mardi 12 mars 2013

> Petites ignorances de la conversation - Charles Rozan

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Republié en décembre 2012 par les Editions des Equateurs, d’après l'édition originale de J.Hetzel (1868), l’ouvrage de Charles Rozan Petites ignorances de la conversation était déjà épuisé fin janvier. Pire, on ne le trouvait plus guère que dans les quelques librairies qui, afin de ne pas s’en séparer trop vite, l’avaient planqué au rayon peu racoleur des ouvrages parascolaires (1). Il aura donc fallu moins d’un mois pour que la masse invisible des lecteurs s’abatte sur ce petit opus - dont la refloraison s’accompagna d’un silence médiatique à peu près total (2) - comme le printemps sur le bas clergé.

On ne trouvera pourtant rien de sulfureux dans ces pages pondues de haute-main par un ancien fonctionnaire du ministère de l’Instruction Publique, des pages qui n’évoquent ni de près ni de loin les métamorphoses porcines d’un ex-futur chef d’Etat au-dessus de l'oreille érogène d’une journaliste néo-voltairienne. Rien de sulfureux, donc, à moins de considérer que la mise à nu de plus de cent-cinquante locutions proverbiales passées dans la conversation courante (et qui pour certaines s’en sont retirées depuis) puisse être source d’émois inattendus… Car c’est bien-là ce qui motiva le propos curieux et érudit de Charles Rozan : remonter à la source, parfois trouble et parfois limpide, des «dictons populaires» et des «phrases toutes faites» qui alimentent notre art quotidien de la conversation.



 

Dans la besace de Charles Rozan on trouvera tout un panel d’expressions, de mots, de jurons et de locutions dont on se demande assez rarement ce qui nous vaut d’en disposer. Ils sont autant de petits miroirs de notre ignorance coutumière. En héritiers ingrats, nous manquons de reconnaissance envers l’origine de ces outils qui nous permettent souvent de donner à nos arguments le relief qui sans cela leur manquerait. Et Charles Rozan entend rendre à César... tout en éclairant nos lanternes.

Car en effet, qui saurait dire au pied-levé d’où vient qu’un «bouc émissaire» désigne ce qu’il désigne ? Ou par quelles voies nous avons hérité du «lit de Procuste», du «rire sardonique», de «la croix et la bannière», de «la foi du charbonnier» ou des «fourches caudines» ? Qui sait ce qui nous vaut, hors la soif, de «boire à tire-la-Rigault» ? Pourquoi tire-t-on le «Diable par la queue», se lève-t-on dès le «poltron-minet» ou a-t-on «maille à partir» ?

Et bien Monsieur Rozan, lui, s’est posé ces questions. Il ne nous sort pas pour autant des réponses toutes faites de son chapeau de Grand Instructeur. Souvent il gratte, il tourne, il retourne, il confronte ses sources, les pèse, les soupèse, effeuille de vieux et lourds dictionnaires, fait appel à ses souvenirs de lecture, malaxe, déduit et réactive des hypothèses émises avec plus ou moins de bon sens par d’éminents écrivains ou d’illustres inconnus.

On découvrira ainsi que l’on doit à un certain Mathias et à son coq le mot «galimatias». C’est qu’en effet un avocat, plaidant autrefois en latin (comme le voulait l’usage), en faveur d’un certain Mathias sur «un coq en litige», s’emberlificota dans l’emploi des déclinaisons. Voulant désigner le coq de Mathias (Gallus Mathiae) il évoqua en fait le Mathias du coq (Galli Mathias). Ce lapsus casuel fut assez savoureux il faut croire pour que la formule fût lexicalisée et passât ainsi dans notre langue pour désigner un «propos embrouillé».

