dimanche 17 juillet 2011

> Dans ma peau - Guillaume de Fonclare

.










Bien sûr, comme lecture estivale, on trouvera plus léger que ce récit terrible et bouleversant. Mais il est pourtant difficile, dès qu’on en a lu la première phrase, de le lâcher avant la dernière. Paru chez Stock en 2010, Dans ma peau, de Guillaume de Fonclare, est un témoignage brut de souffrance autant que de dignité. L’auteur y convoque avec puissance et sobriété tout ce que l’écriture peut donner d’elle-même quand il s’agit de dire l’inadmissible, l’intolérable - et qu’il faut pourtant bien s’efforcer d’admettre et de tolérer. Guillaume de Fonclare est atteint d’une maladie orpheline auto-immune depuis qu’il a 37 ans. A dater de ce jour, il n’a cessé de se battre contre son propre corps, qui ne lui procure plus qu’une seule sensation : celle de la douleur. Ironie de l’existence, il occupe par ailleurs une fonction qui fait de lui le passeur de mémoire privilégié d’une autre douleur, celle que la Première Guerre mondiale a généreusement déversé sur des millions d’hommes. Il dirige en effet l’Historial de la Grande Guerre, situé à Péronne, au cœur de la Somme. Une position qui l’amène à restituer, dans un parallèle à la fois modeste et sensible avec le sort qui lui échoit, le vécu inconcevable de ceux qui ont été sacrifiés sur l’autel de cette autre guerre.



«Mon corps est un carcan ; je suis prisonnier d’une gangue de chair et d’os. Je bataille pour marcher, pour parler, pour écrire, pour mouvoir des muscles qui m’écharpent à chaque moment. Mon esprit ressasse d’identiques rengaines ; je ne vois plus les sourires de mes enfants, ni les tendres regards de celle que j’aime ; je ne vois que mes mains qui tremblent, mes bras qui peinent à amener la nourriture à la bouche et mes jambes qui ploient sous les poids d’un corps devenu trop lourd. Je ne suis plus qu’un homme mal assis qui songe sans fin, et si j’ai aimé ce corps, je le hais à présent. Nous cohabitons désormais et il a le dernier mot en tout ; je ne me suis résolu à cette idée que contraint.»


Tout est dit, ou presque dans ce premier paragraphe placé sous le signe de l'expérience de la douleur. La littérature ne manque pas de témoignages de cet ordre. On pensera notamment à la Doulou le journal incisif dans lequel Alphonse Daudet enregistra minutieusement les souffrances que lui infilgèrent la syphilis. Une expérience qui, pour répandue qu'elle soit, demeure pourtant foncièrement impartageable et ne résonne que dans la chair de celui qui la vit. Daudet, après et avant bien d'autres, en fit aussi l'amer constat :

«Douleur toujours nouvelle pour celui qui souffre et qui se banalise pour l'entourage. Tous s'y habitueront, excepté moi.»

Guillaume de Fonclare, historien, marié et père de deux enfants a un jour été rattrapé par un destin singulier auquel rien ne l’avait préparé. Il n’a même pas droit à cette infime consolation que peut apporter la désignation d’une maladie par son nom lorsqu’elle s’abat sur vous. Cette terminologie qui, à tout le moins, vous inscrit dans une communauté, vous connecte à d’autres, rend votre souffrance identifiable.

«J’aurais tant aimé pouvoir mettre un nom sur cette douleur, mais le mal dont je souffre n’en a pas».

Sujet à une maladie sans nom, sans histoire, sans «étiologie», l’auteur de ce récit est devenu l’orphelin de son propre corps. De cette douleur, personne ne sait rien, on n'en connaît ni l’origine (supposée toutefois génétique) ni l’issue. L’auteur de ce récit ne peut constater que le caractère dégénératif de la maladie sans nom qui l’affecte et il se sait probablement condamné, à terme, à une paralysie complète. Ce témoignage sans détour de ce que devient une vie dans un corps souffrant ne s’accorde pourtant aucune forme de larmoiement. Nous n’en apprendrons également guère plus sur l’aspect clinique de cette maladie orpheline. C’est depuis l’intérieur de sa peau que Guillaume de Fonclare construit son récit, laissant de côté toute forme de description médicale de ce qui se produit «objectivement» en lui.

Au bout du cercle concentrique des corps qui l’entourent, ceux de ces proches d’abord, puis de ces collègues, des visiteurs qui se rendent à l’Historial, on trouve enfin les corps fantômes des victimes de la Grande Guerre, auxquels il accorde une attention toute particulière. De par son métier d’abord, puisqu’il lui revient d’informer, de sensibiliser, de scénographier ce qu’a pu être la Première Guerre mondiale, cette boucherie d’un autre temps. Mais c’est également son expérience singulière et personnelle de la douleur qui l’amène à porter un regard aiguisé sur les blessures faites au corps par l’histoire. Si une forme d’intimité secrète semble se tisser peu à peu entre la souffrance de l’auteur et celle des Poilus de Verdun et du Chemin des Dames, c’est avant tout sur ce qui les différencie qu’il met l’accent. Car si la muséologie de la Grande Guerre n’a pas pour objectif de sublimer la douleur, la déréliction et la mort de millions d’hommes dans une forme supérieure de représentation où brilleraient des concepts tels que l’Honneur ou la Patrie, il n’en reste pas moins qu’elles peuvent revêtir une dimension historique, un sens éventuel qui les situe à des années lumière de la «torture égocentrique» que subit Guillaume de Fonclare.

