mardi 19 mars 2013

> Le journal de Mihail Sebastian

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La Roumanie sera à l’honneur au prochain Salon du livre de Paris. Et l’on ne peut que s’en féliciter. C’est sans doute là une belle occasion de découvrir ou redécouvrir une production littéraire riche, variée, surprenante. Si l’on regrette personnellement quelques absents, la présence de voix multiples et protéiformes de la scène littéraire roumaine contemporaine permettra d’en mesurer la portée et l’inventivité. Les ruptures et les violences historiques qu’a connu ce pays durant plus d’un demi-siècle constituent bien sûr pour cette littérature un matériau ancré dans les cœurs et les esprits, et dont font rarement abstraction, quelques soient par ailleurs la diversité de traitement qu’ils leur réservent, les écrivains roumains d’aujourd’hui - de la jeune comme de la moins jeune génération. C’est pourquoi il peut être aussi intéressant d’aborder cet espace littéraire par certains textes plus anciens. Quelques récentes publications contribueront utilement à ce retour en arrière, et nous pensons notamment au roman de Dinu Pillat, En attendant l’heure d’après, récemment traduit en français aux Editions des Syrtes

Mais c’est d’une autre lecture que cette note voudrait rendre compte. Celle d’un texte incontournable, et d’un poids comparable à celui de témoignages tels que ceux de Victor Klemperer, Tadeusz Borowski ou Hélène Berr. La traduction française du journal que l’écrivain juif roumain Mihail Sebastian (Iosif Hechter de son nom patronymique) a tenu de 1935 à 1944 est paru chez Stock en 1998. Sa publication en Roumanie deux ans plus tôt avait suscité une émotion importante. Et il faut bien admettre qu’on est là en présence d’un témoignage unique et monumental. Ce journal, on s’en doute, est l’histoire d’une descente aux enfers. Ou à tout le moins d’une déchéance, si l’on considère que Sebastian aura échappé, par les effets du hasard, de l’histoire (1) et de la clandestinité dans sa propre ville, aux meurtres, aux pogroms et à la déportation (il meurt à Bucarest d’un accident de la voirie en mai 1945). Cette situation lui aura permis de témoigner, à travers sa propre expérience, de l’enlisement de la société roumaine dans un antisémitisme que Hannah Arendt, à l’issue de son enquête dans le cadre du procès Eichmann en 1960, avait jugé comme le plus virulent d’Europe à la veille de la Seconde Guerre Mondiale (2). Mais ce journal témoigne aussi de manière irremplaçable des compromissions d’une partie de l’intelligentsia roumaine avec le mouvement de la Garde de fer. Ainsi que de la guerre, vécue au jour le jour, heure après heure. C’est enfin la littérature qui occupe dans ce journal une place centrale. Une littérature qui, bien que dérisoire face aux événements, fut pour Mihail Sebastian irremplaçable pour y survivre.



Lorsque l’on veut évoquer ce dont témoigne ce journal, on est tenté de dégager plusieurs lignes fortes.

En tout premier lieu, le journal de Sebastian est un document absolument incomparable sur l’antisémitisme qui a sévi en Roumanie dans les années trente et quarante. Un antisémitisme vécu au jour le jour par un intellectuel juif qui a fait les frais de son déploiement progressif aussi bien sous des formes sauvages (à travers les exactions de la Garde de fer dans le courant des années trente) que sous la forme étatique et légale qu’il a prise de plus en plus radicalement sous le régime d’Antonescu qui, rappelons-le, s’était ouvertement engagé auprès de l’Allemagne nazie durant la Seconde Guerre Mondiale. Il faudrait ajouter à cela l’antisémitisme «civil» qui en constituait le terreau : un antisémitisme populaire qui est devenu aussi «d’opportunité» lorsqu’il a été loisible à n’importe quel propriétaire d’augmenter arbitrairement les loyers de leurs locataires juifs, et à tout un chacun selon sa position, de récupérer les biens, les logements et les postes de ceux qui subissaient les spoliations les plus diverses.


Dans ce contexte, le témoignage de Mihail Sebastian nous offre aussi une focale éloquente sur l’implication des milieux intellectuels roumains de cette époque dans la mouvance fasciste portée par les Légionnaires de la Garde de fer et plus particulièrement sur l’engagement radical de Mircea Eliade dans cette voie. Cette compromission, que l’écrivain roumain Norman Manea avait pour la première fois mise sur la table au début des années quatre-vingt-dix, et qui nourrit encore aujourd’hui un certain nombre de polémiques (Eliade figurant avec Cioran, qui s’égara sur cette même pente, au Panthéon des grands penseurs roumains universellement reconnus) apparaît dans ces pages de manière limpide et fracassante. De manière innocente pourrait-on presque dire, puisque Mihail Sebastian tenait Mircea Eliade pour son meilleur ami, pour son «frère». Une relation qui sera bien sûr mise à mal par les convictions idéologiques du philosophe sans que Mihail Sebastian parvienne toutefois, paradoxalement, à s’absoudre d’une certaine forme d’affection (une nostalgie d’amitié) et à tout le moins d’une admiration intellectuelle pour celui dont le parcours ascendant (et tragiquement asymétrique au sien) ferait oublier les positions ultra-nationalistes et judéophobes après la guerre.

En second lieu, ce journal est, à partir de 1939, un témoignage sur le vif de l’évolution de la Seconde Guerre Mondiale. Une guerre vécue depuis Bucarest (où Sebastian se terrait) à travers le prisme des ondes de radio, des journaux, des émotions populaires. Et l’on éprouve soudain, dans cette absence de distance historique, les doutes, les angoisses, les espoirs qui, de façon parfois divergente, pouvaient alimenter les esprits : le raz-de-marée de l’expansion militaire nazie en 39-40, les batailles, les pays qui tombent les uns après les autres sous la coupe d'Hitler, les plus ou moins lents retournements de situation sur tous les fronts, avec, au centre de cette attention, et comme si tout le destin de l’Europe s’était joué là, l’effarante et interminable campagne de Russie jusqu’à l’impossible prise de Stalingrad et la reconquête vers l’Ouest des positions allemandes par une armée Rouge bientôt presque aussi redoutée par les populations des pays d’Europe centrale que les troupes d’Hitler.

Enfin, il y a au centre de ce journal, la littérature, immense et misérable. On ne trouvera pourtant pas dans ces pages l’expression d’une quête littéraire comparable à celle qui suinte dans chaque paragraphe du journal de Kafka ou de Virginia Woolf. Mais elle est pourtant omniprésente. Comme travail, d’abord. Sebastian est écrivain, et on le voit se débattre chaque jour avec ses romans ou ses pièces en cours, avancer page après page, chapitre après chapitre, baisser les bras, reprendre. S’il entre assez rarement dans le détail des interrogations de forme ou de contenu qui peuvent l’agiter, on le suit comme un laboureur à la peine. La littérature est toute sa vie (et il faut l’entendre aussi matériellement), elle lui prend l’essentiel de son temps mais Sebastian mesure aussi à quel point elle s’avère dérisoire face à l’étau qui se resserre bientôt sur lui comme sur les centaines de milliers de Juifs de son pays. Elle ressurgit pourtant par une autre porte et reste, en dernier lieu, tout ce qu’il possède (avec la musique, son autre grand refuge). Il n’a souvent plus un lei en poche, il vit caché, déprimé, terrorisé, mais il continue à lire (Balzac, notamment lui tient longtemps compagnie aux pires heures) et à traduire (Shakespeare, Jane Austen, …). Il suit l’impossible conquête de Stalingrad par les Allemands en même temps que les errements napoléoniens du siècle précédent dans ces mêmes contrées à travers Tolstoï ou d’autres auteurs. Il a l’impression que Thucydide a déjà tout dit de la guerre à laquelle le lecteur qu’il est assiste en direct. La littérature se fait souvent le miroir de ce qu’il est en train de vivre, mais elle lui permet aussi de s’évader, de penser, de survivre. Il oublie sa peur en dévorant la Comédie Humaine, il traduit la Tempête entre deux bombardements, il relit le Journal de Jules Renard… Sa solitude et sa vie dévastée demeurent peuplées de livres, son souffle s’y raccroche, comme à une dernière bulle d’air.



