dimanche 31 octobre 2010

> Philippe Annocque au pied de la langue



Dans l’un des articles de son blog, Philippe Annocque, écrivain talentueux et lecteur sensible (rien à jeter dans ses conseils de lecture...), confesse son goût pour l’incertitude. Ce qui l’amène à aimer, par voie de conséquence, « les romans qui font bouger le roman », voire « qui ne sont pas du tout des romans » ou, à la limite, « des livres qui finissent par être des romans alors qu’ils ne ressemblent pas du tout à des romans ».

Dans Liquide*, son avant-dernier récit, le roman tremblait souvent vers le poème. Sans lyrisme, par une organisation particulière de la ponctuation, par des rejets de phrase d’un chapitre à l’autre, l’écriture marquait une certaine hésitation à s’enfermer dans les certitudes d’une construction narrative. Liquide mettait en scène un personnage lui-même habité par le doute, traversé par les événements, vécu par la vie, pourrait-on dire. Double sombre d’une figure possible de l’écrivain dubitatif, sorte d’ homme qui dort éveillé, le non-héros de Annocque se dérobait à tous ces rôles d’emprunt que nous assigne souvent l’existence, et à ce devoir de consistance par lequel on prend son destin en main. Amant, mari et père sous influence, le narrateur de Liquide reconnaissait peu à peu le vide qui siégeait en lui et ne trouvait finalement à s’identifier qu’à cette substance aquatique qui traversait le roman comme un fil rouge, le seul auquel se raccrocher.

Moins d’un an après la parution de ce récit bouleversant, Philippe Annocque enfourche un tout autre étrier et signe, avec Monsieur Le Comte au pied de la lettre, un exercice de style digne des heures chaudes de l’Oulipo… Le doute est toujours présent. Mais il s’installe ici de manière jubilatoire au cœur de la langue, esquisse un pied de nez savoureux au genre romanesque et nous embarque dans un long clin d’œil loufoque et parodique.





Frileux des jeux de mots débridés, ennemis des bourrasques pataphysiques, adeptes incorruptibles des histoires qui avancent la tête sur les épaules, un seul conseil : s’abstenir. Le dernier roman de Philippe Annocque n’est pas pour vous. Si par contre, il vous prend parfois des envies d’éclats de rire et d’éclats de sens, approchez, ça brise et ça brille…

Monsieur Le Comte est pourtant d’abord doté de tout ce dont peut rêver un personnage de roman. A commencer par le moyen de transport. Son père putatif n’y a pas été par quatre chemins : « Tant qu’à lui donner la vie, coupable inadvertance, autant lui fournir tout de suite le véhicule ; on y gagnera du temps». La prévoyance prend même ici la forme d’une attention prévenante à l’endroit du lecteur : «Gageons aussi que grâce à sa bicyclette, il saura abréger nos longueurs».

Monsieur Le Comte dispose aussi de toute une panoplie de «personnages secondaires» dont certains n’en sont pas moins précieux à son cœur : « C’était le cas, par exemple, pour n’en citer que parmi les plus secondaires d’entre eux, de sa femme et de ses innombrables enfants, naturellement les plus tendres de ses faire-valoir».

Plus fort encore, Monsieur Le Comte a droit à une enfance (« Une enfance de Monsieur Le Comte») et même, comble de luxe, à une deuxième (« Une autre enfance de Monsieur Le Comte»). Peu importe que dans la première Monsieur Le Comte ait été un enfant de l’Assistance alors que dans la seconde, Monsieur Père et Madame Mère sont « les meilleurs parents du monde, véritables remparts – comme on dit dans les banlieues – entre lui (le monde) et leur progéniture». Quoi qu’il en soit, Monsieur Le Comte (une civilité et un titre si souvent répétés dans le texte que c’est à croire que Monsieur Le Comte supporte mal d’être anaphorisé par un vulgaire pronom…) a toutefois préféré laisser à d’autres le soin d’imaginer cette enfance :

« Monsieur Le Comte en effet n’est pas seulement un personnage important, c’est aussi un personnage sérieux, peu enclin à s’inventer un passé, contrairement à la plupart de ses semblables, lesquels le font d’ailleurs innocemment, sans y voir de mal. Monsieur Le Comte, lui, si tant est que cette pensée l’ait traversé, a préféré déléguer cette tâche ingrate ; il s’est débrouillé pour en abandonner la charge à un quelconque quidam, déjà oublié, il s’en lave les mains, oublions-le nous aussi.»

On y trouvera toutefois quelques ingrédients dignes de souvenirs communs à tous ceux auxquels plus durs et plus bêtes qu’eux ont mené la vie dure. Les plus durs et plus bêtes sont ici magnifiquement incarnés par Labriquette, Bronchard et Brazziolli, triade d’irrésistibles et méchants emmerdeurs que l’on dirait surgis comme un cauchemar d’une vieille liste d’appel d’école communale… Face à leur brutalité précoce Monsieur Le comte reste pourtant aussi impassible qu’un « brontosaure à l’abreuvoir», sans que l’on sache très bien s’il s’agit là d’une forme supérieure de dédain ou d’une faiblesse de sa nature. Mais les trois brocardeurs ne s’en tiendront pas là et le lecteur aura le loisir de les retrouver dans d’autres rôles tous plus déplaisants les uns que les autres à différents moments du récit.

