mercredi 3 juillet 2013

> Dans la peau de Belmonte

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 Manuel Chaves Nogales fut un écrivain et journaliste inspiré, capable d’apporter autant d’énergie et de précision pour témoigner de grands événements ou faits de société que pour rendre compte des vies singulières et minuscules qui les traversent, les constituent ou en font les frais. Les lecteurs français ont pu le redécouvrir en 2012 grâce à la traduction française (par Catherine Vasseur) de ses Histoires prodigieuses et biographies exemplaires de quelques modestes et anonymes aux Editions de La Table Ronde. L’année précédente c’est son admirable recueil de nouvelles sur la Guerre d’Espagne qui avait été publié : A feu et à sang : héros, brutes et martyrs d’Espagne. Neuf histoires qu’il rédigea en exil dès 1937 et où le détour par l’invraisemblable lui permet de témoigner de faits et de personnages bien réels avec un regard impartial et acéré qui prend la mesure de la bêtise cruelle qui a pu animer aussi bien les phalangistes que les révolutionnaires. 

Mais sa « grande œuvre » reste sans doute la biographie magistrale qu’il consacra au torero sévillan Juan Belmonte, figure majeure et révolutionnaire de la tauromachie moderne. En 1936, alors qu’il s’apprête à prendre sa retraite définitive, le matador accepte de se confier longuement à Nogales : il lui raconte son enfance, ses années de galère et de pérégrination dans l’Andalousie pauvre du début du XXème siècle, sa consécration et la façon dont il l’a vécue, ses envies, ses voyages, sa fatigue, ses peurs. Le journaliste espagnol restitue cette confession dans un récit à la première personne où le souffle ne fait jamais faux bond à la sincérité. Le livre de Manuel Chaves Nogales, témoignage unique à bien des égards, nous emporte dans l’Espagne du début du siècle dernier et nous immerge dans un milieu aussi fascinant qu’impitoyable. 




Juan Belmonte n’appartenait pas à l’une de ces dynasties de toreros où les enfants naissaient presque une épée à la main. Il était le fils d’un petit quincailler dont les affaires peu florissantes allaient bientôt péricliter totalement. Il compta parmi une fratrie aussi nombreuse que désargentée où l’on mangeait rarement à sa faim et où les taureaux n’avaient jamais occupé de place particulière. Peut-être les lois du déterminisme ont-elles joué autrement. Juan Belmonte est né rue de la Grande Féria à Séville, dans une région qui, d’après le décompte de Bartolomé Bennassar dans son Histoire de la Tauromachie, aura fourni à elle seule près de la moitié de l’ensemble des toreros, morts et vivants confondus, entre 1885 et 1952.

Enfant plutôt chétif et aux traits ingrats, il perdit sa mère assez jeune et fit de la rue sa seconde maison, au grand désespoir de son père, qui comptait sur lui pour reprendre et redresser un commerce qui prenait déjà l’eau. Ce n’est pas tant par afición que Belmonte s’est d’abord frotté aux taureaux, que pour gagner sa place dans le milieu intransigeant des gamins de son quartier, et obtenir un passe-droit pour fréquenter la bande de toreros anarchistes en herbe de la buvette de San Jacinto. Des gosses qui méprisent les cafés clinquants de Séville où les impresarios négocient leurs contrats, font et défont des carrières et anticipent sur le potentiel d’un novillero comme d’autres sur le sabot d’un cheval. Ils dédaignent les grands noms du moment tels que Bombita et Machaquito et vouent une admiration sans borne à Antonio Montes, un madrilène teigneux à moitié sourd-muet, qui invente ses propres règles, et connaîtra une fin tragique au bout des cornes d’un taureau mexicain en 1906 . Toréer, pour ses enfants pauvres et durs, relève d’abord d’une pratique clandestine. A la nuit tombée, on traverse le Guadalquivir à la nage, on s’enfonce dans les pâturages de La Tablada à la recherche des troupeaux. On essaie d’isoler quelques masses sombres pour des capeas qui se donnent le plus souvent avec des haillons rapiécés et trempés en guise de leurre. Plus dangereux encore que les taureaux, il y a les cerbères de la Guarda Civil, qui patrouillent à cheval à l’affût du moindre contrevenant et n’hésitent parfois pas à abattre l’un d’entre eux d’un coup de fusil.

