mardi 5 juillet 2011

> Pierre Senges : ici et nulle part

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Notre soif d’imaginaire est insatiable. La littérature, la mythologie, les religions, regorgent de lieux merveilleux et de recoins insondables - et l'on se lasse rarement de feuilleter de temps à autre le Dictionnaire des lieux imaginaires d'Alberto Manguel et Gianni Guadalupi. Pierre Senges, dans un petit ouvrage enlevé et érudit, s’intéresse quant à lui à un autre aspect de ce désir d’ailleurs et d’autre chose : l’étrange volonté, tout aussi ancienne que la première, de réinscrire dans le réel ces espaces insituables dès que nous les avons inventés… Environs et mesures nous donne un large aperçu des efforts qui ont été déployés pour faire entrer dans le périmètre de la géographie humaine quelques uns de ces lieux emblématiques : de la bourgade de Cervantes au passage du Nord-Ouest en passant par le Paradis, l’Enfer, l’Atlantide, l’Eldorado, le royaume du prêtre Jean ou l’île de Calypso. Que ces tentatives pour trouver, localiser, toiser, décrire de tels mondes aient pris la forme de modestes propositions ou aient absorbé des vies entières et conduit aux sacrifices les plus fous, elles nous dévoilent finalement un surprenante dialectique. Car nous pourrions tout aussi bien, sans crainte de nous tromper, conduire notre première proposition vers son étonnant corollaire : notre soif de réalité est insatiable…



 
Les ellipses échauffent parfois les neurones. Pas moins de dix savants (sociologues, urbanistes, philologues, historiens, sémioticiens, métriciens…) furent mandatés et se penchèrent sur une carte au 1/20.000e de la Mancha pour répondre à une seule question : quelle pourrait bien être cette bourgade espagnole, située dans la dite région, dont Cervantès dit ne pas vouloir se rappeler le nom, et d’où son Quichote serait parti vers les aventures que l’on sait ? Résultats des courses et brusque retombée dans la poussière d’un hameau perdu mais bien réel : la bourgade en question ne pouvait être que Villanueva de los Infantes… Après tout pourquoi pas. Mais c’est une interrogation plus profonde qui agite Pierre Senges :

«Quant à savoir pourquoi six savants financés par les universités et les Conseils ont travaillé plus de vingt mois pour assigner un nom à ce qui n’en a jamais eu, un patelin appartenant à une pure façon de parler, c’est une autre histoire – et ça demanderait, pour être résolu, dix autres savants, deux autres années, autour d’une table : les cartes, les compas, l’obstination d’Achab.»

Hésiode situait le paradis au nord-ouest de l’Atlantique alors que Saint-Athanase le voyait plutôt, en raison des fleurs, des parfums et des fruits qui prolifèrent en ces contrées, au bout de l’Asie. Huit siècles plus tard, Richard de Haldingham rectifie le tir : le paradis est une île au-dessus de l’Inde. Au fil des siècles, des déductions et des supputations, les lieux se succèderont sans cesse : Palestine, Syrie, Galilée, Arménie, Chaldée, Assyrie, Brésil… On cherchera à justifier ces localisations par l’étymologie de certains toponymes ou au contraire par des relevés de terrain et des recoupements géographiques, notamment en tentant d’identifier les quatre fleuves du paradis du côté du Tigre et de l’Euphrate ou, à l’époque de Christophe Colomb, de l’Orénoque et de l’Amazone… Un goût de la précision décelable dans des efforts encore plus surprenants telle que la chronologie de la Création du monde :

«[…] vendredi 25 mars, création d’Adam ; de 9 heures à 11 heures, promenade d’Adam au jardin d’Eden ; de 12 heures à 15 heures, baptême de tous les animaux ; de 15 heures à 16 heures sieste et création d’Eve – après quoi, la vie continue.»

L’enfer n’aura pas été laissé pour compte et aura lui aussi eu droit à son lot de circonscriptions. Une légende populaire qui perdure depuis le XIIème siècle signale qu’ «il existe un trou en Irlande par lequel on pénètre aux Enfers». Giraud le Gallois les aurait situés le premier sur une île du lac Derg connue sous le nom de Station Irlande. Pourtant, les portes de l’enfer ont été plus généralement localisées en Sicile ou dans le sud de l’Italie. Les Anciens situaient volontiers le séjour des damnés du côté de Naples et de Nauplie, alors qu’au XIIème siècle, Jean Vézelay rapproche l’appellation d’ «ethniques», que l’on réserve aux âmes condamnées, à l’enfer de la montagne de l’Etna. On se sera également souvent interrogé sur la capacité d’accueil et les dimensions des réserves infernales. Galilée lui-même, alors âgé de vingt ans, entreprit vers 1587 d’établir avec précision la topographie des lieux décrits par Dante, n’hésitant pas à recourir à des équations mathématiques ainsi qu’à des instruments de mesure séculiers… Et Galilée ne s’arrêta d’ailleurs pas en si bon chemin :

«Sur sa lancée – la mathématique bien huilée ne connaissant pas d’échec -, Galilée parvient à établir la taille des géants (environ 25 mètres), puis celle de Lucifer, 1935 brasses, arrondies à 2000 pour corriger des errements inévitables chaque fois qu’il est question du diable : à savoir 1146 mètres.»

