Les dimanches de Jean Dézert, l’unique roman de Jean de La Ville de Mirmont, est un texte au destin curieux… Sans jamais être vraiment sorti de l’ombre, il est pourtant régulièrement réédité depuis des années. Il fait partie de ces œuvres discrètes qui appellent pourtant une estime durable, suscitent une tendresse qui ne se flétrit pas. A chaque nouvelle parution, il est généralement accompagné de la préface que François Mauriac consacra à celui qui fut son ami de jeunesse. Mais c’est aussi un livre que l’on manipule comme une trace ténue. Celle que laissa parmi nous un jeune homme très tôt emporté par les vagues dévastatrices de la Grande Guerre. Jean de La Ville de Mirmont fut enseveli sous un tir d’obus le 28 novembre 1914, le surlendemain de son arrivée sur le front du Chemin des Dames. Il était myope et de petite santé, il aurait pu s’éviter ça. On dit que c’est son peu de goût pour la paperasserie qui le poussa à se laisser mobiliser. Il y a dans cette vague paresse un peu de l’«aquoibonisme» qui colle à la peau de Jean Dézert, son petit frère de papier. Car les Dimanches nous dresse le portrait d’un homme tout en transparence, un résigné mélancolique qui se laisse porter par la vie en occupant le moins de place possible. Il regarde passer les jours de la semaine en attendant le dimanche où il ne fait guère plus que ne rien faire : flâner sur les boulevards, lire les enseignes des magasins, se promener anonyme dans Paris parmi les passants anonymes de Paris. Voilà qui lui va bien. Jean Dézert a un petit air du Bartleby de Melville. Mais l'on trouvera aussi dans la prose de Mirmont quelques accents plus proches de son espace-temps (Alphonse Allais, Jules Laforgue...). Et une petite musique, légère et acérée, que l’on aurait aimé entendre plus longtemps.
« Jean Dézert n’est pas ambitieux. Il a compris que les étoiles sont innombrables. Aussi se borne-t-il, faute de mieux, à compter les réverbères des quais, les soirs d’ennui. »
Tout est dit, pourrait-on croire, mais ce trait de caractère a priori peu engageant trouve à se décliner de bien des manières sous la plume de Jean de La Ville de Mirmont. Son personnage endosse la vie comme un costume mal taillé mais qu’il faut bien porter - il serait sans doute plus fatigant encore d’aller cul nu. Et d’aller où, d’abord ?
Jean Dézert «ne résiste à aucune concession». C’est là la forme que prend chez lui le péché de gourmandise. «Lorsqu’ il pleut il ouvre son parapluie et retrousse le bas de son pantalon» et il a même «servi plusieurs fois de témoin dans des accidents de voiture».
Jean Dézert est gratte-papier dans la (petite) fonction publique et il ne s’en réjouit pas plus qu’il ne s’en plaint. Son seul ami s’appelle Léon Duborjal mais il ne le rencontre qu’au restaurant. Ces quelques repas partagés lui suffisent. Sinon il vit seul dans un petit appartement, rue Vaneau. Depuis sa fenêtre il se contente souvent des menus spectacles que la rue lui offre. Il n’en tire aucune conclusion. Il constate, voilà tout.
«Entre quatre et cinq heures, trois chevaux de fiacre, dont un blanc, ont glissé devant la maison. Aucun n’a eu de mal.»
Il serait pourtant faux de dire que jean Dézert n’attend strictement rien de la vie. Ce qu’il attend dans la vie, c’est le dimanche. Un jour pas tout à fait comme les autres, puisque c’est celui où il peut enfin ne rien faire. Un jour un peu déserté durant lequel les familles s’enferment chez elles et où il lui plaît de déambuler dans Paris. Il se coule dans une sorte de laisser-aller indolent, butine les signes, les enseignes, les silhouettes passantes, les petits riens…
Ces flâneries nonchalantes nous valent aussi une série d’aperçus collatéraux du Paris de l'époque. Un Paris où les fiacres croisent les premières automobiles, où les coiffeurs vous vantent les mérites de la raie au milieu et où l’on peut s’asseoir (déjà) à la table d’un restaurant végétarien et «anti-alcoolique» pour commander une «nutto-crème d’arachides» ou «un protose aux pignons de pin».
Mais malgré son peu de goût pour les passions troublantes et les événements retentissants, Jean Dézert aura droit néanmoins à sa part d’«aventure». L’aventure s’appelle Elvire Barrochet et il la rencontre au Jardin des Plantes devant le bassin des otaries… Au cours de cette première rencontre aux atours indigents, Jean de La Ville de Mirmont nous offre une série de dialogues d’une drôlerie raffinée… L’humour, chez lui, n’est jamais explosif, juste travaillé à la pointe. Elvire est la fille d’un artisan qui fait commerce de couronnes mortuaires. Une relation se noue. Un dimanche ils prendront le train jusqu’à Viroflay, mais il pleut… Jean Dézert sera présenté au père, il y aura des fiançailles et puis tout retombera bientôt comme un soufflet, pour un motif aussi léger qu’inattendu : Elvire découvre un jour avec stupeur que son fiancé a «la figure trop longue»...
Face à cette peine d’amour, l’animal à sang froid conserve un esprit rationnel et mesure les décisions qu’il faut prendre…
«Il existe trois moyens d’obtenir l’oubli en pareil cas. Le premier consiste à se jeter dans les plaisirs, autrement dit à faire la fête. Le second réside dans l’alcool. Le troisième – les précédents ne manquent pas -, c’est la mort. Cette dernière ressource est la plus sûre et la moins coûteuse. Avant d’y recourir, peut-être convient-il pourtant d’avoir épuisé les deux autres.»
On passera donc rapidement les deux premières étapes. Mais c’est au bord de la troisième que Jean Dézert renonce, ni par peur, ni par regain d’intérêt pour la vie mais «car cela même, un suicide, lui semblait inutile, se sachant de nature interchangeable dans la foule et incapable de mourir tout à fait.»
Que le lecteur se rassure, il n’a pas à craindre que tout soit ici défloré. On l’aura compris, la vraie saveur des Dimanches de Jean Dézert réside avant tout dans une prose délicatement astringente, des aplats légèrement déhanchés et dans un ton apathique piqué de touches d’humour et de mélancolie.
«Voici la Seine. Ce ne sont plus les bateaux-mouches qui font les vagues. Le fleuve s’amuse tout seul, entre ses quais d’aplomb, froidement et tristement, à petits clapotis. On ne croirait pas de l’eau. C’est trop noir.»
Si Jean de La Ville de Mirmont se montra finalement capable de « mourir tout à fait », peut-être avait-il à tout le moins pressenti, dans le cœur étréci de Jean Dézert, les cendres sous lesquelles l’Histoire allait une fois encore dissoudre les plus beaux enthousiasmes et les plus belles ambitions.
A noter : cette édition rassemble également les poèmes que Mirmont publia en revues de son vivant (L'horizon chimérique) ainsi que ses Contes.
Jean de La Ville de Mirmont, Les dimanches de Jean Dézert suivi de L'horizon chimérique & Contes. Editions de La Table Ronde. 2013.
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