Que se passe-t-il lorsqu’un apprenti-écrivain serbe désabusé et porté sur l'alcool, qui vivote de petits boulots en vagues publications, décroche soudain une bourse de la fondation Rockfeller pour une résidence d’un mois dans la somptueuse Villa Maranese qui surplombe le lac de Côme ? C’est le point de départ d’un très beau roman de Srdjan Valjarević, Côme, paru en 2007 en Serbie et dont la première traduction française nous parvient cette année chez Actes Sud. Comme dans Mon Allemagne d'Andrzej Stasiuk, notre homme pose d’abord son regard décalé de slave rugueux et mélancolique sur cet univers nouveau. Un univers où, loin de la guerre et du bordel ambiant, règnent le raffinement et l’opulence. On aurait pu en rester à un grand écart savoureux et ironique mais on aura droit à bien plus que cela. Electron libre et fumiste assumé, l’ «invité» n’a pas plus l’intention d’écrire que de se prêter au jeu des mondanités. Mais il ne crache pas sur les plaisirs simples de la vie et trouve vite dans ce cadre idyllique de quoi s’adonner à sa passion du farniente : boire, dormir, courir la montagne. Sans compter que de belles rencontres attendriront bientôt son cuir mal tanné de faux misanthrope… Drôle, poétique, plein d’une tendresse rare cueillie à la surface âpre du monde, ce séjour nous réserve un voyage d’une force inattendue.
Il a juste emporté sa gueule de bois et quelques frusques (dont son cher vieux pull troué) jetées à la va-vite dans un sac de voyage. Dans le vol pour Zürich, il soigne sa migraine en buvant des bières obtenues de haute lutte auprès du personnel de bord. Durant son transit pour Milan, il observe des hommes d’affaires pendus à leur téléphone portable et se rend trois fois aux toilettes, une fois pour faire ses besoins, deux fois pour se rafraîchir et se désennuyer [sic]. A Malpensa un chauffeur l’attend et le conduit jusqu’à l’entrée de la Villa Maranese où l'accueille Madame Bela, la directrice et maîtresse des lieux. Après un premier dîner promptement arrosé, il se réfugie rapidement dans ses appartements et s’endort au son de son transistor de poche…
«C’est étrange, un petit transistor, on le met sur sa poitrine ou près de son oreille, et on a l’impression que quelqu’un nous murmure quelque chose à l’oreille, quelle que soit la langue, et ça nous endort».
Côme a l’allure d’un journal. Chaque chapitre correspond à une nouvelle journée et l’on se demande d’abord où nous conduira le ton détaché qu’adopte d’emblée le narrateur, «aquoibonniste» parachuté comme un ovni dans les langes délicats d’un autre monde. S’il partage ses repas avec les éminents pensionnaires de Madame Bela, il montre assez peu d’entrain à participer aux agapes vespérales de rigueur : conférences littéraires consacrées à quelques grands auteurs, concerts de musique classique, discussions sur les mérites comparés du roman psychologique ou du roman politique… Le narrateur de Côme se contente d’écluser les cognacs et les bons vins qui lui sont servis, d’apprécier la cuisine et de partir en solitaire explorer la beauté sauvage des collines toutes proches. La seule lecture qu’il a emportée avec lui est un recueil de nouvelles de Robert Walser, figure tutélaire qui semble l’accompagner en silence dans ses virées transalpines. Il trouve bientôt là le rythme qui lui convient, se laisse voguer au gré de ses envies, de bitures tranquilles en longues excursions. Il sait de toutes façons qu’il ne pourra jamais travailler dans un tel cadre. Et l’ordinateur qu’on a mis à sa disposition ne saurait remplacer sa vieille machine à écrire restée à Belgrade.
Deux serveurs deviennent vite ses alliés : Gregorio l’enfant du pays, et Mahatma, un srilankais qui travaille à la villa depuis de nombreuses années. Ils lui donnent du clin d’œil en coin de table et savent les rations d’alcool qu’il lui faut. Ils mettent aussi en place un scénario bien huilé (un coup de fil important pour Monsieur) qui lui permet de s’éclipser régulièrement pour suivre avec eux les matchs de foot qui l’intéressent dans une autre pièce de la villa.
Mais l’invité entreprend aussi d’explorer les bistrots populaires de Bellaggio, le village avoisinant. Loin de chez lui et des soirées feutrées de la résidence il se lie bientôt d’amitié à deux figures locales du petit peuple d’à côté… Avec Alda, la jolie serveuse du Spiritual, il entame une longue série d’échanges. Ils se comprennent mal en anglais ou en italien, alors chacun dessine dans un carnet qui s’épaissit de soir en soir et qu’Alda conserve près de la caisse. Alda est pauvre. Elle voudrait quitter le Spiritual. Elle attend – c’est une boutade - le prince qui arrivera du lac avec son yacht pour l’épouser et lui faire des enfants, un prince qui ne ressemble pas à un écrivain serbe alcoolique et sans le sou. Ils rient beaucoup, se plaisent pas mal et boivent considérablement. Augusto, lui, tient Le Sport, l’autre café du village. Il a un temps travaillé à Glasgow histoire de faire oublier qu’il avait fait ses armes dans l’armée mussolinienne avant le ralliement du Duce à la politique d’Hitler. Sa passion, comme celle de la plupart des gars du village, c’est la Juventus. Il a un frère jumeau, Luigi, avec lequel il passe son temps à se quereller ou à parler trop fort, tout dépend. Une habitude sans doute en partie attribuable à la complexion de Luigi si l’on en croit les explications de son frère :
«Toute sa vie il n’a fait que ça, hurler. Quand nous étions enfants il était crieur pour le cinéma de Bellaggio. Ca a été son premier boulot, il avait sept ans. Depuis, il n’a pas cessé de hurler».