C’est à ce jeu dangereux, et en surmontant sa trouille, que Juan Belmonte gagne d’abord ses titres de noblesse au sein de la bande, en toréant notamment une nuit avec sa veste froissée une bête immense et furieuse qui a mis tous ses copains en fuite. Ce sont les premiers coups de cornes, les premières blessures et estafilades mais aussi les premiers taureaux dominés, tout près du corps, par le miracle d’un geste tranquille et sûr. La magie prend corps. Ce sont d’ailleurs les contraintes de ces corridas nocturnes, si l’on en croit le torero, qui donneront naissance à ce style Belmonte qui devait révolutionner l’art tauromachique. Le manque de visibilité et le risque d’être, dans ces conditions, chargé de loin, a rapidement amené le Sévillan à préférer travailler près du taureau, à jouer, dans cette proximité, de passes lentes et rythmées, les pieds vissés au sol. Cette façon de faire, cette esthétique de l’immobilisme et de l’économie de mouvement, qui répond aujourd’hui à une règle implicite du toreo, n’existait pas avant Belmonte. Certains l’ont en leur temps déploré (comme José Bergamin ou Hemingway) mais beaucoup y ont vu une expression nouvelle et radicale, qui dévoilait enfin toute la spiritualité secrètement contenue dans l’art de toréer.

 Mais à cette époque, Belmonte n’est pas encore Belmonte. Et la sortie du champ de La Tablada prend du temps. Il faut sillonner en crève-la-faim les villages d’Andalousie, se faire rouler dans la poussière entre deux cornes et quatre charrettes, accepter des contrats de misère auprès d’organisateurs véreux dans des corridas de troisième zone, rester à l’affût du moindre sous-toréro à remplacer. Tout est bon à prendre, le rêve et la faim font parfois bon ménage et ces pages sont parmi les plus belles du livre : on y trouve des souvenirs empreints de rage, de nostalgie et d’autodérision. Dans les arènes, c’est aussi l’habit qui fait le moine et il est impossible de toréer, fût-ce dans des enceintes de fortune, sans un costume de lumière. C’est souvent là le dernier et le plus épineux des obstacles. Belmonte et les membres de sa cuadrilla balbutiante se plient souvent le cerveau et le portefeuille (déjà vide…) en quatre pour se procurer les vêtements qui en tiendront lieu. On troque, on gage, on rachète, on se fait prêter des vestons élimés… On rapièce des broderies chancelantes, on masque les accrocs avec de l’encre. Un jour l’unique solution qui leur reste est de se procurer quelques panoplies de toréros d’opérette dans une boutique proposant des costumes de théâtre et de passer une nuit blanche pour renforcer les boutons et les coutures à la lueur d’une bougie. Souvent, une fois le taureau lâché dans l’arène, l’illusion ne fait pas long feu : les boutons sautent au premier tour de rein, ça craque, ça se déchire, ça déteint… et le carrosse se transforme en citrouille bien avant la fin de la partie.

 Pourtant à force de persévérance, de raclées et de déconvenues, Belmonte parvient à s’extraire du lot. Il va avoir vingt ans et il finit par connaître la grâce dans les arènes de Valence, un jour où il a décidé de mourir ou de devenir torero. A défaut de sortir « a hombras », il sort sur une civière, mais sa réputation est faite. On le programme pour une corrida organisée par la Confrérie de San Bernardo à la Maestranza de Séville le 21 juillet 1912, et c’est la consécration. Toute l’Andalousie ne jure plus que par lui, il ne peut plus faire un pas dans sa ville sans déclencher des liesses, les contrats vont pleuvoir sur toutes les férias et dans toutes les arènes. Lorsqu’il prend son alternative à Madrid un an plus tard, il est déjà millionnaire et c’est un mythe vivant.

 A ce stade du livre le récit aurait pu s’affadir. Mais il n’en est rien, même si la tension retombe d’abord un peu après ce virage en conte de fée. Il n’en est rien d’abord parce que Belmonte revit cette promotion avec la modestie et l’ébahissement un peu perplexe qui furent les siens. Certes, il ne boude pas son plaisir : il achète une maison à son père, il rapatrie ses frères de l’Assistance publique où ils avaient été placés. Il voyage, découvre le monde et le luxe avec des yeux d’enfant gourmand. Il profite des conquêtes faciles que lui offre son nom, mais il reste bien conscient que tous ses avantages tiennent à sa seule popularité. Il se voit métamorphosé en un objet de désir et de fascination qui n’a plus grand-chose à voir avec lui-même. Au Mexique des femmes de la bonne société collectionnent les toréros comme d’autres les papillons, au restaurant une jeune fille lui tripote la coleta sans lui adresser un mot pendant qu’il déjeune. Un jour, alors que Juan Belmonte est attendu et sollicité par deux belles représentantes de l’aristocratie mexicaine, le torero demande à son banderillero de se faire passer pour lui. La transposition est réussie : elles n’auront d’yeux que pour Caldéron (elles trouvent même qu’il ressemble à la photo de Belmonte) et ne manifesteront pas le moindre intérêt pour le matador en titre - qui s’en veut tout de même un peu d’avoir ainsi cédé sa place devant d’aussi délicates « torérophages ».

 Mais si le récit de Belmonte/Nogales sait garder sa tonicité et parfois son âpreté, c’est aussi parce que la vie d’un torero, fût-il l’un des plus grands du moment, est tout sauf un conte de fée. Certes, à partir de 1912, Belmonte ne joue plus dans la même cour que les gamins de San Jacinto, mais il va également découvrir les travers de la vie qu’il s’est choisie : une fois le premier rang gagné, il faut le tenir et le tenir auprès d’un public versatile, brutal, exigeant. Il faut accepter de sculpter chaque jour un peu plus son corps à la corne du taureau, avaler des kilomètres de route avec sa cuadrilla pour honorer tous les contrats de la saison, lutter bien souvent contre l’épuisement et la fatigue bien plus encore que contre l’animal de combat. Au point que l’accrochage est parfois vécu comme une bénédiction, la promesse d’un repos trop longtemps refusé. Ainsi, un jour, à Madrid, Belmonte ne peut plus lutter contre la fatigue…

 «A la dernière passe de la série, le fauve me renversa, me piétina et me laissa étendu sur le sol, le costume en pièces. On me ramassa comme un pantin. Confortablement installé dans les bras qui me portaient vers l’abri des barrières, je fermai les yeux, délicieusement soulagé. »

Un peu plus tard, alors qu’on s’entasse autour de lui à l’infirmerie et qu’on le croit au seuil de la mort, le verdict du chirurgien est sans appel :

«Cet homme a sommeil, affirma le carabin. Il s’est endormi, messieurs. Il n’a besoin que de dormir.»


