On trouvera peu de villes au monde qui auront nourri aussi inlassablement l’imaginaire littéraire que Venise. De Dante à Proust, de Flaubert à D’Annunzio, de Pétrarque à Henry James, de Goethe à Hemingway, De Stendhal à Rilke, la liste des écrivains subjugués par la cité lagunaire serait presque infinie. Rares sont ceux qui y ont posé un jour le pied sans ressentir l’irrépressible désir d’en parler ; nombreux encore ceux qui, pensant simplement la parcourir furtivement, y ont séjourné durablement, s’y sont installés définitivement où y sont revenus tout au long de leur vie comme vers un lieu d’inépuisable ressourcement. Venise agit comme une injonction que résume à peu près la phrase de Paul Morand « Les canaux de Venise sont noirs comme l’encre et y tremper sa plume est un devoir ». Du cliché romantique porté entre autre par les amours de George Sand et d'Alfred De Musset dans les alcôves de l’hôtel Danieli et les années de libertinage de Byron aux analyses plus pessimistes de Balzac (« Cette pauvre ville qui craque de tous côtés et qui s’enfonce chaque jour un peu plus dans la tombe ») ou à la vision crépusculaire de Thomas Mann, la ville de Tiepolo et Casanova constitue ce qu’il est convenu d’appeler un mythe littéraire.
Pas si facile, donc, de battre ce pavé où tant d'autres ont marché. Pas si facile de poser un regard nouveau sur une ville dont la force d’attraction a engendré à toutes les époques, des centaines de pages et autant de regards croisés. Sans doute fallait-il le talent et l’originalité de Tiziano Scarpa pour y parvenir. Certes, Venise est sa ville natale, ce qui change un peu la donne. Car si, comme le Tanger de Bowles, Venise est avant tout, en tant qu’objet littéraire, la ville de ceux qui y sont venus, elle est d’abord pour Tiziano Scarpa, ville de l’enfance, des racines. Il y est né en 1963 et y vit encore aujourd’hui. Il sait néanmoins qu’il avance en terrain conquis. Critique, dramaturge, écrivain (malheureusement encore très peu traduit en France), il n’ignore rien de la somme littéraire qui s’attache à Venise. Il réussit pourtant, dans Venise est un poisson, un essai court et ciselé qui navigue entre souvenir, chronique et guide de voyage décalé, à se saisir de sa ville pour lui faire rendre un jus que nous n’avions pas encore goûté.
Loin du dictionnaire amoureux, Scarpa choisit une entrée qui pourrait rappeler celle du blason ou à l'inverse, de l'autopsie... Le livre est d’abord divisé en parties qui déclinent celles du corps : les pieds, les jambes, le cœur, les mains, le visage, les oreilles, le nez, la bouche, les yeux... Mais que l’on ne s’y trompe pas, c’est du corps du voyageur dont il est question :
« Je vais te décrire ce qui arrive à ton corps à Venise, en commençant par les pieds ».
Plutôt que dans une élégie urbaine on semble entrer dans un traité de physiologie du voyage vénitien.
Les pages liminaires nous auront prévenu, c’est dans une sorte de « forêt renversée » que l’on va s’aventurer. Une forêt qui ferait songer à « l’invention d’un médiocre auteur de science-fiction ». Toutes les fondations solides qui ont permis à la ville de sortir la tête de l’eau ont été plantées dans la vase, scellant par là un destin dont on devine l’issue dans le temps.
Aux pieds de ce voyageur, tutoyé d’entrée de jeu, on commande d’abord de s’égarer, d’oublier les itinéraires convenus, les lieux et les sites incontournables, car « se perdre est le seul endroit où il vaille vraiment la peine d’aller ». Labyrinthique, Venise l’est, mais les risques sont mineurs : « Il n’y a pas de minotaure dans ce labyrinthe, pas de monstre tapi qui attende de dévorer ses victimes. »
D’ailleurs, Venise est une ville à sentir sous le pied, une ville sans extension possible, limitée de toutes parts, «une ville qui s’épaissit dans son propre profil, inexorablement isolée par l’eau, dans l’impossibilité de s’étendre, de dépasser ses propres bornes, devenue folle à cause de trop de méditation, trop d’introspection. »
Plus haut, les jambes feront encore l’expérience du labyrinthe, d’une ville « en dénivellement continu, tout en nœuds, dos, bosses, reins voûtés, affaissements, dépressions, lignes de partage des eaux. » et de l’ «acqua alta », cette « malheureuse combinaison de mauvais temps, de vents et de courants, qui poussent la marée haute dans la lagune » et condamne les vénitiens les plus avisés au port des « braghe acqua alte », ces pantalons volontairement trop courts, d’une rare inélégance, qui permettent de rentrer chez soi quand la marée haute, « malheur de ce siècle », envahit les places et les ruelles. Une ville d’eau, donc, qui sous la plume de Scarpa rappellerait presque parfois le Japon tel que le perçoit Michaux dans Un barbare en Asie , ce pays au « climat humide et traître », cet « endroit du monde où il y a le plus de tuberculeux ». Si l’on meurt rarement du cœur (on marche beaucoup), les rhumatismes et les problèmes osseux sont nettement plus courants… Loin des miroitements de l’âme romantique, les vénitiens mènent un combat de Sisyphe contre les infiltrations permanentes et cette force irrésistible qui les appelle au-dessous du niveau de la mer. Ce ne sont que digues de fortune, pompes hydrauliques et écopages à domicile qui, au final, n’empêchent jamais le fissurement des sols, la dégradation des meubles, le pourrissement des murs, l’effritement des peintures…
Mais attention, Tiziano Scarpa ne nous dresse pas le portrait d’une anti-Venise où tout serait marqué du sceau le plus sombre et le plus désenchanté. Il aime sa ville mais il la prend tout entière, avec ses âpretés, sont lot d’absurdités substantielles, ses défis lancés au bon sens.