Cet aperçu quelque peu synchronique du journal de Mihail Sebastian ne rend pas encore compte de l’émotion que suscite sa lecture linéaire. Une lecture où les différentes dimensions que nous avons évoquées s’enchevêtrent et qui nous replonge également dans la dimension temporelle de cette écriture et du vécu qu’elle porte. Or ici, l’expérience des jours qui passent est celle, à tout point de vue, d’une dégradation imposée violemment de l’extérieur.

Dans les années trente, Mihail Sebastian est encore un jeune et brillant avocat. Il est également un écrivain reconnu, auteur de deux romans et de pièces de théâtre qui sont jouées sur les scènes nationales. Il exerce en outre une activité de critique littéraire et de journaliste, participe à des revues, côtoie les milieux littéraires. C’est également un mélomane averti qui ne peut pas passer une journée sans écouter Ravel, Brahms, Beethoven, Debussy et qui signe à l’occasion des articles dans la presse musicale… Il est par ailleurs bel homme et aime les femmes, qui le lui rendent bien. Ses écrits en témoignent : son premier roman s’intitule Femmes et nous ne ferons pas l’affront à notre Sollers national d’imaginer qu’il s’en est inspiré pour son roman éponyme.

On ne devine pas encore l’homme usé et dépossédé de tout qui écrira dans son journal quelques années plus tard, comme ici en septembre 1941, des phrases comme celles-ci :

« Je n’ai jamais été aussi vieux, aussi terne, aussi dépourvu d’élan, de jeunesse. Des cordes cassées, des gestes inutiles, des mots effacés ».

« Une nuit d’insomnie, puis toute une journée de tourment, de tristesse, de lassitude. Un sentiment d’effondrement. Je me sens disloqué, à terre, sans salut. »

L’antisémitisme n’est pas une donnée nouvelle dans la société roumaine lorsque s’ouvre ce journal. Et les fissures qui menacent la position et la reconnaissance de Mihail Sebastian sont déjà visibles. Par ailleurs, la Légion de l’Archange Michael, autrement nommé Mouvement Légionnaire (rebaptisé plus tard Garde de fer par son fondateur) avait été créée en 1927 par un instituteur, Corneliu Zelea Codreanu. Affiché d’extrême droite, nationaliste et chrétien, ce mouvement d’abord minoritaire  qui reprendra à son compte la plupart des thèses antisémites, suscita un engouement croissant après la crise de 29. Les Légionnaires revendiquaient, face à la monarchie parlementaire, aux élites internationalistes et aux politiques corrompus, un retour à l’essence de la Nation et aux valeurs mystiques de la chrétienté. Ils défendaient l’avènement d’un Homme Nouveau enfin libéré de la fange dans laquelle la Roumanie avait été plongée et développaient une vision de la société ouvertement raciste et farouchement hostiles aux Juifs.


D’abord majoritairement incarnée par des militants d’origine modeste et rurale, le Mouvement Légionnaire fut rallié au début des années trente par de nombreux étudiants ainsi que des universitaires et des intellectuels de renom. Parmi eux, et sous la plume de Mihai Sebastian, on retrouve notamment Nae Ionescu, un éminent professeur de philosophie qui, bien que son nom soit resté pratiquement inconnu en France, semble avoir exercé une grande influence dans les milieux universitaires roumains de l’époque et joui d’une aura exceptionnelle. Sebastian lui-même, et bien que dénonçant les dérives extrémistes du maître, gardera jusqu’au bout un respect intellectuel important à son égard.


Mircea Eliade  est l’autre figure éminente à s’être délibérément rangé du côté de la Garde de fer. A ce titre, on pourra lire aussi le journal de Sebastian comme l’histoire d’une désillusion, d’une déchirure et d’une amitié qui va pourrir sur pied. Voilà ce qu’il écrit (mais les exemples seraient nombreux) le 25 septembre 1936 :

« Je voudrais éliminer toute allusion politique de nos conversations. Mais est-ce possible ? Qu’on le veuille ou non, la « rue » nous rattrape et, sous la réflexion la plus anodine, je sens s’élargir la brèche entre nous.
Perdrai-je Mircea pour autant ? Puis-je oublier tout ce qu’il a d’exceptionnel, sa générosité, sa force vitale, sa bonté, son affection, tout ce qu’il a de juvénile, d’enfantin, de sincère ? Je ne sais pas. Je sens entre nous des silences gênants, qui ne cachent qu’à moitié les explications que nous fuyons, car nous les sentons sans doute tous les deux, et je n’arrête pas d’accumuler les désillusions, dont sa signature dans l’antisémite
Vremea (à l’aise, comme si de rien n’était) n’est pas la moindre.
Je ferai mon possible pour le garder malgré tout. »

Un effort qui ne sera visiblement pas réciproque, d’autant que les positions d’Eliade finiront par prendre un tour on ne peut plus clair. Voici ce qu’on trouve le 2 mars 1937 :

« Longue discussion politique avec Mircea, chez lui. Impossible à résumer. Il était lyrique, nébuleux, il multipliait les exclamations,  interjections, les apostrophes… Je ne retiendrai de tout cela que cette déclaration, enfin franche : il aime la Garde, elle est son espoir, il attend sa victoire… /… Pour ce qui est de Gogu Rădulescu (Mircea disait ironiquement « m’sieu Gogu »), l’étudiant qui a été battu à coups de corde mouillée au siège des Gardes de fer, bien fait pour lui ! Voilà ce qui convient aux traîtres. Lui, Mircea Eliade, ne se serait pas contenté de si peu, il lui aurait crevé les yeux. Tous ceux qui ne sont pas des Gardes de fer, tous ceux qui font une autre politique que la politique gardiste sont des traîtres à la patrie et ne méritent pas d’autre sort.
Il se pourrait que je relise un jour ces lignes et que j’aie du mal à croire qu’elles résument les paroles de Mircea. Il est donc bon de préciser que je ne fais que reproduire fidèlement ses propos. Simplement pour ne pas les oublier. Un jour, peut-être, les choses se seront suffisamment apaisées pour que je puisse lire cette page à Mircea et le voir rougir de honte ».

Mais Mihail Sebastian n’aura hélas jamais l’occasion de voir son ancien ami rougir de honte d’avoir tenu de tels propos. Leurs relations se distendront de plus en plus considérablement et leurs destins prendront des chemins tout à fait divergents.  L’histoire de la Garde de fer et de ses rapports houleux avec les différents pouvoirs en place demanderait de plus amples développements. Disons que malgré une parenthèse « parlementaire », elle s’est le plus souvent manifestée, au-delà des meurtres et des passages à tabac de Juifs et d’étudiants, dans une opposition armée aux gouvernements qui lui étaient défavorables (assassinat du ministre de l’intérieur Armand Călinescu en 1939) et dans des tentatives de prise du pouvoir par la force, même lorsque ce pouvoir partageait bon nombre de ses idéaux et de ses haines raciales (coup d’Etat manqué contre Antonescu en 1941). Ce qui permit d'ailleurs aux Légionnaires de développer une martyrologie de leur propre mouvement…



Codreanu fut assassiné en 1938, Eliade comme  Nae Ionescu séjournèrent en prison et des centaines de Légionnaires furent passés par les armes après le coup d’état manqué de 1941. Eliade sut quant à lui tirer son épingle du jeu à temps et se faire nommer comme attaché culturel auprès du régime d’Antonescu auprès de la légation royale de Roumanie à Londres dès 1940. Une carrière enviable s’ouvrit alors à lui, qu’il prolongea dans les mêmes fonctions à Lisbonne, de 1941 jusqu’à la fin de la guerre. Ce qui lui vaudra même de rédiger un livre à la gloire de l’Etat chrétien et totalitaire de Salazar en 1942. Il semble difficile de qualifier encore, avec l’indulgence de Mihail Sebastian, de «naïveté catastrophique» ce type d’enthousiasme.

