dimanche 28 octobre 2012

> L'amitié comme la neige

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La douceur est parfois cette chose qui parvient encore à flotter à la surface du désastre. Une sorte de grâce fragile revenue des chemins de boue et que l’écriture s’efforce de préserver. C’est un peu cela que le lecteur touche du bout des doigts dans les quatre textes de Mario Rigoni Stern consacrés à Primo Levi que les éditions de la Fosse aux Ours viennent de réunir dans un petit recueil. Pour Primo Levi rassemble quatre courts extraits d’œuvres antérieures de l’écrivain italien décédé en 2008 : les Sentiers sous la neige (2000), le Poète secret (2005) et Requiem pour un alpiniste (2007). Il y est question en peu de mots de souvenirs, d’amitié et de ce que certains lieux peuvent apporter de paix à des hommes qui ont traversé, chacun à leur manière, l’horreur de la guerre. De ce que la vie peut encore offrir de répit à ceux qui ont navigué dans les sous-sols de la mort et de ce que survivre veut dire, si tant est que l’on y parvienne.

 



Primo Levi et Mario Rigoni Stern sont deux grands blessés de la vie. On ne présente plus le premier, qui nous a légué le témoignage immense et sensible que l’on sait sur l’univers concentrationnaire. Le second a quant à lui vécu les dévastations de la Seconde Guerre d’abord sur le versant du Front Russe et du repli désastreux des troupes allemandes et italiennes (épisode largement raconté dans l’un de ses plus célèbres romans : Le sergent dans la neige) avant de connaître la captivité en Prusse Orientale après le ralliement de l’Italie aux forces alliées. A deux ans près ils ont le même âge (Primo Levi est né en 1919 et Rigoni Stern en 21) et entretiennent un rapport relativement comparable à l’écriture. Comme le rappelle François Maspero dans la postface à Pour Primo Levi, ni l’un ni l’autre n’étaient destinés à devenir écrivains. Rien de vocationnel ici, mais une sorte de travail exclusif et besogneux imposé par l’énormité de ce qui avait été vu et vécu et dont il fallait rendre compte à la fois dans un souci de témoignage mais aussi par nécessité, pour tenter de se reconstruire. Ecrire non pas pour encenser l’acte littéraire mais pour tenter de survivre une deuxième fois. Le projet reste fragile, la résilience toujours menacée d’inaboutissement. Primo Levi se suicide en avril 1987.

Le premier des quatre textes réunis ici, sans doute le plus émouvant, est une lettre que Mario Rigoni Stern adresse à Primo Levi au lendemain de son suicide. Une lettre où il dit sa peine de l’avoir perdu, où il évoque leur amitié de trente ans (ils s’étaient « découverts » dans les années cinquante) et le fil invisible qui les reliait tous deux à une jeunesse engluée dans les bourbiers de l’histoire. Les deux hommes ont correspondu longtemps et semblaient rechercher le même genre de quiétude. Rigoni Stern, dès la fin de la guerre, était revenu s’installer dans sa région natale en Vénétie sur le haut plateau enneigé d’Asagio. Primo Levi, souvent harassé à Turin par son travail, ses contraintes familiales et ses souvenirs obsédants aimait s’échapper vers des lieux de calme et de silence comme les lacs lumineux du Val d’Aoste. Les deux amis ont été ainsi amenés à partager quelques moments privilégiés comme au cours de ce printemps où Primo Levi avait rejoint Mario Rigoni Stern chez lui. Regarder les gentianes en fleur, observer le travail des abeilles, se tenir en silence l’un près de l’autre : autant de joies simples qui prennent ici une toute autre dimension dès que l’on se souvient du passé qui les hante. Un passé qui parfois leur revient au détour d’une parole et rend les instants de bonheur d’autant plus fragiles et précieux.

«Toutes ces choses étaient belles, mais de temps à autre un brusque silence s’abattait sur nous, non pour écouter les bruits et les voix de la nature mais parce que ta présence et la mienne, agissant l’une sur l’autre, convoquaient des fantômes d’un autre printemps, très lointain et pourtant toujours présent, où nous avions vécu des expériences parallèles. Il suffisait d’une phrase inachevée, d’un mot en allemand, en russe, en polonais ou en yiddish, pour provoquer entre nous une sorte de timide pudeur.»


Ces douleurs-là ne sont pas de celles qui peuvent disparaître, mais l’amitié comme la neige semblent pouvoir parfois les adoucir.

A ces échanges souvenus succèderont quelques dialogues imaginaires avec l’ami disparu. Il faut lire A skis l’autre matin avec Primo Levi. Rigoni Stern se promène dans ses montagnes de neige, marchant auprès du fantôme de son frère turinois, goûtant à la présence douce-amère de l’absent. Ils parlent du passé, du présent, de la Trêve, qui a été adapté au cinéma. Rigoni Stern sait quelles justes répliques prêter à Primo Levi, il connaît son esprit scientifique et l’imagine en train d’évoquer la micropénétration des éléments du fart et de ceux qui composent les cristaux de neige… Mais il connaît aussi sa grande humanité, ses cauchemars.

Une troisième figure est également convoquée dans l'un de ses textes, celle de Nuto Revelli, entré en résistance après la retraite de Russie et qui aura été partiellement défiguré au combat. Un écrivain moins connu et semble-t-il moins traduit en France, auteur pourtant de quelques œuvres majeures marquées aussi par l’expérience de la guerre. Et grand ami de Primo Levi et Mario Rigoni Stern.

Ces quelques textes de Mario Rigoni Stern nous touchent par leur émotion retenue. Bien plus qu’un hommage monolithique, ils ébauchent un sourire mélancolique et lumineux adressé à Primo Levi et, à travers lui, à tous les amis perdus. Une belle façon de faire encore un peu étinceler la vie dans cette longue traversée de la nuit.











Mario Rigoni Stern, Pour Primo Levi. La Fosse aux Ours. 2012. (Traduit de l'italien par François Maspero).


Images : 1) Primo Levi (source) / 3) Joseph-Felix Bouchor, Soleil et Neige (source)




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