qui aurait pu être brossé pour nous permettre de visualiser l’univers déshumanisé des centres d’appel, Thierry Beinstingel a au contraire opté pour une langue fougueuse, énergique, libérée. Un choix poétique et politique. La littérature milite aussi pour un retour aux mots sauvages, ces mots dont certaines logiques libérales pourraient finir par nous priver définitivement.


* Situation professionnelle qui peut laisser perplexe quand on a lu le roman...











Thierry Beinstingel, Retour aux mots sauvages, Fayard, 2010



Images :
1)Baise-main (source : http://album.aufeminin.com/album/see_540323/Monochromes.html ) / 3) Centre d'appel à Bengalore (source : http://jacobhistgeo.over-blog.com/article-4161907.html) /4)Courir (source : blog.jiwok.com/tag/courir/ )



1 commentaire:

  1. Très envie. (D'ailleurs j'ai déjà beaucoup aimé CV roman et Bestiaire domestique.)

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