De 1914 à 1920 la carrière de Belmonte sera portée par la rivalité spectaculaire – largement construite et promue par le public, les apoderados et la critique taurine, qui l’oppose à l’autre géant du moment : Joselito (José Gómez Ortega), un jeune torero génial et fougueux qui prit son alternative à 16 ans. Ce duel de plusieurs années remplit toutes les arènes d’Espagne et divise le « mundillo » en deux clans : les gallistes et les belmontistes… On n’observe plus guère ce genre de phénomène aujourd’hui mais les «mano a mano» au long cours ont ponctué l’histoire de la corrida : Au XIXème siècle on avait vu s’opposer Cúchares et El Chiclanero, puis Frascuelo et Lagartija. Et quarante ans après Belmonte et Joselito, c’est la rivalité de deux beaux-frères, Luis Miguel Dominguín et Antonio Ordóñez  qui défraiera la chronique (et donnera matière au roman d’Hemingway L’été dangereux). Si certains de ces duels de plusieurs années se nourrirent d’une haine réelle et notable d’autres ne dépassaient jamais le cercle des arènes. Ce fut justement le cas pour Belmonte et Joselito, qui voyageaient ensemble, se confiaient l’un à l’autre, jouaient les frères ennemis pour mieux partager ensemble le pain de la corrida, ses joies et ses coups bas. Dès ses premiers combats, menés si près du taureau, une alerte a circulé au sujet de Belmonte : on disait qu’il fallait se dépêcher d’aller le voir toréer car il ne vivrait pas longtemps (formule que l’on resservira pour parler d’El Cordobès dans les années soixante). Erreur de diagnostic puisque c’est Joselito qui devait entrer très tôt au Panthéon des toreros tués dans l’arène, le 16 mai 1920 à Talavera de la Reina. Une mort qui déchire Belmonte, et toute l’Espagne.

 Pourtant le torero ne s’attarde guère sur cet événement qui, dit-on souvent, marqua un tournant amer dans sa carrière. On le suit encore, le souffle court, dans ses hauts et ses bas, ses pauses new-yorkaises avec son épouse péruvienne (dont il découvrira plus tard qu’elle priait avant chacune de ses corridas pour qu’il fasse un bide et abandonne la carrière), dans ses instants de grâce et ses baisses de régime. Même lorsqu’il est au sommet de sa gloire on sent à quel point la magie de son art est fragile, extrêmement fragile. Parfois l’envie s’effondre, il tourne en rond. Un jour, il décide même de retourner à la source de son désir pour retrouver la faim qui lui fait défaut. Il retourne à la Tablada, pour dénicher des taureaux dans les champs et les toréer sous la lune comme au temps de son enfance. Et l’envie lui revient...il peut repartir vers les arènes.

Parmi les belles pages de ce récit, il faut encore évoquer celles qui sont consacrées à la peur, cette seconde peau du torero, de tout torero. Cette peur que dans l’intimité, le matador ne peut cacher à son valet d’épée ni encore moins se cacher à lui-même.

 «Les jours où l’on torée, la barbe pousse plus vite. C’est la peur, simplement la peur. Pendant les heures qui précèdent la corrida, tout l’organisme est secoué par une vibration si intense qu’elle suractive les fonctions physiologiques. Je ne crois pas que la Faculté admette cette curiosité, mais tous les toreros peuvent en témoigner : les après-midi de taureaux, la barbe pousse plus vite.
Et ainsi pour tout le reste. Le corps, stimulé par la trouille, travaille à rythme forcé. Il faut moins de temps pour digérer, on a plus d’imagination. Les reins sécrètent davantage d’acide urique, et les pores de la peau se dilatant, on transpire en abondance. C’est la peur. Il n’y a pas à chercher, c’est simplement la peur. Je connais bien la peur, c’est une amie intime.»

 On retrouve dans ce récit biographique toute l'empathie de Manuel Chaves Nogales pour les hommes de son temps, illustres ou anonymes. Il redonne ici chair à Belmonte, qui sans lui ne serait peut-être resté que l’ombre de son mythe. Le matador se coupe la coleta en 1936, aux premières heures de la guerre d’Espagne, mais son biographe s’éteindra avant lui. Nogales meurt en exil à Londres en 1944 et l’ex-torero auquel il aura prêté sa voix lui survivra près de vingt ans. C’est en se suicidant, dans sa soixante-dixième année, que Juan Belmonte se chargera de mettre lui-même un second point final à sa biographie. On dit qu’il serait tombé follement amoureux d’Amina Assis, une rejoneadora colombienne de cinquante ans sa cadette. Le temps des gages en retour était révolu.

 Dans son Histoire de la tauromachie, Bartolomé Bennassar ne nous dit pas combien de toreros vieillissants sont morts d’amour.











Manuel Chaves Nogales, Juan Belmonte matador de taureaux. Editions Verdier. 1990. Traduit de l'espagnol par Antoine Martin.




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