lundi 8 avril 2013

> Les mots ont déplacé la montagne




















 Les  nouvelles de l’écrivain norvégien Magne Skåden, traduites pour la première fois en français par Hélène Hervieu  - et qui viennent de paraître chez Les Impressions Nouvelles sous le titre La montagne s’est déplacée, sont à la fois troublantes et attachantes. Leur lecture, difficilement dissociable de l’histoire de l’auteur, interroge aussi nos propres représentations de la littérature.

Cette histoire singulière, Hélène Hervieu nous en parle dans sa préface. Magne Skåden est né en 1977 d’un père sami et d’une mère norvégienne dans une région désertique, au nord du cercle polaire. Atteint dès la naissance de lésions cérébrales graves, il aurait pu rester sa vie entière confiné dans le silence. Ses premiers mots écrits (il ne parle toujours pas à ce jour) ne lui sont venus qu’à l’âge de 28 ans, à l’issue d’une rééducation centrée autour de la méthode Doman (développée aux Etats-Unis dans les «Institutes for the Achievement of Human Potential»).

En avril 2005, un ami qui lui avait promis une promenade avant la fonte des neiges oublie le rendez-vous. Sous l'effet de cet incident qui l'affecte,  Magne Skåden griffonne alors ses premières phrases. Il ne s’arrêtera plus. Son premier livre paraît en 2008 en Norvège. D’autres suivront et Magne Skåden est aujourd’hui reconnu dans son pays comme un écrivain à part entière. Certaines universités ont mis ses livres au programme pour l’étude de «la littérature sami en norvégien».

Les histoires que l’on lira dans ce recueil (le premier de ses livres traduits en français) mêlent à un ton proche du conte par leur simplicité, leur rythme narratif, une sorte d’inquiétante étrangeté qui nous entraîne dans un monde intérieur habité de tensions et de vertiges. L’écriture et les interrogations de Magne Skåden semblent parfois rejoindre, par des voies internes et préservées de toute influence littéraire, des univers proches de ceux d’auteurs comme Kafka, Walser ou Beckett.




Dans chacune de ces nouvelles, on trouvera comme une fraîcheur cruelle. On entre d’abord dans ce qui pourrait être le récit d’un souvenir, un fil brodé autour d’une image gravée dans la mémoire ou une balade philosophique gorgée d’enfance. Et puis, très vite, on ne sait plus trop vers où l’on va nous conduire, on ignore si la prochaine étape sera un mur infranchissable ou une porte ouverte. On suit le narrateur dans ses égarements comme dans ses stations immobiles. On le voit voyager de l’autre côté des étoiles pour combattre un alter ego qui comme lui, refuse de n’être que la copie de l’autre (Derrière les étoiles). Mais on peut aussi bien l’observer se tenir sans mouvement devant la mer, au pied d’une montagne (Je ne suis pas alpiniste) ou devant un outil fixé depuis toujours au mur de la grange familiale et dont il n’a jamais osé se saisir (L’outil).

Il y a des doubles, des labyrinthes, des chemins que l’on aimerait bien prendre et que l’on ne prend pas, d’autres que l’on découvre quand on ne s’y attendait plus. On a l’impression qu’à chaque nouvelle histoire, un petit conte initiatique à la première personne cherche à se mettre en branle, qu’il y aura peut-être une leçon à en tirer. Mais s’il y a parfois des chutes, elles n’ont jamais la rondeur d’une leçon. Ou bien la leçon nous reste dans la bouche comme un bonbon amer, la réponse comme un point d’interrogation.

Chaque phrase, chaque passage est empreint d’une naïveté profonde qui fait surgir devant nos yeux la fragilité oubliée du monde. Souvent, c’est à la fois cocasse et sensible.

« Le sentier commençait là où je me tenais. Etrange que les choses commencent toujours à l’endroit où l’on se trouve. Mais je dois reconnaître que c’est pratique qu’elles commencent là et pas ailleurs. Vous imaginez un peu si le sentier avait commencé à un endroit où je n’étais pas. Je me serai retrouvé orphelin de sentier, dans un terrain dépourvu du moindre chemin. »

Derrière ces histoires qui sont autant de vagabondages introspectifs, on entendra bien sûr l’écho des obsessions qui ont nécessairement marqué l’auteur. La question de la solitude, de l’enfermement, de la différence sont récurrentes dans les nouvelles de Skåden. Dans l’une d’entre elles (J’existais), il évoque de manière à peine masquée, le passage qui l’a conduit du monde d’avant sa naissance au langage à son nouveau monde.
  
« Je vivais dans un monde que la langue norvégienne n’a pas d’adjectif pour décrire. La langue se développe par rapport à ce que l’on doit décrire, et l’univers dans lequel je vivais, la langue ne l’avait jamais approché de près ou de loin – donc on n’avait pas de mot pour le décrire. »
 
Dans cette nouvelle très émouvante il fait ensuite le récit du voyage en train qui le conduit vers cet ailleurs à la fois désiré et un peu menaçant. Il se trouve d’abord enfermé dans un compartiment «exigu et inconfortable». Il entend crier et siffler de l’autre côté, une présence se signale mais il ne parvient pas, dans un premier temps, à faire céder la porte. A force de lutter, le narrateur finit par s’arracher à son compartiment.

« La porte s’entrebâilla. Je glissai un pied pour la bloquer. Puis j’appuyai encore. Petit à petit, je compris qu’à force d’acharnement ça allait marcher. J’ai pris un élan désespéré et j’ai foncé. La porte s’est ouverte. J’étais dehors à la lumière du jour !
- Un garçon ! dit une voix. »


 

Plus souvent, le « Je » qui porte ses histoires apparaît sous la forme d’un corps dissocié de lui-même. Plusieurs histoires mettent en scène un narrateur qui progresse en pièces détachées, qui observe sa propre désolidarisation. 

«Moi-même, le corps et les talons, nous avancions plus haut sur la pente, toujours plus haut. Les talons avaient une peau calleuse, des talons de travailleur. Mon corps s’était musclé à force de suivre mes talons. Il ne souffrait plus. Un corps bon et solide. Et moi ? Je suivais cahin-caha de mon mieux, ayant peur de rester en rade.»

Si l’effet d’humour n’est pas absent de ce passage, on devine aussi la gravité qui l’habite.

Dans Le sentier, peut-être l’une des plus belles nouvelles du recueil, le narrateur évoque le souvenir d’une promenade en forêt. Il décide de rester assis sur un talus herbeux alors que ses pieds, son nez et ses yeux continuent la promenade. Les pieds, le nez et les yeux reviennent un peu plus tard, incroyablement émus mais incapables de décrire ce qu’ils ont vu. Des années plus tard, le narrateur, qui a vieilli, passe en revue «les vidéos qui sont si intelligemment sauvegardées dans la mémoire de tout homme et auxquelles on a accès dans un moment de faiblesse ». Lors de ce « replay » il revoit la scène mais parvient également à suivre ses pieds, son nez et ses yeux dans la balade qu’ils firent la première fois. Il découvre alors ce qui lui était resté caché : 

« Dans la vidéo de ma vieillesse, je revis la femme de ma vie, la femme que j’avais toujours rêvé de rencontrer, assise sur un rocher avec son pique-nique. Je vis mes yeux la contempler – et mes pieds continuer leur route ! »

Le vieil homme devine alors tout ce qu’aurait pu être sa vie si ce jour-là il avait accompagné ses pieds, ses yeux et son nez… Mais l’âge atténue les chagrins et il ne lui reste plus, comme dans un lointain prolongement de l’Invention de Morel, qu’à se repasser sans cesse la vidéo…

On verra encore ce narrateur lunaire hésiter au bord d’un puits, on l’entendra nous parler d’un ami mort qui l’aidait à ne pas se tromper dans ses comptes ou de son rapport fusionnel à un arbre que des engins ont détruit… Dans chacune des nouvelles de Magne Skåden, des souvenirs semblent inventés pour en transfigurer d’autres, et l’étrange se met au service d’une sensibilité réelle. On ressentira, à chaque page de ce recueil étonnant, ce que la traductrice a elle-même relevé en le découvrant : la force d’ «une écriture poussée par une nécessité interne». Hélène Hervieu nous rappelle que c’était là l’ «un des plus importants conseils qu’ait donné Rilke dans ‘Lettres à un jeune poète’ ». Magne Skåden n’a probablement jamais eu le loisir de se nourrir de ces conseils. C’est par d’autres chemins qu’il a dû accoucher de cette parole vraie. Il nous rappelle que la littérature survient parfois là où on ne l’attend pas et que les mots peuvent déplacer des montagnes.

*

(Le recueil de nouvelles de Magne Skåden entre un peu en résonance avec un autre récit récent : Porte-voix, de Roland Pottier, paru aux Editions  Presque Lune. Il s’agit du journal d’un écrivain  frappé d’aphasie suite à un accident cardio-vasculaire. L’auteur témoigne de sa  longue et pénible reconquête du langage dans et à travers l’écriture de son journal. On le voit passer du style luxuriant de son roman en cours (dont les premières pages alimentent le début du livre) à un réapprentissage total du langage. Il développe peu à peu, au prix de grands efforts, un style à la fois approximatif, ludique et porté lui aussi, d’une autre façon, par une touchante force interne. Voir sur ce livre, l’article d’Eric Bonnargent). 














Magne Skåden, Un jour la montagne s’est déplacée – Récits du silence. Les Impressions Nouvelles. 2013. Traduit du norvégien par Hélène Hervieu.


Images 1, 3, 4 : ©Rune Guneriussen



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