mercredi 24 août 2011

> L'oiseau blessé d'Antoine Choplin

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Le 25 mai 1937, l’exposition internationale « Arts et Techniques dans la vie moderne » ouvrait ses portes sur le Champ-de-Mars et dans les jardins du Trocadéro. On pouvait notamment y voir pour la première fois, dans l’enceinte du pavillon espagnol, l’une des œuvres qui allait compter parmi les plus retentissantes du XXème siècle. Le monumental Guernica de Picasso dévoilait une plaie encore à vif, moins d’un mois après les bombardements allemands et italiens qui avaient décimé les trois-quarts de cette petite ville aujourd’hui tristement célèbre du nord de l’Espagne.
C’est à ce pan de l’histoire du siècle dernier qu’ Antoine Choplin raccorde son dernier roman, Le Héron de Guernica. Mais comme dans certains de ses précédents récits (1), il s’intéresse avant tout aux interstices silencieux qui l’habitent, à quelques unes de ces possibles vies minuscules qui y sont restées enfouies.
Basilio, jeune paysan basque, est passionné de peinture. Il s’efforce jour après jour de rendre avec justesse la grâce d’un héron qu’il prend pour modèle dans les marais proches de Guernica. Il ne sait encore rien de Picasso et semble assez peu préoccupé des événements qui se précipitent autour de lui et des siens. Des événements qui le rattraperont bientôt à grands pas. Antoine Choplin nous offre ici un récit sensible comme il en a le goût et le secret, un récit où la grande histoire bouscule la petite sans jamais la réduire à un simple faire-valoir allégorique ou politique. Le Héron de Guernica est à n’en pas douter l’un des beaux textes de cette rentrée littéraire et il paraît aujourd’hui aux éditions du Rouergue.


Basilio a fait le voyage jusqu’à Paris pour voir Guernica. Arrivé de la gare, il a déposé sa valise au vestiaire et attend l’ouverture avec les premiers visiteurs. Peut-être est-ce pour vérifier si le peintre célèbre, qui n’a jamais mis les pieds dans sa ville, a effectivement pu témoigner de ce qui s’y est passé. Peut-être nourrit-il aussi l’espoir de rencontrer Picasso, de lui montrer ce qu’il peint. Son ami Felipe et le père Eusebio le lui ont bien dit, «on ne sait jamais comment les choses peuvent se passer». Basilio passera deux longues heures devant cette toile, deux longues heures peut-être à se replonger aussi dans ce qu’il aura vécu quant à lui en direct, dans la poussière de la ville bombardée et incendiée, au milieu des cadavres, des chevaux carbonisés, des églises détruites.

C’est sur l’Exposition universelle de 1937 que s’ouvre et se clôt le dernier roman d’ Antoine Choplin. Entre ces deux scènes, il y a un long retour en arrière qui nous plonge dans le quotidien de Basilio : ses amis, sa famille, son amour pour Celestina et cette étrange passion de peindre qui le poussera bientôt à passer ses journées à guetter un héron dans les eaux du marais, près du pont de Renteria. Un exercice qui est avant tout de patience :

«D’abord, Basilio préfère s’en tenir lui aussi à une parfaite immobilité. Bien sûr, il brûle de commencer à esquisser quelques traits, comme ça, tout entier porté par le spectacle de ce surgissement. Il n’aurait même pas à regarder la vaste feuille qu’au moyen d’une simple pince, il a fixée au carton reposant sur ses cuisses.
Mais ce serait oublier le temps des apprivoisements et prendre le risque de le mettre en fuite.
Non, il faut d’abord acquérir la certitude d’avoir été repéré par le héron. Lui laisser le temps d’évaluer tranquillement la menace, puis, minute après minute, de se rassurer sur elle.»