«Je livre un vain combat, de mon sacrifice ne sortira aucune victoire ; du rempart de mon corps je ne protège ni ma famille, ni mes proches ; je ne défends aucun idéal. Je souffre, c’est tout.»

Dans une telle situation, la métaphore filée de la guerre, du combat, semble pourtant incontournable. Il s’agit de se battre contre son propre corps, un corps ennemi qui ne laisse aucun répit à celui qui le subit. Un duel de soi contre soi qui enclenche un processus où tout le monde est perdant.

«Je dois résister à toutes les offensives que lance mon corps contre lui-même, combat harassant dont nulle part ne sort vainqueur. "Je me grignote", pour parodier Joffre. Oui, je me grignote ; et c’est moi contre moi. Je suis un champ de batailles, de batailles perdues.»

Mais de ce hiatus entre la douleur solipsiste et sans retombée pour personne de Guillaume de Fonclare et la douleur historique des soldats de la Grande Guerre, le directeur de l’Historial de Péronne ne tire aucune conclusion grandiloquente à porter au bénéfice de cette seconde. Bien au contraire, l’épreuve qu’il endure joue finalement comme un levier qui le conduit à percevoir à fleur de peau le sort qui fut celui de nos aïeux jetés dans la tourmente de la Grande Guerre. Car derrière les listes de noms, les monuments, les plaques commémoratives, les musées, il y a avant tout ces «frères d’humanité qui ont combattu ici et comme ça». Et il s’en approche avec une extrême sensibilité qu’il est difficile de ne pas porter au crédit de l’expérience tragique qui est la sienne. Comme il le précise, un simple ralentissement de la vitesse de projection des images d’archive suffit à redonner une soudaine et effarante consistance humaine à ces «étranges pantins à l’allure saccadée» et nous permet de les voir enfin tels qu’ils furent. Nos grands-mères - bientôt de tristes veuves, et nos grands-pères, terrés dans des tranchées avec «toute cette boue qui colle ; cette poussière qu’on avale, ce froid qui mord, les odeurs, l’urine, la merde, des tripes», lieux bien réels et pourtant inconcevables puisque «nous imaginer y demeurer un quart d’heure nous affole». Une guerre d’un autre temps, dont nous sommes aujourd’hui éloignés comme du Moye Age, sans frappe ciblée ni dégâts collatéraux, où l’on pouvait encore envoyer des centaines de milliers d’hommes à la mort, certains que le nombre de vies viendrait fatalement à bout de toute la supériorité technique de l’ennemi. Les quatre cent cimetières de la Somme peuvent en témoigner. Pourtant, dans cette guerre lointaine, et Guillaume de Fonclare s’efforce de donner tout son poids à cette vérité, c’est une chair semblable à la nôtre qui a été lacérée.

«Ils souffrent comme nous souffrons ; un coup de baïonnette reste un coup de baïonnette, un bras arraché est un bras arraché».

Il n’y a plus de «mausers contre des lebels» ni de combats au corps à corps au fond des tranchées. Des termes nouveaux ont fait leur apparition et la guerre, sans doute toujours aussi absurde, se fait autrement. Pourtant, c’est à des hommes comme nous qu’il aura été donné de vivre cela. Guillaume de Fonclare tente aussi de nous rendre vivant ce qu’aura pu être le lot de ceux qui ont survécu : le silence des gueules cassées, les fils sans père, le traumatisme collectif de «tous ceux dont les livres d’histoire ne disent rien, dont les récits familiaux ne traduisent que les silences ou les étranges obsessions, sommets émergés d’icebergs de terreurs et de douleurs».

Et l’homme, derrière l’historien, s’inscrit ici en porte à faux par rapport à certains discours admis, à certains récits qui font l’impasse sur la partie immergée de l’iceberg.

«Car nul n’ a jamais, jamais gagné la guerre.»

Guillaume de Fonclare se défend de toute connivence morbide dans cette proximité ressentie. Il sait bien que seul ce qui est comparable peut-être comparé. Il est pourtant parfois amené, dans ce «regard croisé à un siècle de distance», à mettre son cœur à nu et à retrouver à travers les regrets qu’il éprouve, ceux que durent également connaître ses aïeux.

«Il m’aura fallu souffrir pour mesurer la valeur de ce que j’ai perdu, et il faut pleurer pour regretter de ne pas avoir ri lorsque le temps était à rire. Je sais qu’au fond de votre trou, ou à l’arrière dans un bistrot, ou dans les bras de Marie, fille d’un soir rue des Trois-Cailloux, vous avez regretté de ne pas avoir ri lorsque le temps était à rire».

Le temps n’est plus à rire, donc et quand Guillaume de Fonclare déclare que «la guerre est son quotidien», il est bien conscient de la polysémie de ses propos. Pour autant, il ne baisse pas les bras, et s’efforce de faire ce que firent peut-être les générations dont il nous parle : avancer tant bien que mal, «un pas après l’autre, vers un plus loin» qu’il a «appris à ne plus redouter».

Dans ma peau est un texte pudique et poignant où le récit d'une tragédie personnelle s'élargit sans cesse pour porter un regard empathique sur la souffrance oubliée des hommes de la Grande Guerre.









Guillaume de Fonclare, Dans ma peau. Stock. 2010.

Images : 1) Barbelés (Source) / 3) Guillaume de Fonclare (source)


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire