On le sait bien, la République populaire démocratique de Corée, créée en septembre 1948, est organisée autour d’un régime communiste totalitaire qui fait de cet Etat le plus coercitif et le plus ténébreux du monde. Un quart de la population y meurt de faim alors que l’armée est forte de près d’un millions d’hommes. L’idéologie anti-impérialiste du "Juche", qui associe le principe d’une société sans classe à celui d’une auto-suffisance absolue, règle au millimètre près la vie de chaque citoyen autour d’un culte de la personnalité d’inspiration stalinienne poussé à ses plus extrêmes limites.
Une chose est de le savoir, une autre d’aller y voir.
Jean-Luc Coatalem, écrivain, journaliste, boulimique de voyages et de périples aux long cours, y a effectué un reportage au printemps 2011, en se faisant passer pour «un agent touristique en quête de nouveaux marchés ». Reportage est sans doute un terme un peu fort, si l’on tient compte du fait qu’il n’aura guère pu sortir des sentiers battus extrêmement balisés qui lui furent imposés, sous l’escorte vigilante de deux guides zélés qu’il baptise d’entrée de jeu, pour plus de commodité, M.Kim I et M.Kim II. Mais les sentiers battus en disent parfois beaucoup sur ce qu’ils refusent de nous montrer. Dans Nouilles froides à Pyongyang, Jean-Luc Coatalem reprend les notes qu’il a tenues au jour le jour dans un carnet soigneusement caché dans la doublure de sa valise. A ces notes qui nous permettent de le suivre au fil de son séjour, s’entremêlent quelques rappels sur l’histoire du «paradis rouge» issus des nombreuses lectures de l’auteur, dont la liste figure en fin d’ouvrage.
A défaut d’en pleurer, mieux vaut en rire ( «Faut-il rire ou bien pleurer ? » est d’ailleurs la question sur laquelle se refermera le livre). Voilà sans doute le principe qui a présidé à l’écriture de ce récit et sous-tendu le regard que Coatalem pose sur Pyongyang. L’humour , aussi grinçant soit-il, semble toutefois un travers inévitable dès que l’on effleure la moindre parcelle de la réalité nord-coréenne, une réalité qui se situe bien au-delà de toute fiction. Georges Orwell en avait rêvé, la dynastie des Kim l’a fait pour vous…
L’écrivain masqué se rend donc dans la capitale nord-coréenne accompagné (pour un effet de décalage encore plus garanti ?) de son ami Clorinde, un fin lettré toujours vêtu de tweed, qui n’a jamais quitté les deux arrondissements de Paris où se déroulent dans leur intégralité sa vie professionnelle et sa vie privée. Pour le reste, le lecteur n’a plus qu’à se laisser porter par l’effarement tranquille qui ne manquera pas de le saisir au fil de ces pages.
Dire que ce séjour est organisé est un euphémisme, tout y est programmé du premier au dernier jour au quart d’heure près.
On découvrira des hôtels absolument vides et surréalistes, une capitale de deux millions et demi d’habitants éteinte dès huit heures du soir, le Palais des Amitiés, un bunker anti-nucléaire enfoui dans les monts Myohyang où «cent cinquante salles en marbre, hautes de dix mètres, accueillent les dizaines de milliers de présents (des médailles, des armes, des assiettedécorées, un wagon, un ours empaillé, une cafetière électrique, des automobiles soviétiques, etc.) déposés par les dirigeants ou les émissaires de cent soixante-quatorze pays.», le lac Sijung, haut-lieu de villégiature thermale, qui se résume à ceci :
« une étendue d’eau morte, quelques bosquets de roseaux, des berges bosselées. Personne dessus ou dedans. Pas de plages, pas de quais, pas de barques, pas de pêcheurs. Juste, au loin, l’écho des haut-parleurs qui crachent leur harangue entrecoupée de couplets militaires. »
Les bains se limitent à «deux baignoires remplies à ras bord d’une boue noire, compacte, pâte alluvionnaire hérissée de brins d’herbe et de racines», situées dans une pièce immense et glaciale sans le renfort du moindre filet d’eau chaude. Quant au personnel, il est composé de trois jeunes filles qui semblent plus terrorisées que timides et qui remettent furtivement ses clefs de chambre au client (en l’occurrence unique) «en rougissant comme des pivoines».
Facile, se dira-t-on, de jouer ainsi sur les entorses imposées aux normes occidentales du luxe et du confort dans un pays comme celui-ci. Mais ce néant théâtralisé nous dévoile aussi en creux l’immense déréliction qu’il alimente et dont il se nourrit. Pénuries (qui transparaissent jusque dans les repas servis aux «touristes», composés de portions congrue de chou aigre ou de ces fameuses «nouilles froides», servies dans des soucoupes), disettes, répression, dénonciations systématiques… un système terrible et lisse qui a transformé son mode opératoire totalement factice en vérité absolue et réduit la notion même d’individu au plus condamnable des tabous.