D’ailleurs, lorsque l’invitation à sentir Venise prendra une dimension tactile, (« tu as spontanément envie de la toucher. Tu l’effleures, la caresses, lui donnes des chiquenaudes, la pinces, la palpes. Tu mets les mains sur Venise »), cette friabilité humide sollicitera alors les doigts du voyageur : « Tu grattes les enduits qui s’émiettent, les briques corrodées, pleines de fissures »...
Vouloir toucher Venise, c’est aussi vouloir toucher cela. Cela et tout le reste… laisser courir ses mains sur «les grilles basses de métal le long des canaux », en écartant les bras « toucher les deux parois d’une calle d’un côté à l’autre », quand ce n’est pas avec les épaules qu’on pourrait le faire, comme derrière la place san Polo, dans cette calle Stretta, large de soixante-cinq centimètres.
Découvrir Venise avec Scarpa c’est aussi la découvrir à travers ses incongruités, fruits du hasard et du tourisme, telle l’entrée du porche du pont del Vinante (rebaptisé Pont des Gommes) tapissée de plus de trois mille chewing-gums « de tous les goûts et de toutes les couleurs » collés par les uns et les autres, l’accumulation des gommes à mâcher appelant un geste solidaire de chaque nouveau passager… « Cette imposante œuvre en mosaïque abstraite, manufacture – ou mieux, maxilofacture collective, de maîtres masticateurs de mosaïques, devrait être inscrite aux Monuments historiques. »
Au chapitre du cœur, incontournable s’il en est, on aborde quelques questions de fond. Scarpa confronte deux idées opposées, l’une selon laquelle Venise constituerait « le lieu au monde le plus stimulant pour les hormones » et l’autre selon laquelle « l’état permanent d’excitation romantique, la constante frénésie érotique induite par Venise chez ses visiteurs » produirait « l’effet paradoxal de diluer l’impulsion sexuelle ».
D’autres témoignages semblent plutôt devoir être versés au crédit de la seconde thèse et Scarpa reconnaît, à tout le moins, qu’en terme de séduction, la toile de fond romantique n’est peut-être pas la plus sûre. Car dans ce cas « le fond se condense, se cristallise, en une figure qui est moi-même. Et, si les choses se passent bien, je ne pourrai me retenir de me demander, est-elle en train de m’embrasser moi ou le paysage ? ». D’où l’exhortation à plutôt séduire à Porto Marghera, la zone industrielle de la banlieue de Venise…
Pourtant, Tiziano Scarpa ne s’est pas toujours embarrassé de ces considérations et il revient sur « une saison de piraterie sentimentale entre quinze et vingt ans », occasion d’indiquer aux voyageurs quelques lieux qui lui permettront, à l’instar des jeunes vénitiens sans voiture et vivant chez leurs parents, de trouver des solutions locales pour leurs ébats amoureux (renfoncement de portes, margelles, porches, cabines de vaporetto amarrés…)
Sur le terrain du patrimoine artistique, si Tiziano Scarpa ne nous fait guère entrer dans les musées, les églises et les palais vénitiens, s’il ne faut pas trop compter sur lui pour un parcours guidé à travers les oeuvres de Véronèse, Titien ou Tiepolo, c’est plutôt par prévenance que par manque d’intérêt. La question de la beauté ne peut être éludée lorsqu’il est question de cette ville. Il la prend simplement très au sérieux (avec beaucoup d’humour) puisqu’elle pèse comme une menace permanente sur tous ceux qui circulent dans la ville. Aux visiteurs il est recommandé de porter des lunettes noires et d’éviter de courir les peintures et les bas-reliefs. Tout est dangereux à Venise, tout est porteur de « radioactivité esthétique » :
« Tu es prise à coups de façades, giflée, malmenée par la beauté. Andrea Palladio t’atterre. Baldassarre Longhena t’achève. Mauro Codussi et Jacopo Sansovino t’anéantissent. Tu te sens mal. C’est le célèbre trouble de Monsieur Henri Beyle, malaise passé à l’Histoire sous l’appelation de syndrome de Stendhal ».
