Un petit livre trouvé par hasard. Si son titre et son emplacement dans la librairie m’ont d’abord laissé croire qu’il s’agissait d’un ersatz de guide touristique parmi tant d’autres ou d’un digest des écrivains du cru, c’est le sous titre qui m’a poussé à l’ouvrir. Bien m’en a pris, car ce petit livre-là est trempé dans une encre forte qui ne vous lâche pas. Cévennes, un jardin d’Israël a été publié en 2006 aux éditions de la Louve dans une collection, Terres de mémoire, qui comprend aujourd’hui une douzaine d’autres titres (les deux premiers étaient respectivement consacrés à Verdun et Oradour-sur-Glane…).
Patrick Cabanel, cévenol, protestant et professeur d’Histoire à l’université de Toulouse (mettez cela dans l’ordre qui vous plaira) réussit un tour de force. Il balaye l’histoire d’une partie de cette région, probablement la plus ingrate, pour en faire reluire quelque nœuds, souvent douloureux et arides. Il y a de l’hommage et de l’amour quand il parle de sa terre, mais une belle ouverture d’esprit aussi. Rien, en tout cas, dans ce texte qui porte pourtant un souffle, de l’afféterie ou du lyrisme régionaliste sirupeux qu’aurait pu faire craindre l’exercice. Son écriture incisive et d’une force étonnante nous mène en moins de cent pages au coeur de ce désert de schiste qui lui colle aux doigts. Et l’on en redemande.
C’est du côté de l’Aigoual, des Causses et du Mont Lozère que Patrick Cabanel choisit son entrée dans les Cévennes. Dans une zone où la pierre ne ressemble qu’à la pierre, où le Désert (1), loin du musée qui lui est consacré dans le Haut-Gard, résonne de tout son nom, et où l’on ne trouve même plus de quoi se bercer des illusions d’ «une Italie passée au calvinisme».
Un pays qui n’est pas «pays d’abondance et de miel», mais perdu entre trois hameaux en «ols» près desquels passe une «rivière primitive» : la mimente.
Son récit, où des copeaux d’histoire se mêlent aux souvenirs personnels, s’ouvre par le récit d’un passage près de son village natal vingt ans plus tôt, à cette lisière du temps où les vieux allaient commencer à mourir à l’hôpital de Florac, bientôt remplacés par les hippies et les néo-ruraux. Il est reçu par deux frères dans le hameau du Majistavols qui ne compte plus, pour toute tribu d’hommes, que trois vieux garçons.
«L’un d’eux m’a reçu longuement. Le verre de vin qu’il m’a proposé était presque collé à la nappe cirée, il a fallu faire effort pour le soulever, poser ses lèvres sur beaucoup de traces. L’autre frère a fait une apparition au pied de l’escalier, courant derrière un chien qui courait derrière une vache. C’était sans doute la fin d’un monde».
Cette fin-là lui donne l’occasion d’effleurer un présent sur lequel il reviendra plus tard, car pour l’instant c’est bien plus loin dans le passé qu’il va nous entraîner. Vers cette époque lointaine où le pays de pierre fut avant tout un pays de cendre et de sang. Patrick Cabanel, à l’instar de quelques autres historiens, a beaucoup écrit sur les Camisards. On ne trouvera ici aucun des longs développements qu’il leur a consacré ailleurs, juste quelques portraits fulgurants d’austères irrédentistes tels cet Esprit Séguier, «chef de guerre météorique» qui finit supplicié sur la place du Pont-de-Montvert. Sombre mémoire d’une révolte réprimée dans le sang, durant laquelle des pasteurs et leurs ouailles furent châtrés, brûlés vifs, taillés en pièces et virent leurs maisons et leurs jardins incendiés. Une persécution qui, comme la foi qu’elle condamnait, dura encore longtemps et s’étendit jusqu’aux portes de la Méditerranée, jusqu’à cette tour de Constance (2) encore rivée au pavé d’Aigues-Mortes et dont la triste mémoire passe aussi inaperçue dans les manuels d’histoire que sous le pas pressé «des touristes et des bateleurs». C’est dans ce donjon que furent enfermées - emmurées serait plus juste - les femmes protestantes jusqu’en 1768. On peut encore y lire, gravé en occitan sur la margelle d’un puits, un «résister» inscrit là deux siècles et demi plus tôt par l’une d’entre elles.
Mais le récit saura nous détourner des «fureurs de l’histoire protestante» pour revenir à la terre, puis à quelques autres moments d’une histoire plus récente. Patrick Cabanel nous rappelle qu’il n’est rien de moins sauvage que les Cévennes, que tout y porte la trace d’un travail dont l’étymologie latine, trepalium, désignait un instrument de torture. Le paysage est construit, maçonné, maisonné et dès que l’on y regarde de plus près, ces charmants petits jardins terrassés que l’on trouve partout portent en eux la mémoire d’une lutte de longue date et de chaque instant contre la pente, les pluies, l’affaissement, l’indocilité de la montagne.
Pour parler de ce travail-là, de cette terre-là, Patrick Cabanel nous fait délicatement entrer dans les mots du pays, la draille, la jasse, le bancel, le béal, la gourgue. L’ombre d’ Agrippa d’Aubigné s’estompe dans une prose qui évoquerait presque celle de Jean-Loup Trassard. On saura quelles sont les trois pierres du pays, leurs couleurs. Il redécouvre, à l’ombre des gestes sûrs d’un ouvrier qui avait refait la toiture de sa maison familiale, et qu’il considère comme «un maître de l’abstraction», comment on extrait et découpe le schiste, «funèbre et étincelant», pour le transformer en lauzes, ces «paupières de schiste» sur lesquelles les pluies devront pouvoir rouler pendant cent ans. Un mot aussi pour les châtaigners, que l’on prend si souvent pour des mâts de Cocagne…
«Ces arbres il a pourtant fallu leur fabriquer des sols et les hisser année après année, couper les branches inutiles, brûler les bogues et les feuilles mortes ; ramasser les châtaignes pendant un mois et demi, accroupi dans l’humidité et le froid, les mains rouges, les doigts blessés, les remonter depuis les ravins, les faire sécher pendant des semaines dans ces petites maisons où brûle un feu plein de fumée.»
Mais au fait, en quoi est-il d’Israël, ce jardin ? On trouvera sans doute une réponse détaillée à cette question dans l’important travail historique que Patrick Cabanel a consacré aux chemins croisés des Juifs et des Protestants en France au cours des six derniers siècles (3) . Il en pointe ici quelques bribes. La Terre Sainte résonne en de nombreux échos au cœur de ces Cévennes-là. Ce sont d’abord ces prénoms abondamment empruntés à l’Ancien Testament pour le baptême protestant des enfants des siècles passés et que l’on retrouve chez de nombreux Camisards : Abraham Mazel, Salomon Couderc, Elie Marion, David Mazauric… C’est cette référence commune au Désert, par lequel les Camisards désignaient souvent leur terre et leur vie clandestine, non sans les rapprocher de l'Exode des Hébreux. C’est sans doute encore par l’exil, la souffrance, le travail de la terre que ce rapprochement prend sens. Une forme d’empathie séculaire et une vague similitude de destin qui aident peut-être aussi à comprendre ce qui a instinctivement poussé les Cévenols, dans les années quarante, à accueillir et intégrer dans leurs foyers un millier de Juifs et d’enfants juifs persécutés.
Pourtant, au-delà de ces échos, le pays évolue, les temps changent. Viendra bientôt celui des délitements, des départs, des vieux garçons qui s’éteignent et des fils qui s’en vont. On se dit que Jean Ferrat n'est pas loin et l’on redoute un instant que sous la plume alerte de Cabanel, chevelus en chemises à fleurs, néo-ruraux et autres bleus des Cévennes, ne passent un mauvais quart d’heure. Loin s’en faut. Il leur témoigne au contraire une forme d’affection, presque de reconnaissance.
«Beaucoup de musique. Beaucoup de cannabis poussant dru sur les terrasses stupéfaites. Ce fut une grande migration, comme le passage d’un peuple nomade dont les chariots s’arrêtèrent plus ou moins longuement. Ils ont laissé derrière eux des rumeurs parfois méprisantes ou jalouses, parfois éblouies. Ils ont peut-être sauvé les Cévennes.»
Car au bout de ce voyage, Patrick Cabanel s’interroge :
«Qu’est-ce qui fait titre : avoir ses morts dans les jardins, ou le fruit des saisons sur ses pommettes et dans les yeux ? Cévenne "légale" ou Cévenne "réelle" ?»
Finalement, au-delà du supplice et de la détermination des Camisards, de quoi Patrick Cabanel aura-t-il témoigné dans ce texte. D’un attachement ? Sans aucun doute. D’une nostalgie ? Parfois peut-être. Mais l’on ne relève jamais la moindre tentation de repli identitaire. Et après ces pages lumineuses, le plus beau, Patrick Cabanel nous l’offre dans le titre de son dernier chapitre : «ça ne mérite pas de mourir, un pays».
Un semblant de refrain où l’on peut entendre deux leçons en une :
- si le vent vous emporte, mieux vaut quitter un pays que de mourir pour lui ;
- mieux vaut un pays vivant de ses nouveaux venus qu’un pays mort avec ses anciens.
Notes
1) Le Désert désigne avant tout, dans l'histoire des Protestants de France, la sombre période qui va de la révocation de l'édit de Nantes (1685) au traité de Tolérance (1789). Il fait aussi référence aux lieux retirés (garrigues, forêts, etc.) où ils durent vivre clandestinement leur foi durant cette période. Le terme revêt aussi un sens biblique, en référence à l'Exode des Hébreux.
1) Le Désert désigne avant tout, dans l'histoire des Protestants de France, la sombre période qui va de la révocation de l'édit de Nantes (1685) au traité de Tolérance (1789). Il fait aussi référence aux lieux retirés (garrigues, forêts, etc.) où ils durent vivre clandestinement leur foi durant cette période. Le terme revêt aussi un sens biblique, en référence à l'Exode des Hébreux.
2) Patrick Cabanel a consacré un autre ouvrage à cette tour dans la même collection des éditions de la Louve.
3) Juifs et protestants en France, les affinités électives, XVIe-XXIe siècle, Fayard, 2004.
Patrick Cabanel, Cévennes, un jardin d'Israël. La Louve Editions. 2006.
Images : 1) Les Causses, photo de Guillaume Buffet (source) / 3) et 4) : Cévennes, photos personnelles.
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