Sur le chemin d’une intrigue, le héros de cette histoire peu commune s’égarera dans un faux jeu de piste qui le conduira aussi bien dans une étrange banlieue pavillonnaire où les passants ne s’expriment qu’en vers monosyllabiques que dans un jardin zoologique où il pourra notamment observer à loisir « le casoar», «l’arapaïma», «le coendou (moins doux que le douroucouli)», «le lambi et sa chétive version métropolitaine le bigorneau», «le céphaloptère (à ombrelle)» et, tournant à droite, «le bulbul, le bulbul, le bulbul, le bulbul, le bulbul, le bulbul, le bulbul (il existe, à en croire les indications fournies par le zoo, cent vingt-trois espèces appartenant à ce genre de passereaux par ailleurs assez banals ; toutes n’étaient malheureusement pas représentées, tant s’en faut) »… Sans oublier cette murène dont le «nez saillant», la «peau brune et marbrée», le «regard glauque au-dessus d’un sourire cruel» dissimule mal sa lointaine provenance humaine : «ce n’était autre que la propre grand-mère de Monsieur Le Comte, par il ne savait quel prodige en poisson carnassier réincarnée».

Mais  il y aura pourtant bien intrigue… une intrigue que l’on peut objectivement qualifier de décousue puisqu’elle met en scène un ex-bibliothécaire défiguré au cours de l’incendie où il s’acharna imprudemment à sauver ses livres des flammes et sur la face béante duquel les médecins les plus habiles ne parvinrent à recomposer qu’une « figure imaginaire qui, de loin, pouvait faire illusion». A moins que… cette tragique épopée aux accents alexandriens ne masque une sombre histoire familiale et que cet ex-bibliothécaire ne soit en fait le jumeau de Monsieur Le Comte, plus précisément son ancien siamois de visage, privé de figure au moment de la délicate séparation, puisqu’il fallut bien faire un choix pour l’attribution dudit visage…

Une fois ce schéma actanciel dressé comme un château de cartes, les péripéties, rebondissements et digressions vont bon train. On attente à la saine figure de Monsieur Le Comte, on croise une seyante infirmière qui semble d’abord chargée d'opérer ce transfuge facial au profit du siamois déshérité, on s’aventure dans des considérations mycologiques, on découvre la terrible secte apocalyptique des Apôtres de la Délivrance, on soulage ses pulsions libidinales par une énergique séance de pâte à modeler, on organise la disparition des Réalités, et on assiste effectivement à la foudroyante désintégration de la bibliothèque du siamois de Monsieur Le Comte, du roman lui-même et de son héros exemplaire, sous l’effet dévastateur de la nocive Mérule Pleureuse, « le seul champignon mortel sans ingestion».





On aura été prévenu dès le début de l’issue de ce voyage :

« Avec A, l’intrigue sera accommodante : on part de pas grand-chose, on grimpe, on fait mine d’arriver au sommet, c’est-à-dire à rien – le sommet, c’est quand il n’y a rien au-dessus – et là, après une pause contemplative, on se retrouve au même niveau qu’au départ, mais quand même un peu plus loin : de l’autre côté ; c’est toujours ça de gagné. »

Mais entre ce « pas grand-chose » et cet à peine « un peu plus loin », le lecteur aura assisté à de nombreuses joutes étincelantes entre le sens propre et le sens figuré, vibrionné à chaque page d’allitérations abusives en vire langues, de parodies multiples en déconstructions élégantes, glissé sur le fil fragile qui sépare l’eschatologique du scatologique (par un « e et un h superfétatoires » relativiset-on dans Monsieur Le Comte)… Il aura vu l’écrivain se faire l’apologue de « l’écrit vain » et effeuiller comme une marguerite l’arbitraire des conventions romanesques.

Une superbe calembredaine, assurément, comme l’on n’en fait plus guère de nos jours… Une « farce mycologique » mitonnée aux petits oignons, où l’on retrouve la saveur d’épices cueillis du côté de chez Queneau, Allais, Jarry, Calvino… Et puis, soyons pratiques, Monsieur Le Comte au pied de la lettre peut être lu comme un divertissement qui nous rappelle fort à propos que dans une chute libre vers la morosité, il reste encore la langue pour se rattraper aux branches. Comme dirait sans doute Philippe Annocque, c'est toujours ça de gagné.

* Lire ici un article de Bartleby sur Liquide.





 
 
 
 
 
 
 
 
Philippe Annocque,
Monsieur Le Comte au pied de la lettre. Quidam Editeur. 2010
Liquide. Quidam Editeur. 2009
 
 
 
Images : 1) Fernand Léger, Joconde aux clefs (source) / 2) Planche champignons (source) / 3) Philippe Annocque (source)

2 commentaires:

  1. Ça donne bigrement envie !
    Je note que c'est Monsieur Le Comte, et ni M. Le Comte ni Monsieur le Comte.
    Merci pour cette mise en appétit enjouée, je pars en forêt remplir mon panier de giroles et de cèpes !

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  2. Frédéric,
    J'avoue que Liquide ne m'avait guère séduit et pourtant..le dernier livre de Philippe Annocque est un petit bijou de littérature. Il a fait de ce Comte un sacré Monsieur; j'irai même jusqu'à prétendre qu'il est dit vain.
    Un divertissement certes mais de très haute tenue, ce qui ne prolifère pas sur les étagères des librairies.
    Chapeau à lui et à toi aussi pour la mise en bouche.

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