Alors Basilio passe ses journées à attendre, à capter la lumière, à amorcer bientôt l’esquisse de l’oiseau, rêvant parfois qu’il parviendra à s’abstraire du modèle patiemment observé pour mieux le faire surgir…

«Basilio se dit qu’il conviendrait peut-être un jour ou l’autre de se résoudre à oublier le héron lui-même pour ne s’intéresser qu’à l’abîme qui s’ouvre à l’interstice de son regard. Plonger là-dedans, et seulement ça.»

Mais la guerre, toute proche, va bientôt enrayer ce travail. Des soldats républicains épuisés tentent encore de se mobiliser aux abords de la ville. Et nous sommes à la veille de ce jour fatidique où l’aviation allemande s’abattra sur Guernica. Il faudra pourtant un certain temps à Basilio pour s’arracher à cette attention qui lui semble seule digne d’intérêt. Alors que les Heinkel commencent à lâcher leurs bombes sur la ville et que les premières explosions se font entendre, Basilio est fasciné par l’envol d’un héron au-dessus des aulnes. Un spectacle qui, en de pareilles circonstances, n’attendrit guère Rafael, l’ami qui l’accompagne

«T’as l’aviation allemande qui nous passe à ras la casquette et qui balance des bombes sur nos maisons et tu voudrais qu’on s’émerveille devant un héron qui s’envole.»




C’est pourtant bien l’horreur, et rien d’autre, qui est au rendez-vous lorsque Basilio regagne enfin sa ville. Et c’est un autre spectacle qui l’attend. Le jeune peintre du marais entre alors de plain pied dans l’éprouvante réalité du 26 avril 1937 et l’on retrouve ici toute l’âpre violence dont Antoine Choplin sait aussi témoigner. A preuve, dans un autre registre, les scènes de «nettoyage» que l’on trouvait déjà dans l’Impasse, ce récit d’une fragile amitié inter-ethnique qui prenait pour cadre le conflit serbo-croate. Sous les yeux médusés du jeune espagnol se déploient alors comme autant de clichés saisis sur le vif une série de scènes d’épouvante. Des scènes que le père Eusebio l’invite bientôt à photographier avec lui afin de pouvoir témoigner. C'est avec talent que Choplin redonne ici une épaisseur d’archives aux images que l’œuvre de Picasso a déjà gravées dans nos esprits. Chevaux agonisants, taurillons en flammes, corps dévastés… Il nous projette du côté du réel, vers une sorte de genèse possible du tableau.

Basilio aura perdu beaucoup au cours de ces quelques heures, appris aussi sans doute. Mais avec Antoine Choplin, on ne compte pas les points et les métamorphoses se jouent souvent dans les zones de silence. On les effleure, un peu comme chez Hubert Mingarelli, et à côté des événements bruts, les leçons de vie comme les souffrances se promènent souvent entre les pointillés ou se dissipent en points d’orgue. Basilio retournera au marais et achèvera ce qu’il avait commencé. Le héron réapparaîtra, portant lui aussi sur son aile la trace de ce passage-éclair de l’histoire. Quand à Guernica, nous ne saurons pas vraiment ce que Basilio en aura pensé. Mais il faut encore aller jusqu’aux belles pages de la fin, non pas tant pour y trouver une chute, que pour s’émouvoir de ce qu’ Antoine Choplin arrive à faire avec peu de choses : quelques possibles qui s’enfuient, un souffle retenu, quelques instants de silence où Picasso se tient derrière l'humble spectateur de son œuvre…

On a parfois l’impression qu’Antoine Choplin écrit comme d’autres peignent, avec beaucoup d’ombre pour laisser passer la lumière.


Note
1) On pense notamment à Radeau, autre roman d' Antoine Choplin, placé sous le double signe de la guerre et de la peinture, et qui rendait un hommage discret aux résistants qui sauvèrent une partie des oeuvres du Louvre du pillage nazi.














Antoine Choplin, Le Héron de Guernica. Editions du Rouergue. 2011.

Images : 1) Guernica (source) / 3) Héron sous la neige (source) / 4) Picasso : le jeune peintre (source)

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