Au cours de l’un des passages d’Eliade à Bucarest en 1942, Mihail Sebastian (qui n’a alors plus d’argent, plus de travail, et subit chaque jour le durcissement des lois anti-juives dans son pays), relate ainsi le rapport qui lui est fait d’une soirée chez son ancien ami :

« Mac Constantinescu, rencontré avant-hier, me dit qu’ils se sont tous réunis chez Mircea Eliade et qu’à un moment donné ils m’ont « évoqué ». Le mot m’a amusé et irrité à la fois. Je regrette de ne lui avoir pas demandé : "Quoi, vous avez fait du spiritisme ?" »


Pour l’auteur de ces lignes, la dégringolade a commencé depuis plusieurs années déjà et elle n’ira qu’en s’amplifiant. Le poste de directeur du Théâtre National de Bucarest lui est explicitement refusé dès 1936 en raison de sa judéité. Il sera bientôt radié du barreau. Il ne pourra plus être publié. Ses livres, au même titre que tous ceux des auteurs juifs, seront retirés de la vente. Il ne pourra plus signer aucun article dans aucun journal. Il se repliera un temps vers l’enseignement puis ne pourra plus enseigner. Il survit comme nègre ou traducteur sous prête-noms. La recherche d’argent devient un calvaire de chaque jour (il doit subvenir également aux besoins alimentaires de sa mère). Il emprunte souvent de l’argent (exécrant d’avoir à se transformer en débiteur) pour tenir. Toutes les denrées (dont les prix sont échelonnés selon que l’on est juif ou chrétien) augmentent, les réquisitions se multiplient : les Juifs doivent déposer auprès de l’administration des vêtements et toutes sortes de biens, qu’ils sont de fait obligés d’acheter, sous peine d’être expédiés en camps de travail. Son propriétaire augmente le montant de ses loyers au-delà du raisonnable. Sebastian s’épuise, s’éreinte, ne voit plus le bout du tunnel. Il enregistre à la radio et dans les journaux, les meurtres, les tabassages, les emprisonnements, les déportations en Transnistrie, les pogroms (dont il sous-estime alors l’ampleur qui ne sera le plus souvent connue qu’après la guerre), les éloquents discours anti-juifs d’Hitler ou de ses émissaires, la propagande antisémite d’Antonescu. Sebastian doit bientôt quitter son appartement et se réfugier rue Antim, dans un autre quartier de Bucarest, renoncer à son carré de solitude, à la musique (les Juifs doivent se séparer de leur radio). La liste est longue et pourrait s’étendre encore.

Les seuls moments de répit qu’il connaît, il les doit à ce qu’il parvient encore à écrire, aux livres qu’il parvient encore à lire, à un disque qu’il lui arrive encore parfois de se payer en sacrifiant pour cela le plus essentiel, ainsi qu’à quelques escapades en montagne ou à ces séjours en plein air auprès du prince et de la princesse Bibesco, qui n’ont jamais cessé de lui offrir leur accueil lorsqu’il était à bout de force.