Pierre Senges nous retrace également une curieuse odyssée, vécue dans l’ombre d’Ulysse, celle d’un certain Victor Bérard, qui consacra pas moins de 20 ans de son existence à rechercher l’île de la nymphe Calypso, entre l’Espagne et le Maroc. Un objectif qu’il pensera finalement avoir atteint en foulant le sol de l’île de Pérégil, non loin du détroit de Gibraltar, en 1908… Il se persuade en effet, par de nombreux détails concordants, que ce bout de caillou ne peut être que l’antre qui abrita les amours du héros d’Homère et de la nymphe. Pourtant, quelque chose cloche… Il ne parvient pas à trouver les quatre sources mentionnées dans le poème. Il lui faudra quatre années supplémentaires pour se persuader définitivement que l’île Persil au pied du mont des Singes est bien celle qu’il cherchait. Il y retourne en 1912 et se convainc définitivement que cette île est la bonne… Comme le précise Senges, en guise d’épilogue à cette aventure aussi édifiante que cocasse :

«...d’ailleurs, cette fois, il trouve les quatre sources, Pérégil est bien l’île de Calypso, Homère et la géographie moderne se touchent, il n’y a pas de déchirure entre l’ancien monde et le nouveau, ni entre la fable et la réalité de terrain ; le réenchantement est possible dans un sens comme dans l’autre. En assignant Calypso du côté de Gibraltar, Victor Bérard n’enchaîne pas la nymphe comme Prométhée au Caucase : à sa manière maladroite mais si détaillée, décousue, parfois inventive, d’érudit, il prouve que l’univers des dieux archaïques compte sur l’approbation et sur la protection de bibliothécaires comme lui.»



 
Quoique la quête de Victor Bérard ait été l’une des plus longue et des plus symptomatique, les itinéraires d’Homère n’auront eu de cesse de susciter des explorations de reconnaissance de l’Antiquité jusqu’au XXème siècle. Ces périples, menés à des fins scientifiques (déceler les lieux réels qui constituent le soubassement de l’œuvre poétique), Pierre Senges les passe en revue, non sans s’interroger au passage sur un paradoxe pour le moins confondant : comment se fait-il que toute ces chercheurs et explorateurs n’aient jamais envisagé, alors que l’œuvre d’Homère abonde en scènes et en personnages merveilleux ou imaginaires, que les lieux où se rend Ulysse aient pu l’être aussi… Et ce que Senges dit ici de Bérard est valable pour tous ceux qui l’ont précédé ou lui ont succédé

«Bérard suppose peut-être un souci de vraisemblance de la part d’Homère ou de ces dizaines d’hommes constituant Homère ; il imagine des auditeurs scrupuleux, qui acceptent l’enchantement, l’invisibilité d’Ulysse, l’intervention d’Athéna, les géants à un seul œil, la métamorphose des marins en pourceaux, mais n’admettent pas l’idée d’une île perdue sans détermination au beau milieu de la Méditerranée.»

Rien de tel qu’un sol ferme pour asseoir les envolées du rêve et de l’esprit…

«On ne peut pas épouser Calypso, elle se dissimule, on ne peut pas lui conter fleurette, elle est un enchantement ; en revanche, on peut toujours débarquer sur l’île de Pérégil autant de fois que ça nous chante.»

Pierre Senges recense encore plusieurs autres quêtes, effeuille avec humour et gourmandise nombre d’expéditions, constructions théoriques, syllogismes géographiques qui tous on poursuivi indéfectiblement le même but : pouvoir ancrer sur quelque carré de notre bonne vieille terre ou en un point précis de nos océans familiers, les royaumes et les pays les plus improbables…

L’ouvrage s’apparente à un essai, mais un essai vibrionnant… Rien d'encyclopédique, ni dans le ton, ni dans le style. Senges ne s’embarrasse ni de notes en bas de page, ni d’interminables références bibliographiques. Les noms y sont, il faut lui faire confiance et libre à chacun de pousser plus loin le bouchon s’il le souhaite. L’auteur se fait plaisir, on le voit bien. Il brasse, recense, énumère, déroule des listes sans fin d’explorateurs, de savants, d’exégètes et de fous, célèbres ou méconnus, qui ont tous succombé à cette étrange obsession de placer sur une carte des territoires nés de l’imagination de quelques uns ou de lointains rêves collectifs. Et pourtant ces listes n’ont rien de poussif. Elles fendent l’air. La phrase de Pierre Senges est toujours ciselée, précise, portée par un humour et une intelligence jubilatoires.

Et s’il se promène avec une telle bonne humeur au cœur de ses tentatives aussi nombreuses que chimériques, c’est sans doute parce qu’elles lui inspirent une sorte de tendresse. Elles ne font finalement que révéler le «trop humain» dont nous sommes tous faits...

«Celui qui assigne une place à des pays imaginaires exprime seulement l’espoir le plus brut, vulgaire mais vital, de voir son imaginaire compatible avec le monde où il a échoué, celui-là et pas un autre : et qu’ils s’entendent tous les deux, qu’ils composent, qu’ils sympathisent, qu’ils nous permettent un jour prochain de cesser de chercher la chose vraie au-delà des apparences.»


 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
Pierre Senges, Environs et mesures. Gallimard. 2011


Images : 1) Vladimir Kush (source) / 3) Vladimir Kush (source) / 4) Pierre Senges (source)

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