L’homme de trop regroupe quarante-cinq textes de Thierry Aué, connu d’abord pour son travail photographique et notamment ses explorations d’espaces urbains. Ces textes vont du plus court au plus long, un peu à la manière d’une boule de neige oulipienne. Chaque nouveau fragment s’étoffe de quelques phrases pour composer un ensemble cheminant ainsi de la brève notation jusqu’à la très belle nouvelle de sept pages qui porte le titre du recueil. Une jolie gamme de « textes courts », publiée en 2010 par les éditions La dernière goutte, dont la sûreté de goût n’est plus à démontrer depuis la parution de romans tels que l’Affabulateur de Jakob Wassermann ou les Enfants disparaissent de Gabriel Bañez*, qui ont suscité un enthousisasme sans réserve chez plus d’un lecteur exigent. Qu’ils soient drôles ou dérangeants, obsessionnels ou nostalgiques, les visions et les micro-récits de Thierry Aué s’inscrivent d’une manière personnelle dans le sillage de Richard Brautigan, et posent sur le réel un regard tout à la fois vif, ludique et douloureux.
Eclats de quotidien, pensées brèves ou manières de souvenirs, les premiers textes de ce recueil, minimalistes à souhait, font figure d’incidences mais donnent déjà une mesure et un poids particuliers au monde :
«C’était une journée si miraculeusement belle que, de peur de la gâcher, il s’efforça de la vivre comme une journée ordinaire»
«Il lui arrivait de plus en plus fréquemment de sortir son vieux passeport afin de contempler la petite reproduction de lui-même souriant sans raison, comme un enfant, et pour l’éternité.»
On découvre également un homme qui, redoutant d’affronter son adversaire en duel, se tire une balle dans la tête avec l’arme que lui remet son témoin (idée reprise, hommage ou hasard, d’une nouvelle de Maupassant).
Plus loin, il y a cette institutrice qui formule une consigne à ses élèves : «Maintenant, on doit lire dans sa tête». Après quelques efforts, prenant la consigne très au sérieux et soucieux de ne pas déplaire à leur maîtresse, les enfants « commencèrent à lire dans la tête de l’institutrice ».
Dans Dialectique, un individu absolument indifférent aux animaux, s’étonne de ce que ceux-ci décèlent immédiatement cette absence de sensibilité à leur égard et le paient en retour d’une même indifférence… «au point qu’il sentit bientôt naître en lui, à cause de cela, un respect profond à leur égard, un respect bien supérieur à celui qu’il n’avait jamais réussi à éprouver pour ses semblables».
Dans Post mortem, un homme n’ayant jamais quitté son village, effectue à l’issue d’une vie passée à labourer son champ, «le plus long voyage motorisé de toute sa sédentaire existence» lorsque le corbillard le transporte à quatre kilomètre de chez lui jusqu’au «nouveau cimetière paysan» où il doit être enterré.
Dans Bon appétit, Thierry Aué nous dépeint une femme à l’appétit gargantuesque. Le rituel du repas, monstrueux et toujours identique, nous est méticuleusement décrit par le mari.
On trouvera encore un ex-migraineux parti se recueillir sur la tombe de ses anciennes douleurs dans un étrange cimetière où l’on enterre les maladies dont on a guéri ; un homme tenaillé perpétuellement et sans raison apparente par la peur ; un solitaire rêvant longuement de sa factrice; un lecteur cherchant à se sevrer des livres comme d’autres le feraient de l’alcool ; un mari qui se soulage en écrivant à son épouse de longues lettres de rupture qu’il ne lui transmet jamais ; une mère qui se transforme en poule pondeuse…
Les textes de Thierry Aué ne sont pas tous de même nature. Ils peuvent relever de la satire, flirter avec le fantastique ou être empreints de nostalgie. Ils ne jouent pas non plus sur les mêmes ressorts. Si certains fonctionnent sur des « effets de chute » (La chose, Le grand débarras, La lettre, …), d’autres se contentent plutôt de distiller une ambiance, une émotion, une idée (La colline, Ses larmes, Le vent, …). Pourtant, malgré ses différences de ton et de construction, un fil rouge se déroule peu à peu sous nos yeux. Thierry Aué nous entraîne dans un univers qui n’est rien de plus que le nôtre mais dont les boursouflures sont redevenues visibles, un univers rendu à sa fragilité profonde, à ses aberrations substantielles. L’amplification progressive des textes permet également à cet univers de se déployer lentement, de gagner en densité et produit sur le lecteur une sorte d’effet d’enveloppement, d’immersion graduée. Certaines obsessions sont récurrentes : l’écriture, par exemple, est au cœur de plusieurs nouvelles et l’écrivain apparaît toujours sous la figure d’un être addict, prisonnier de ses démons, en proie à quelque lubie dont il ne parvient à se libérer que par le silence (Des années pour écrire un livre lavé) ou la mort (R.B.). Cet homme de trop dont Thierry Aué nous fait ici le portrait en mosaïque relève d’une espèce hypersensible. L’attention excessive qu’il porte au monde et à ses moindres détails finit souvent par transformer son environnement en un milieu hostile, étouffant, dangereux. Le trop plein doit alors fréquemment s’épancher, en coulées de bile ou coulées de larmes. Il n’est d’ailleurs pas rare que l’on pleure. Des larmes qui rappellent certaines peuplades sur-émotives de Michaux, des larmes « métaphysiques » qui n’ont plus d’objet à proprement parler mais disent une certaine façon d’être au monde.
Dans R.B., Thierry Aué rend un hommage décalé à Richard Brautigan. Il campe un personnage obnubilé par l’écriture de l’écrivain américain et qui, incapable de se déprendre de son influence, finit, à l’instar de Brautigan lui-même, par envisager le suicide comme réponse ultime au besoin d’écrire. Mais au-delà de cette mise en scène directe, c’est bien une sensibilité proche de celle de Brautigan qui résonne souvent dans les textes de Thierry Aué. Il faut aller y voir. Loufoquerie et mélancolie sont au rendez-vous et la lecture de ce livre attachant, elle, n’est vraiment pas de trop.
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* On pourra se reporter à une série d’articles d’Anne-Françoise Kavauvea présentant différents textes récents publiés aux éditions La dernière goutte. Voir aussi ici un article d’Eric Bonnargent sur l’Affabulateur.
Thierry Aué, L'homme de trop. La dernière goutte. 2010
Images : 1) Photographie de William Eggleston (source) / 3) Tête à livres (source) / 4) Richard Brautigan (source) / 5) Photographie de Thierry Aué - Locus solus, 2005 (source)
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