On imagine dès lors les risques encourus par les habitants eux-mêmes dont la durée d’exposition à la «pulchro-activité » est incomparablement plus importante. Les conséquences sont d’ailleurs lisibles, mesurables :
« Le radium pulchritudinis les affaiblit, amortit tout élan vital, les étourdit, les déprime. Ce n’est pas pour rien que les Vénitiens se sont toujours appelés les Sérénissimes : ce qui équivaut à dire maladivement calmes, abêtis, somnambules. »
Mais Tiziano Scarpa, une fois son sens de l’humour aiguisé, ne s’arrête pas en si bon chemin. Il énumère ensuite les quelques antidotes que le siècle a mis au point pour atténuer cette regrettable situation. Les échafaudages constituent « le premier remède, léger, temporaire, mais très répandu […] ». Et si les restaurations durent si longtemps « ce n’est qu’un prétexte pour tenir cachées le plus longtemps possible les façades meurtrières. »
Pour ce qui est des solutions plus structurelles, Scarpa ne manque pas de souligner certaines œuvres de salubrité publique :
« Merci de tout cœur, messieurs les architectes contemporains, merci des yeux pour le siège central de la Caisse d’épargne sur la place Manin, pour l’INPS et l’ASL et l’ENEL sur le canal Novo, pour l’INAIL dans la calle Nova de San Simon ».
On le voit, Tiziano Scarpa s’empare ici avec drôlerie et tendresse des stéréotypes qui auréolent sa ville pour mieux les resservir, dans ce qu’ils ont d’incontestable. S’il reprend à son compte avec une douce ironie le thème des effets dévastateurs de la sensation esthétique poussée à son comble (C’est d’ailleurs à Florence et non à Venise que Stendhal met à jour le syndrome qui portera son nom), c’est là une façon de redire la beauté de Venise, si souvent déclamée, en empruntant un chemin de traverse.
Mais la Venise de Scarpa, ce poisson qui ayant senti un jour ses nageoires trop lourdes, a définitivement «mordu à l’hameçon […] dans une des baies les plus au nord de la Méditerranée » est, on l’aura compris, faite avant tout de chair et de sang. Et si les yeux doivent se protéger de la beauté de la ville, le nez y est autrement sollicité. Le remugle des marées basses « remonte inexorablement le long des tuyaux de vidange et se répand par les éviers et les bidets des rez-de-chaussée. ». Chaque canal a le secret de ses miasmes et l’insalubrité règne en maître. Durant la biennale de 1997 un artiste s’était même aventuré à créer une installation gigantesque à partir des seuls objets et débris « ensevelis dans une dizaine de mètres cubes d’une méchante vase lagunaire ». Quelques proverbes ancestraux donnent le ton en dialecte vénitien, tel ce « d’istà, anca i stronzi gaégia » (en été, même les étrons flottent) que Scarpa attribue à un philosophe inconnu penché sur les rives d’un canal de Venise.
Mais les narines sensibles se consoleront justement par quelques plaisirs de bouche, plaisirs qui passent notamment par les mots : « Si tu veux goûter les saveurs de Venise, il faut que tu sois capable aussi de mordre à pleines dents dans son alphabet, d’enrouler ses sons sur ta langue, de mâcher un peu de son dialecte ». De là, les papilles ne sont plus loin et Scarpa posera furtivement devant nous, sans jamais rien lâcher de sa belle écriture, quelques saltimbocca, masanéte, folpi, nervetti (à goûter dans le texte), arrosés d’un peu d’ ombra, le vin nouveau à « la transparence opaque », l’élixir oxymorique de Venise…
Dans cette Venise curieuse, on croisera aussi un escalier en colimaçon presque borgésien, quelques jouets d’enfants disparus, un chat heideggerien, et bien d’autres choses encore.
Scarpa nous propose en annexe une petite bibliographie sélective qui renvoie aux différentes parcelles de corps ainsi mises à l’épreuve de sa ville ainsi que quelques textes très courts mais néanmoins savoureux : l’un de Maupassant, un autre du journaliste brésilien, et vénitien d’adoption, Diogo Mainardi, et deux textes plus anciens de l’auteur lui-même.
Venise est un poisson est un petit livre brillant, curieux, acidulé, qui nous rappelle que le talent peut se cacher partout et que de la ville la plus contemplée du monde tout reste encore à voir.
Tiziano Scarpa, Venise est un poisson. Christian Bourgois Editeur. 2010
Images : 1) Louise Bourgeois à venise (source) / 3) Ruelle de Venise, Henri Fayolle (source) / 4) Masques vénitiens (source).
Frédéric, Venise, c'est aussi, ne l'oublions pas, la ville d'Alberto Ongaro. Cité qui devient sous sa plume trépidante à souhait.
RépondreSupprimerTrès bel article comme toujours de votre part.
C'est vrai ! Un autre grand "vénitien" ! J'avais de plus oublié cette filiation entre la Sérénissime et la Taverne du Doge Loredan, un grand livre ( et un grand blog !).
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