On apprendra encore que si l’on a longtemps cru que le terme de «loup-garou», version populaire du lycanthrope, était peut-être dû à l’étymologie celtique du mot garou (garw pour cruel, féroce, et l’on aurait alors un loup féroce, ou gur pour vir et l’on obtiendrait ainsi un homme-loup), il vient plus probablement de ce qu’il était recommandé aux bergers de «se garer des loups», la prudence supplantant parfois l’autorité étymologique… Quant à ogre, il ne serait pas surprenant qu’il ait d’abord désigné, sous des traits que l’on devine peu amènes, rien moins qu’un hongrois... On verra encore que si le Saint-Gris de Ventre-Saint-Gris, désigna d’abord, dans un esprit de blasphème, Saint-François d’Assise en tant que patriarche des moines gris, il devint surtout «un saint de fantaisie inventé pour donner un patron aux ivrognes, comme saint Lâche un patron aux paresseux et sainte Nitouche une patronne aux hypocrites.»

Dans l’expression «se mettre Martel en tête», «Martel» viendrait du mot italien «martello» (jalousie), ce même nom ayant sans doute puisé son radical dans le vieux mot français «martel», qui désignait un marteau… Voilà de quoi y perdre son latin à défaut de son sang-froid... 

Lorsqu’il se penche sur «mettre au rancart», Rozan, nous prouve qu’il n’est pas seulement un bon petit soldat de la langue mais sait aussi prendre la mesure de ce qu’elle peut avoir de facétieux. Il fait l’hypothèse, en s’inspirant d’un philologue fantaisiste du XVIIème siècle, que l’intrigant «rancart» pourrait être le résultat d’un mot-valise (avant la lettre) forgé à partir de «mettre au rang» et «mettre à l’écart».

A l’article «L’habit ne fait pas le moine», on découvrira non seulement quelques variantes sous-régionales de la formule, telles que «sous pauvre casque peut se trouver un gaillard» (proverbe espagnol) ou «porter un grand couteau ne fait pas le cuisinier» (proverbe allemand), mais on nous dévoilera encore le rutilant dicton d’origine qu’utilisait les Anciens : «La robe de lin ne fait pas le prêtre d’Isis»…

On pourra aussi suivre à rebours le chemin qui conduisit, par la voie d’une réappropriation phonétique flageolante loin des Pyrénées, de «parler français comme un basque espagnol» à «parler français comme une vache espagnole».

Mais l’un des charmes, et non des moindres, de ces Petites ignorances de la conversation, vient aussi du recensement, à côté de celles qui sont encore au chaud dans notre langue, de locutions que nous avons aujourd’hui perdues de vue et qui jouissaient encore d’une certaine vivacité à l’époque de Charles Rozan. Qui ne rêverait pas de pouvoir encore placer, l'air de rien, les «anguilles de Melun», l’ «orthographe de Voltaire», le «cercle de Popilius», «faire Charlemagne» ou «mourir de la mort de Roland» ? Ce n’est parfois plus seulement leur origine, qui nous intrigue ou nous amuse, mais le tour en tant que tel de certaines expressions oubliées.

Des expressions dont la paternité variable fait à tour de rôle revivre sous nos yeux de pauvres paysans anonymes ou d’illustres lettrés… Ces derniers ne furent d’ailleurs pas toujours les plus inspirés. C’est Madame de Sévigné qui aurait lancé l’expression «Racine passera comme le café», pour évoquer un effet de mode dont la durée de vie est comptée. On est en droit de considérer, trois siècles plus tard, que sur ce coup-là elle manqua quelque peu d’intuition... S’il faut donc se méfier du contre-effet que pourraient produire certains proverbes sur mesure, espérons que personne ne se risquera à populariser «Zeller passera comme le rosé-pamplemousse». Quelques bonnes bouches pourraient nous en vouloir, d’ici à trois cents ans, d’en avoir fait si présomptueusement usage…

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(1) Qu’on se rassure, apprend-on de source sûre, l’ouvrage a été réimprimé la semaine dernière...
(2) On notera toutefois la mention enjouée de cette parution par Philippe Meyer, qui y a consacré l'une de ces mini-chroniques matinales sur France Culture.

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Charles Rozan, Petites ignorances de la conversation. Editions des Equateurs (d'après l'édition de 1868 de J. Hetzel). 2012

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