La poésie n’aime pas les mots. Elle se fait avec tout le reste. Elle est l’oreille qui écoute et entend, les yeux qui regardent et qui voient, elle est la main qui tient la pioche, le souffle qui se sent respirer. Elle est attention pure à ce qui survient, de gris, de grinçant, de trivial, de radieux et d’insoupçonnable. Attention au mystère du banal, du conforme. Elle n’est peut-être que ce geste simple de poser son doigt sur la pruine des fruits avilis, des visages passants. Une manière discrète et monstrueuse de se savoir là, ici et maintenant. La poésie, c’est tout sauf les mots. C’est le contraire des mots.
Voilà l’illusion collatérale que produit la lecture de Thierry Metz, auteur rare et trop tôt disparu (il y a maintenant treize ans), poète d’une poésie-témoins qui parvient justement à nous faire croire qu’elle s’est posée hors des mots. Il y a chez lui comme une urgence de la patience. La poésie c’est ce qu’il reste de la parole quand elle s’est d’abord penchée très bas, quand elle s’est abouchée à ce qui n’est pas elle : le frémissement du monde au plus près et au plus bas du monde.
Dans Le journal d’un manœuvre, l’un de ses premiers textes (publié en 1990), on trouve déjà cette façon bien à lui de cueillir ce qui est là. Il s'agit d'un recueil-journal où la vie d’une saison de chantier est consignée d’une manière à la fois pressée et attentive. Une poésie incidente, qui ne chante pas («Ici on ne trace pas d’arc-en-ciel autour de sa soif»), mais qui parvient pourtant parfois, sans jamais altérer ce qui est ramassé par terre dans le temps du labeur, la poussière, les engins, les outils ou les pierres cassées, à donner à voir la simple beauté d’un geste, la lumière d’un sourire, la pâle fissure qui offre une respiration à la masse compacte des heures travaillées. Il n’y a pas plus de revendication sociale dans ce journal qu’il n’y a d’apologie lyrique du travail. Tout se tient dans sa vérité congrue : les patrons qui gueulent, la fatigue («impossible de cacher le dormeur qui s’accroche à nous»), le temps volé au temps, le sentiment de vacuité…
«Des pelles et des pelles de sable, des sacs et encore des sacs de ciment : comment exprimer le vide par le vide, le plein par le plein.»
Mais aussi la grâce d'une habileté, la force d’un rythme habité :
«Son travail : tresser les ferrailles, semelles, piliers, linteaux, préparer les coffrages. Il a du métier, comme on dit. Et des mains de sourcier, de derviche ; ça va vite, ça s’éclaire d’un coup.»
Il n’y a pas non plus de communauté à proprement parler dans le collectif des ouvriers du chantier, mais une camaraderie de hasard, tout aussi transitoire que le chantier lui-même qui n’a justement de sens qu’en tant que disparition en devenir, entre le plan de l’architecte et le produit «livré». Les hommes du chantier travaillent à la disparition et à l’oubli de leur propre travail. Ils s’attellent à plier bagage. Mais Thierry Metz s’efforce de restituer à sa juste mesure, la présence forte ou discrète de ces ombres du chantier, de ces travailleurs du provisoire. Parfois ils n’ont pas de noms ; parfois ils s’appellent Ahmed, Bernard, Manuel, Antoine. Ou Rodriguez
« - Rodriguez. Le Portugais. L’homme qui n’a pas trois mots pour dire le plus simple – Trois mots – Trois rouges-gorges – Pour peupler son silence »
Thierry Metz retient à petits traits quelque chose de chacun de ces hommes de peu qui partagent son temps, ses tâches. Les oiseaux sont comptés (une brassée d'ailes, parfois, dans le ciel du chantier) et le bonheur (un trop grand mot, disons plutôt, le répit, la légèreté) se saisit à la dérobée et doit apprendre à faire feu d’un bois maigre.
«Peu de chose arrive à entrer dans le chantier. Il faut se contenter d’une chanson d’Ahmed, d’une parole d’Antoine, du silence de Rodriguez. De brindilles. De résurgences. Du meilleur.»
Pour le reste, il faut s’en tenir à l’ordre des choses, au temps que séquence la logique du travail.