Si l’on perçoit bien une frontière entre le monde suranné de la Villa au pied de la colline et les cafés braillards et chaleureux des bas quartiers de Bellaggio, il n’y a aucun manichéisme chez Valjarević. Car cette chaleur-là, il la surprendra aussi chez certains de ses co-résidents. Chez les scientifiques de la délégation ghanéenne avec lesquels il se saoule copieusement la veille de leur départ. Chez Monsieur Sommermann, vieux mathématicien juif de renom qui vole toujours à son secours dans des situations où la conversation se fait embarrassante. Chez Mme Barr qui lui joue un soir sur le piano du salon la mélodie qu’elle a retenue au cours d’un voyage en ex-Yougoslavie, celle des carillons du clocher de Korčula, une ville que le narrateur a longtemps fréquentée mais où l’éclatement du pays lui interdit désormais de se rendre. Chez Brenda Flanders, photographe new-yorkaise courtisée par le gratin de la Villa parce qu’elle est l’épouse d’un homme trop célèbre et qui se réfugie dans les brumes alcoolisées et les bras du pensionnaire serbe pour un Lost in Translation façon Valjarević…
Mais les instants de bonheur sont fragiles et éphémères et l’on ne redistribue pas si facilement les cartes. Le narrateur repartira vers sa ville où l’attendent ses dettes et un appartement perclus de fuites d’eau ; Alda restera dans son café en attendant que vienne le prince et gardera pour souvenir de son compagnon de beuveries et d’amours avortées un épais carnet de dessins ; Brenda rejoindra son mari à Manhattan. Les jumeaux du café Le Sport, dans un dernier élan de tendresse, esquissent quant à eux quelques solutions qui permettraient à leur ami d’obtenir des papiers et de rester à Bellaggio. Un contrat de travail «paravent» et derrière, du trafic de cigarettes avec la Suisse ou n’importe quel autre boulot… La perspective ne tente guère le narrateur, qui sait par ailleurs que les jeux sont faits :
«Attends, Luigi, qu’est-ce qu’il y a devant et derrière ce paravent ? Ma vie de merde.»
Pas d’illusion, donc, mais on peut pourtant parfois entrevoir brièvement les cimes. Ce sera le cas à plusieurs reprises dans ce récit, et notamment lors de deux passages magnifiques. La colline Tragedia, ainsi baptisée par Pline le Jeune, est devenue la propriété privée de Rockfeller et n’est accessible qu’aux illustres résidents de la Villa Maranese. Mais les pensionnaires peuvent inviter, une fois durant leur séjour, quelques amis de leur choix. Le narrateur ne fréquente pas d’artistes, aussi offre-t-il à ses compagnons de Bellaggio (les jumeaux, Alda, sa mère et l’un de ses amis d’enfance) l’un des plus beaux cadeaux de leur vie : un après-midi au sommet de l'antique colline, cette colline qui est la leur et où ils n’ont jamais pu poser le pied. Ils découvrent pour la première fois leur village vu d’en haut à l’occasion d’un pique-nique arrosé de vin de pays. Une séquence pleine d'émotions digne du meilleur cinéma italien… Et puis il y a cette requête du vieux Sommermann. Féru d’ornithologie, il dresse une liste précise des oiseaux que le Serbe pourra croiser sur son chemin s’il se rend au sommet du mont San Primo. Il lui demande aussi, une fois arrivé là-haut, d’attendre et d’essayer, pour le lui raconter ensuite, d’observer le grand aigle doré, l’oiseau rare et majestueux du lac de Côme, prédateur de tous les autres animaux du ciel dans cette région. Un grand moment qui lui sera bien sûr rapporté. Mais le lecteur en aura eu aussi pour son compte…
Qu’en restera-t-il ? Les douze coups de minuit sonnés, le carrosse, comme prévu, redeviendra citrouille et le résident de la Villa Maranese repartira en coup de vent, comme il était venu, avec seulement en plus de son pull troué, deux bouteilles de Jameson dans son sac.
La prose de Valjarević sonne parfaitement juste et nous emporte d’un trait. Son récit est simple, vibrant d’humanité et ne cède pourtant à aucun cliché. Allez vérifier, Côme est un livre qui se déguste cul sec. Et en serbe, ce n’est pas un oxymore.
Srdjan Valjarević, Côme. Actes Sud. 2011. Traduit du serbe par Aleksandar Grujičić.
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