samedi 3 novembre 2012

> Manou chez les Fous

.









On se souvient tous de Félix Guattari, a minima pour ses plus retentissantes collaborations avec Gilles Deleuze dans l’Anti-Œdipe et Mille Plateaux au début des années 70 et 80. Il fut à ce titre l’une des voix importantes du renouveau philosophique issu de Mai 68. Au-delà de ses écrits, il fut surtout, en tant que psychanalyste, un praticien de terrain inlassablement engagé et l’homme d’un seul lieu : la clinique de la Borde, qu’il dirigea jusqu’à sa mort en 1992 et où il aura passé le plus clair de sa vie. Cette clinique (qui existe toujours) constitue l’un des lieux emblématiques de la psychothérapie institutionnelle : une sorte d’anti-clinique psychiatrique où les soignés sont des acteurs sociaux au même titre que les soignants, un institution qui abolit l’enfermement et favorise des expériences de vie et de thérapie que l’on peut considérer encore aujourd’hui comme innovantes, même si le courant sur lequel se fondent ces pratiques date du début des années cinquante.

On ne connaissait pas encore Emmanuelle Guattari, la fille du bouillonnant penseur de gauche. Mercure de France vient de publier son premier « roman », qui n’en est sans doute un que parce qu’il est devenu étrangement incontournable de tout appeler « roman ». Au-delà de cette réserve agacée pour ce qui est de l’affichage générique, force est de constater qu’il y a là un texte pudique, drôle et touchant. Emmanuelle Guattari nous livre ici, dans un style aux antipodes de la prose philosophique et des préoccupations paternelles, une série de souvenirs d’enfance faits de menus événements, de rêves, de mélancolie et de joies. Une mosaïque sans prétention, un délicat filet de mémoire qui interroge aussi, de manière incidente, la singularité de ce lieu de vie qui fut celui de la famille Guattari : la clinique de la Borde.




Les Fous, c’est un peu comme tout le monde avec la folie en plus. C’est en substance la modeste leçon que « Manou » donne l’impression de retirer de ces années vécues au sein du «phalanstère labordien». Mais ce n’est pas rien, tant il est vrai qu’en milieu psychiatrique, le supplément est si souvent placé avant le substrat.

«L’art de la conversation, le souci de l’autre, la gentillesse ou l’impatience, le salut, la prise de nouvelles, l’intérêt sincère, les sourires, les insultes, les absences et les distractions, les visagéités inquiétantes ou ravagées, les comportements angoissés, l’atonie ou la catatonie, les corps étranges ou très dignes, les mains martyrisées, les tenues, , les odeurs, tout était à la fois signal d’un contact possible ou pas, comme dans toute vie en communauté ; et selon les moments, auprès d’un tel ou d’une telle, nous déviions souplement nos trajectoires, ou les arrêtions puis repartions dans nos cavalcades d’enfants.»

Les enfants de La Borde partagent donc un espace de vie et de liberté avec ces Pensionnaires que la narratrice, reprenant volontairement une désignation désuète et convenue, n’hésite pas à appeler effectivement «les Fous». Et au fond qu’importe puisqu’ils partageaient néanmoins leur vie à plus d’un titre et semblaient être un peu rangés dans le même tiroir qu’eux par bien des habitants de la ville. Ils étaient «ceux de La Borde». Dans le grenier de ses souvenirs, Emmanuelle Guattari aurait sans doute pu tirer une liste d’anecdotes tendres et croustillantes sur les faits et gestes de ces cohabitants. Mais ce n’est pas ce qu’elle a retenu dans ce récit. Si elle revient sur cette vie commune, c’est pour en exposer les termes et les principes, sobrement et intelligemment rappelés par le père qui pilotait ce projet peu conventionnel, mais les amateurs d’événements sensationnels resteront sur leur faim : pas de drame ni de relation fusionnelle dans ce périmètre de la mémoire. C’est avant tout une saine indifférence (qui peut consister à laisser l’autre vivre comme il l’entend) et un respect mutuel qui constituaient les termes de cette vie commune entre les enfants des thérapeutes et les pensionnaires. Quelques figurent traversent l’enfance - comme ce chauffeur qui condusait tous les matins les enfants à l’école sans jamais passer la deuxième vitesse – mais nous sommes loin du magasin des curiosités auquel l’évocation d’un tel cadre de vie aurait pu prêter le flanc.