« On aura fini dans les temps.
Voilà.
C’est tout ce qu’on peut dire.
Ici. »
Thierry Metz délivre une poésie du peu, on l’aura compris mais où se joue quelque chose d’authentique, de vrai, de ténu et d’où se dégage, par petites bulles d’air, une attention pudique et forte aux autres.
Cette façon de tendresse on la trouve ancrée jusque dans ses derniers textes, rassemblés dans le recueil L’homme qui penche, (publié l'année de sa mort et réédité en 2008). Des poèmes au jour le jour habités pourtant d’une sombre mélancolie et qui auraient fort bien pu se tenir à l’écart de cette tendance empathique. Ces textes ont en effet été rédigés au cours de deux séjours volontaires que Metz effectua en hôpital psychiatrique peu de temps avant de se donner la mort. Deux journaux composés au bout d’un chemin marqué par l’un des plus mauvais coups du sort qui puisse être (la mort accidentelle de son fils) suivi d’une lente dérive vers l’alcool et le suicide.
Bien sûr il y a trace de l’isolement, des pilules à prendre, des insomnies, de la lassitude. Mais Thierry Metz s’épanche pourtant très peu sur sa douleur dans ces derniers journaux. Il semble chercher à se recentrer sur ce qui l’entoure, sur ce temps hors du temps qui fait son quotidien, comme une forme de dernier rempart contre le lâcher-prise.
«Je pourrais rester ici longtemps. Dans le pyjama réglementaire. Manger chaque jour le petit pain de ce que pétrit le temps. Bon ou mauvais.»
Et comme nous l'évoquions, c’est encore dans le témoignage fragile et fugace de la présence des autres (qui est aussi présence aux autres), qu’il trouve matière à écrire, à s’émouvoir et à résister peut-être encore un peu. Il regarde les pensionnaires qui l’entourent comme on effeuillerait des fleurs étranges et douces, dans une sorte de complicité indéfinissable. Et même les plus terribles portraits sont empreints de délicatesse :
«Dominique occupe peu de place dans le langage. Gros de corps, sumo d’un cercle que lui seul a tracé, ses mots ne sont que minceur ; expérience d’une autre langue. On dirait qu’il n’y a plus près de lui, que l’enfant et la sage-femme.
Homme inaudible au visage rond dont la mère aurait pris les traits – revenant elle seule, par ce biais, où lui ne peut aller, soufflant sur sa voix dès qu’il s’agit d’elle.»
«Autant Bernard soigne son apparence, autant Mickey se néglige, toujours débraillé, dans les friches. Son visage aux traits lourds me plaît, ses oreilles immenses, décollées, modelées par tous les bruits du monde. Où serions-nous sans ce visage ?»
Une poésie de l’attention disions-nous, une poésie qui se serait détournée des mots. Et pourtant, on sait que ce n’est pas vrai. Ou plutôt qu’il a fallu beaucoup de mots pour passer entre les mots, pour s’en délester à ce point. Thierry Metz a travaillé la langue, beaucoup et longtemps, pour arriver à préserver cette attention avec autant de justesse, autant d’humilité. Il a traversé les mots autant qu’il s’en est méfié.
«Chaque mot écrit, constate-t-il dans L’homme qui penche, échappe à ce qu’il dit. On y retourne, plus aveugle encore».
Sa disparition en 1997 avait suscité une émotion profonde dans le monde discret de la poésie. Ceux qui l’avaient connu ou tout simplement lu, avaient depuis ses débuts entendu en lui une voix précieuse, entière, dégraissée de toute fioriture. Pour peu qu’on ait la chance de croiser ses textes, on garde Thierry Metz près de soi. Il fait partie de ces auteurs qui ont creusé le lit de leur rivière à l’ombre des grands cercles (on pourra penser à Paul Gadenne, à Luc Dietrich) mais dont on mesure immédiatement le poids.
Thierry Metz,
Le journal d'un manoeuvre. Editions Gallimard (L'arpenteur). 1990
L'homme qui penche. Pleine Page Editeur. 2008
Images : Thierry Metz / (1) ©Françoise Metz
Un excellent article, comme toujours. Et qui pour le coup me donne envie de lire ce poète que je ne connaissais pas !
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