Ces pages traversent le lecteur de part en part. Car ce qui peut faire la faiblesse d’un journal en fait aussi sa force : il accumule, ne craint ni le pire ni le meilleur, ni les redondances ni les soubresauts. Sebastian fait à nouveau surgir sous nos yeux ce que nous croyions savoir et nous le découvrons avec lui. Nous passons par ses dépits, ses espoirs, ses cauchemars (une nuit de 1943 il rêve qu’Hitler lui assène des horreurs en roumain et qu’il suffoque dans Paris occupé…). On s’émeut aussi parfois de ce qu’il ignore encore face au spectacle du désastre. On le voit ainsi s’indigner, en lisant l’Histoire des Juifs de Simon Dubnow, de la somme des malheurs que ceux-ci ont subi. Et il mentionne des pogroms qui au XVIème siècle avaient coûté la vie à plusieurs centaines de Juifs. On est en 1941 lorsque Mihai Sebastian note ces chiffres dans son Journal… La même année 12000 Juifs roumains périssent au cours du seul pogrom de Iași et il est inutile d’évoquer d’autres chiffres pour souligner ce que cette lecture «par-dessus l’histoire» peut avoir de poignant.

En 1944, Bucarest est brièvement bombardé par les Alliés puis par les Allemands après la chute d’Antonescu. L’immeuble de la rue Antim est touché mais Mihail Sebastian en réchappe. Le 31 décembre 1944, il écrit dans son journal :

« Le dernier jour de l’année. J’ai honte d’être triste. C’est tout de même l’année qui nous a rendus la liberté. Par-dessus toutes les amertumes, par-dessus toutes les souffrances, par-dessus toutes les désillusions, ce seul fait fondamental demeure. »

Cinq mois plus tard, Mihai Sebastian est renversé par un camion sur le chemin de l’Université Libre de Bucarest, où on lui avait confié une chaire. Il s’apprêtait à y donner son premier cours de littérature universelle. Une fin aussi tragique qu’absurde dès qu’on la mesure aux épreuves que l’homme aura traversées. Une fin trop tôt survenue et qui lui aura peut-être seulement évité de subir ce qu’il n’aurait pas manqué de subir : une autre terreur, stalinienne cette fois, qui fut fatale à la plupart de ses compagnons d’infortune des années de guerre.

On sort un peu sonné du Journal de Mihai Sebastian.  Et avec la certitude qu’il s’agissait-là d’une lecture indispensable.

Notes

(1)   La persécution des Juifs de Roumanie sous le régime d’Antonescu revêt un caractère paradoxal. Il a d'abord été l’un des dirigeants les plus virulents à l’encontre des Juifs du pays qu’il gouvernait, devançant même la politique hitlérienne. Il a mené une violente politique de persécution, de massacres et de déportations qui s’est surtout déployée dans les territoires cédés (Transylvanie du Nord, Bucovine, Bessarabie) ainsi qu’à Iasi, lors du pogrom du 27 juin 1941. Néanmoins, Antonescu a toujours été réticent à s’aligner sur la politique de la Solution finale qu’Hitler entendait mettre en œuvre dans toute l’Europe. En décembre 1942, les Allemands découvriront qu’Antonescu avait envisagé de monnayer à hauteur de sommes extrêmement élevées le transfert de plus de 70.000 Juifs vers la Palestine… Ceci expliquant cela. Le fait est que dans toute une partie de la Roumanie (dont Bucarest) un pourcentage plus élevé qu’ailleurs de la population juive put ainsi échapper à la déportation vers les camps de la mort allemands et à l’extermination. Antonescu fut ainsi à la fois le plus grand génocidaire non-allemand de la Seconde Guerre Mondiale et l’un des rares dirigeants pro-nazis, certes pour des raisons intéressées, à ne pas avoir livré « ses » Juifs à Hitler.
(2)   Pour une mise en perspective, voir la traduction française (aux Editions Non Lieu) de l’essai d’Andrei Oişteanu : Les images du Juif. Clichés antisémites dans la culture roumaine (à paraître en avril).









Mihail Sebastian, Journal (1935-1944). Editions Stock. 1998. Traduit du roumain par Alain Paruit.

Images : 1) ©Sylvie Bleeckx, Homme seul / 3) Horia Sima, président de la Garde de fer en 1940 / 4) Mircea Eliade / 5) ©Toru Hanai/Reuters

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