On découvrira encore une coopérative-modèle à Wosan où l’on laboure à la charrue et ensemence à l’excrément humain, des paysages devenus sacrés du seul fait que Kim-jong y a un jour posé le pied, «l’immense statue du Président Eternel» sur la colline de Mansu, aux pieds de laquelle nos deux baroudeurs cadenassés seront tenus de s’incliner pour déposer une gerbe de fleurs en lui souhaitant «longue vie», et bien d’autres monuments insensés et décors de carton-pâte. Et partout des haut-parleurs qui saturent le silence de leurs litanies à la gloire du régime.
Dans les pages du Pyongyang Times, on relate exclusivement les dernières visites officielles de Kim-jong-un qui a fait l’honneur de sa présence fugace à tel ou tel village. Rien sur la faim, rien sur les retombées radioactives de Fukushima sur la gracieuse Corée. «Plus tard, précise Jean-Luc Coatalem, lorsque j’évoquerai en termes prudents le destin de l’Egyptien Hosni Moubarak, qui rappelait celui du Tunisien Ben Ali, la libération des peuples qui s’est ensuivie, mon guide se prendra le visage entre les mains pour murmurer, apparemment sous le choc : « Oh, non ! les pauvres. » Il parlait des infortunés dictateurs.»
La télévision nationale ne laisse filtrer de la CNN que quelques rares événements sportifs, à petite dose et en brouillant le son… Pendant que sur l’antenne locale un long travelling s’attarde en boucle sur des parterres d’orchidées et de bégonias, alors qu’une voix off s’émeut («ô merveille de notre printemps, ô féérie de nos jardins») avec Ballade pour Adeline de Richard Clayderman en musique de fond.
Clorinde s’évade en lisant Larbaud, Paul Valéry ou le Journal de Jules Renard. Quant à l’auteur de ce carnet de voyage, il abandonne un jour dans l’hôtel où il a passé la nuit le livre d’aventures au format de poche qu’il a malencontreusement laissé glisser dans l’eau de son bain. Son guide est recontacté par les responsables de l’hôtel dès le lendemain et on prévient l’oublieux lecteur que puisqu’il ne compte pas le récupérer, le livre devra être détruit…
Les deux voyageurs n’auraient pour rien au monde fait l’impasse sur le Mémorial de Kumsusan, le palais-mausolée où trône la dépouille embaumée de Kim-Sung II, «professeur de l’Humanité toute entière». Ouvert seulement le jeudi et le dimanche, l’auguste lieu accueille des cars entiers de citoyens qui ont parfois traversé le pays pour venir déverser leurs larmes au pied de l’ «Illustre». Comme il est tenu de laisser un mot sur le «registre relié cuir» au sortir du mausolée, Jean-Luc Coatalem se contente d’un prudent et frileux «Hommage d’un visiteur de passage au Président de la Corée du Nord». Le Majordome demande au guide à ce qu’il lui traduise la phrase de son voyageur. Et il exige alors que Coatalem ajoute l’adjectif «éternel» à son hommage…
Mais le clou du voyage est peut-être l’escapade de l’auteur au Musée des Beaux-Arts de Pyongyang. La visite n’était pas au programme et c’est le seul écart que s’autorise l’obéissant journaliste. Il trompe la vigilance de ses deux Kim et force quasiment l’entrée du Musée pour parcourir les lieux au pas de course. Visiteur unique, il y découvre alors (comme égaré dans un étrange cauchemar) des salles immenses réparties sur plusieurs étages, où sont accrochées «plus d’un millier de peintures de style pompier néoréaliste», chaque tableau représentant exclusivement Kim jong-il ou Kim II-sung. Seuls changent les paysages d’arrière-plan ou les rares figurants et aucun de ces milliers de tableaux n’incarne jamais rien d'autre que le Père ou le Fils.
Jean-Luc Coatalem le sait bien, il ne retournera jamais en Corée du Nord. Il le peut, lui qui n’a pas à survivre dans «cette contrée de cinglés et de tortionnaires». Lorsqu’il franchit la douane pour pénétrer dans la zone internationale, il éprouve soudain l’étrange impression d’être libéré «d’un poids invisible» et d’échapper «brusquement au tempo obligatoire, à l’horlogerie collective». En 2004, il avait écrit « La consolation des voyages ». Sûr que pour une fois, c’est celui du retour qui lui aura été le plus doux.
Article publié sur Culturopoing le 17 mars 2013.
Jean-Luc Coatalem, Nouilles froides à Pyongyang. Grasset & Fasquelle. 2013.
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