L’expérience labordienne se fond d’ailleurs peu à peu dans l’évocation plus générale d’une enfance. Une enfance singulière, comme toutes les enfances somme toute, mais qu’ Emmanuelle Guattari sait ici restituer par petites touches avec justesse et sensibilité. Quelques portraits, quelques événements, quelques souvenirs qui , de fragments en fragments, finissent par composer un collage émouvant.

Des visages proches ou lointains traversent le paysage de la mémoire. Il y a les moments partagés au sein de la fratrie ou dans le cadre plus large de la famille. La figure du père est discrète mais prégnante. Emmanuelle Guattari dresse en pointillé le portrait d’un homme parfois absent mais souvent tendre et facétieux. Il s'amuse ainsi à feindre, quand il invite des copains de sa fille à déjeuner, d’avoir l’air surpris et choqué qu’ils ne mangent pas leurs os de poulet ou la peau de leurs bananes.. Manou se souvient aussi de la  guenon paternelle que Guattari avait ramenée d’un voyage en Afrique, élevée et choyée jusqu'à sa mort comme un membre de la famille… la Boubou de Guattari fait un rien penser à la Pépée de Léo Ferré, comme s'il y avait là une sorte d'attribut libertaire. Autre flash-back : un jour Manou chaparde un pendantif dans une galerie commerciale et se fait pincer… Sans aucune forme de mauvaise humeur, le père vient chercher sa fille au magasin. Il paye l’objet et la raccompagne.


« Nous sommes dans sa voiture. Il me dit :
- Tiens, je te le donne, le petit pendantif.
Il ajoute :
- Dis, tu ne vas pas te pendre ? »



 
Et puis parfois, entre quelques souvenirs plus anecdotiques, la douleur de la perte s’immisce soudain :

«Ma mère a disparu de ma vie comme une bulle de savon qui éclate»

On trouvera là l’un des textes les plus poignants de ce récit. S’agit-il d’un rêve récent ou ancien, du souvenir d’un rêve éveillé, d’un éclat de fiction pour battre le rappel ? Ou plus vraisemblablement l’aveu d’une absence qui a déchiré les années.

«Comment est-ce possible ? Elle était là. Elle n’est plus là. Mais où est-elle ? Et puis un jour, en regardant l’avenue et la ville par la fenêtre, j’ai vu le ciel s’écraser sur le sol.

Un énorme étau et j’ai été prise d’un vertige : mes morts ne sont-ils pas là juste derrière cette sorte d’écran, celui qui s’allume devant nos yeux ? Je ferme les yeux. Je serre fort les paupières. J’attends. Puis je regarde ; non, je ne vois pas les morts. Je me retourne, ma mère n’est pas là. »

Manou va alors négocier avec le Gouvernement des morts, prête à donner dix ans de sa vie pour passer à nouveau dix minutes avec sa mère.

«Tous les jours, je vais au café et je reste.
Je suis là, assise, un peu appuyée contre la buée de la glace.
Je suis sûre qu’ils accepteront à un moment ou à un autre»

Mais l’absence ne se négocie pas, si ce n’est peut-être, mais d’une toute autre manière, avec l’écriture. Un peu plus loin on croisera aussi le fantôme du père, sous une pluie battante, dans le parc du château de la Borde : une petite sortie du monde des morts pour une apparition fugitive.

Les souvenirs ne suivent pas ici le fil imposé d’une chronologie. Ils semblent redistribués comme des cartes ou cueillis au gré de leur évanescent retour et le plus grave y côtoie souvent le plus léger.

Emmanuelle Guattari, dans ce premier texte pudique et sensible, a su trouver un ton, une musique, que l‘on espère avoir l’occasion d’entendre à nouveau.














Emmanuelle Guattari, La petite Borde. Mercure de France.2012.


Images : 1) La Moindre des choses (source) / 3) Felix Guattari (source) / 4) Monique Stap : Chateau sous la pluie (source)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire