Ne vous envolez pas vers l'année 2015 sans emporter sous vos ailes quelques pépites de celle qui s'achève...
mercredi 31 décembre 2014
> Du papier dans les ailes
Ne vous envolez pas vers l'année 2015 sans emporter sous vos ailes quelques pépites de celle qui s'achève...
lundi 29 décembre 2014
> Une histoire du mauvais temps
.
Avec le Météorologue,
Olivier Rolin revient sur le destin d’Alexeï Féodossiévitch Vangengheim, un
illustre inconnu anéanti parmi des millions d’autres durant la Grande Terreur,
aux heures les plus sanglantes du stalinisme.
On pourrait d’abord s’interroger sur ce qui peut pousser un écrivain français à écrire aujourd’hui un tel livre, alors que nous disposons des témoignages directs et incomparables de monstres sacrés tels que Vassili Grossman, Isaac Babel, Ossip Mandelstam, Varlam Chalamov, Julius Margolin ou Anna Akhmatova (que Rolin a lus et auxquels il sait parfois rendre d’émouvants hommages). Mais lorsqu’il est question d’évoquer ce trou noir de l’histoire, un témoignage de plus n’est jamais la seule répétition du même. Derrière les chiffres effarants, il y a des vies concrètes et chacune, pari impossible, mériterait de retrouver l’épaisseur de ce qui lui a été volé.
C’est au cours de l’un de ses nombreux séjours en Russie, pays qu’il fréquente depuis de nombreuses années, qu’Olivier Rolin a découvert les lettres de Vangengheim : une série de missives adressées à sa femme alors qu’il était déporté sur les îles Solovki, lettres accompagnées de dessins, devinettes, herbiers à l’attention de sa fille Eleonora dont il souhaitait prolonger l’éducation depuis sa prison de glace. Au terme d’une longue enquête et d’un voyage dans sa correspondance, Rolin reconstitue la vie et la mort de cet homme, socialiste convaincu, qui fut un temps « directeur du service hydro-météorologique unifié de l’URSS » avant de faire l’objet d’une condamnation brutale et définitive qui allait lui coûter la liberté et la vie.
Une vie «moyenne» parmi tant d’autres, « qui vaut toutes les autres et que toutes valent », et qui nous replonge au cœur de ce « socialisme réel » encore trop méconnu aujourd’hui de l’avis de l’auteur. Episode qui se traduisit par une hécatombe d’autant plus spectaculaire qu’elle aura étouffé dans le sang et la peur, nous rappelle encore Rolin, la plus grande foi profane que l’histoire ait peut-être jamais portée.
On pourrait d’abord s’interroger sur ce qui peut pousser un écrivain français à écrire aujourd’hui un tel livre, alors que nous disposons des témoignages directs et incomparables de monstres sacrés tels que Vassili Grossman, Isaac Babel, Ossip Mandelstam, Varlam Chalamov, Julius Margolin ou Anna Akhmatova (que Rolin a lus et auxquels il sait parfois rendre d’émouvants hommages). Mais lorsqu’il est question d’évoquer ce trou noir de l’histoire, un témoignage de plus n’est jamais la seule répétition du même. Derrière les chiffres effarants, il y a des vies concrètes et chacune, pari impossible, mériterait de retrouver l’épaisseur de ce qui lui a été volé.
C’est au cours de l’un de ses nombreux séjours en Russie, pays qu’il fréquente depuis de nombreuses années, qu’Olivier Rolin a découvert les lettres de Vangengheim : une série de missives adressées à sa femme alors qu’il était déporté sur les îles Solovki, lettres accompagnées de dessins, devinettes, herbiers à l’attention de sa fille Eleonora dont il souhaitait prolonger l’éducation depuis sa prison de glace. Au terme d’une longue enquête et d’un voyage dans sa correspondance, Rolin reconstitue la vie et la mort de cet homme, socialiste convaincu, qui fut un temps « directeur du service hydro-météorologique unifié de l’URSS » avant de faire l’objet d’une condamnation brutale et définitive qui allait lui coûter la liberté et la vie.
Une vie «moyenne» parmi tant d’autres, « qui vaut toutes les autres et que toutes valent », et qui nous replonge au cœur de ce « socialisme réel » encore trop méconnu aujourd’hui de l’avis de l’auteur. Episode qui se traduisit par une hécatombe d’autant plus spectaculaire qu’elle aura étouffé dans le sang et la peur, nous rappelle encore Rolin, la plus grande foi profane que l’histoire ait peut-être jamais portée.
Si au début des années trente,
Staline fait déjà peser sa politique mortifère sur le plus grand pays du monde,
un optimisme incroyable semble encore battre dans le cœur d’une bonne partie du
peuple, en tout cas chez nombre de citoyens honnêtes, qui mesurent sans doute
encore mal ce qui se joue ou se déjoue. Entre 1932 et 1933, trois millions de
paysans ukrainiens vont mourir de faim sur leurs terres collectivisées. L’Ukraine,
c’est là qu’Alexeï Féodossiévitch avait vu le jour à la fin du siècle
précédent. Ex-russe blanc converti à la cause socialiste après la révolution
d’octobre, il est encore dans les années trente, loin de Kiev, habité par un optimisme indéfectible : il
prend très à cœur son métier de météorologue. Il vient de créer un service
unifié d’hydrologie et de météorologie sur l’ensemble du territoire (un service
qu’il appellera tendrement « mon
cher enfant soviétique »), il développe des stations aux quatre coins
de son pays-continent, voit en l’énergie
éolienne la grande ressource qui permettra d’électrifier l’URSS d’est en ouest
et du nord au sud. Il cadastre les vents, brise les glaces, mesure les eaux,
déploie toute son ingéniosité professionnelle au service du peuple et du progrès.
Bref, il est «habité ». Rolin dit de lui qu’il « est le grand espion qui sonde et recueille et archive les
humeurs du continent ». A cette
époque l’URSS regorge encore de héros, « héros de l’Arctique, de la
stratosphère, aviateurs qui battent des records du monde de distance aux
commandes de monomoteurs aux longues ailes coupe-papier, héros du travail,
héros du métro de Moscou, avec ses stations qui sont autant de palis du
peuple ». Il existe encore une foi manifeste dont témoigne notamment
certains écrits d’Isaac Babel, pourtant fusillé quelques années plus tard.
C’est justement au cœur de cet
élan que le météorologue, lui aussi, va faire les frais de l’effroyable machine
stalinienne en marche. Une machine de mort vertigineuse, qui n’épargnera personne,
comme on le sait, pas même ses propres émissaires. La plupart de ceux qui
interrogeront Féodossiévitch, le malmèneront, le condamneront – seront fusillés
à leur tour et parfois même avant lui… La roue tourne et broie jusqu’à ses
propres bourreaux de la veille.
En janvier 1934 le camarade
météorologue se retrouve dans la ligne de mire de la Guépéou, la police
politique de Staline, et son existence bascule. Du fait de ses origines de
noble et d’émigré (par l’un de ses parents), il faisait l’objet potentiel d’une
suspicion naturelle. Plusieurs de ses collaborateurs sont déjà
« tombés » et l’étau se resserre sans peut-être même que l’intéressé («aveuglé par sa foi communiste ») ne s’en soit vraiment douté. Guidés par ceux
qui cherchaient à le dénoncer (notamment l’un de ses subalternes qui visait
très probablement son poste), les sbires
du Parti reprennent ses articles, certains de ses propos et on trouve
rapidement à faire de lui un comploteur et instigateur d’idées
contre-révolutionnaires au sein du service qu’il dirige. Olivier Rolin ne
ménage aucune des étapes kafkaïennes qui conduisent le citoyen soviétique
exemplaire à passer du côté des proscrits. Analyse des dossiers, détail des
interrogatoires, suppositions rapportées de manière documentée au contexte
stalinien. Terrible et absurde banalité des procès que l'on sait. Le 27 mars 1934, Vangengheim est reconnu coupable d’«espionnage» et de
«sabotage économique» et condamné à 10 ans de « camp
de rééducation par le travail». Transféré dans un goulag de l’archipel des
Solovki, un coin reculé du nord-ouest de la Russie, à moins d’un millier de
kilomètres du cercle polaire, il ne reverra plus ni Moscou, ni sa femme, ni sa
fille. Il n’en sortira que 4 ans plus tard pour être sommairement exécuté avec
un millier de ses codétenus au moment des purges de la Grande Terreur. Une mort
qui ne sera découverte et éclaircie que 60 ans après les faits et sur laquelle
Rolin revient longuement dans les derniers chapitres de son livre.
Mais c’est sans doute les pages
consacrées à ses années de détention, et dans lesquelles s’inscrivent
pleinement les lettres de Vangengheim, qui donnent tout son poids au Météorologue. On le suit dans
l’épaisseur d’un temps qui n’en finit pus de durer, on le voit se raccrocher
comme à deux pâles bouées lointaines, d’un côté à l’existence de sa femme et de
sa fille, de l’autre à l’espoir jamais tout à fait éteint d’être réhabilité et
libéré. Le plus singulier, pour les lecteurs que nous sommes, est l’idéal
auquel continue de se tenir cet homme. A aucun moment il ne conspue le
système qui le voue à sa perte. Il reste convaincu que son pays est une grande
nation en marche vers un avenir radieux, une marche de laquelle il se trouve
exclu par une injustice intolérable mais pour ainsi dire conjoncturelle. Il
adresse de longues lettres à Staline pour réaffirmer sa foi dans le Parti et
demander le réexamen de son dossier. Elles resteront bien sûr sans réponse. Plus
surprenant encore, il confectionne de
petits portraits de Staline en mosaïques qu’il adresse à sa famille avec les
herbiers et les dessins commentés de rennes, de renards bleus et de feuilles de
saule qu’il adresse à sa fille. Bien sûr, on peut penser qu’il y a là des
intentions stratégiques (on pense parfois à Ovide chantant dans ses derniers
poèmes, depuis son lieu d’exil, les
louanges de l’empereur qui l’a banni de Rome). Mais on sent aussi que chez
Vangengheim, le renoncement à la foi communiste constituerait le dernier des
renoncements et se trouve repoussé le plus loin possible. Il y a quelque chose d’à la fois aberrant et
touchant dans cette obstination, dans cette conviction – une dimension également anti-héroïque qui a retenu
l’attention de Rolin et qui ne manque pas de retenir la nôtre. On croise dans
ce livre d’autres figures, bien plus saisissantes, de rebelles, d’insoumis,
comme cette femme qui avait craché au visage de ses bourreaux au moment d’être
fusillée. On nous rappelle aussi avec quels mots cinglants Mandelstam avait eu
le courage de brosser le portrait de Staline… Justement, nous dit Rolin. S’il
est essentiel de saluer le courage de certains, il convient également de
rappeler que l’innocence n’est pas un corolaire de l’héroïsme et que
l’injustice stalinienne s’est repue d’insurgés flamboyants comme d’individus de
bien moindre envergure. Les uns comme les autres sont des victimes et avaient
le même droit de vivre la vie qu’on leur a prise.
C’est d’une certaine manière le
visage d’un homme banal, bon père de famille et bon citoyen soviétique, que
l’auteur a voulu méticuleusement reconstituer. Un homme qui s’est trouvé lui
aussi sur le chemin de l’histoire, au mauvais endroit et au mauvais moment.
Un visage, il y a en a un
derrière chaque vie volée et il convient de se souvenir que dans les basses-fosses de l’histoire, le passé n’est pas
une abstraction. Dans les dernières pages du Météorologue, Olivier Rolin évoque de manière poignante l’immense
travail documentaire de Tomasz Kizny sur La Grande Terreur. Un témoignage
unique sur la violence d’Etat soviétique entre 1937 et 1938 dans lequel le
journaliste polonais a réintroduit et légendé des centaines de clichés de
condamnés ( pris par les geôliers du NKVD)
avant leur exécution. Des visages, des noms, des dates, des
métiers, que Rolin effeuille en une
longue accumulation : visages tristes, frondeurs, terrifiés,
incompréhensifs, ahuris… Chacun le sien devant la violence et la mort.
C’est aussi pour l’auteur de ces
pages l’occasion d’interroger son attachement et sa lointaine addiction à la
Russie, pays de l’immensité et bien souvent de l’incompréhensible.
« L’espace russe c’est aussi cela en fin de compte : l’espace
de ces morts innombrables »
Mais la Russie est aussi le
tombeau qui, pour Olivier Rolin comme pour beaucoup d’autres, renferme également, à
côté de ces « morts innombrables»,
le cadavre de la seule révolution qui ait sans doute jamais eu, pour un
laps de temps fulgurant, une portée politique universelle. Un cadavre dont nous
sommes aujourd’hui encore les tristes héritiers.
Olivier Rolin, Le Météorologue. Seuil/Paulsen. 2014
Images : (c)Tomasz Kizny
vendredi 26 décembre 2014
> Douze coups de sabre
.
A l’heure où quelques-uns s’apprêtent à sabrer le champagne entre amis, rien de tel qu’une lecture qui nous mette sur la voie d’un geste sûr. Céline Minard, dont aucune oeuvre ne ressemble à la précédente, nous revient cette fois vêtue d’un kimono irréprochable. Elle se livre à un exercice littéraire et martial d’une grande pureté formelle en confiant à sa plume aiguisée le soin d’une démonstration de kata dans les règles. « Les douze chapitres de ce livre », nous précise l’éditeur, « respectent rigoureusement les mouvements des douze katas communs aux différentes écoles de sabre japonais ». Cette technique d’entraînement, qui invite à affronter des adversaires imaginaires en produisant une série de mouvement codifiés, a inspiré à la romancière un livre à la fois violent, souriant et raffiné où s’affirme le pouvoir mimétique de la littérature.

Douze scènes de combat, donc, dont aucune n’excède trois
pages. Le style précis et néanmoins aérien semble lui-même au service d’une
technique maîtrisée. Les ennemis se suivent et ne se ressemblent pas. Un
monstre à sang vert, un singe dévoreur d’hommes, un rustre dans une taverne, un
géant redoutable descendu de son socle millénaire, un client peu courtois sur
le pas d’une confiserie… Voici quelques-unes des figures que nous
entrapercevrons avant qu’elles ne s’éclipsent, taillées en pièce. Des scènes de
combat qui sont autant de scène de genre, réglées comme des horloges sur
l’enchaînement de quelques passes qui, pour différentes qu’elles puissent
paraître à un œil averti, s’inscrivent toujours dans la même suite de gestes et
de motifs : il y a une rencontre, une attaque ou un affront (le kata est
un art défensif), on sort le sabre, on tranche, on le replace dans son fourreau.
Chaque chapitre porte le nom de l’une des figures
fondamentales du kata. Et ici, tout est furtif et fulgurant. Les adversaires ne font jamais l’objet de
pesantes descriptions, ils ont la délicatesse de n’apparaître qu’au fil de
l’action, par petites touches – l’imagination du lecteur devant sans doute se
charger du reste. Ainsi, pour ne prendre qu’un exemple, on ne nous livre guère
d’images du terrible protecteur de la rivière « maudite et hantée » dont il est question dans le
chapitre « Kesa-Giri » et qui promet tous ceux qu’il croise à une
mort certaine… On le redoute et on le sait impitoyable, mais il faudra attendre
que son sort soit scellé pour récupérer quelques vagues indices concernant son
aspect :
« Je
reculai d’un pas de garde haute en regardant les pattes des deux segments de
l’animal battre frénétiquement l’air comme pour s’enfuir. Quand il eut terminé,
je joignis les pieds, secouai devant moi la boue verdâtre qui lui servait de
sang et rengainai. »
Face à ce sabre sûr et plus vif que l’éclair, il n’existe
qu’une seule issue : tomber. On « tache
la paille » ; on rencontre en pleine course « une lame présentée dans sa largeur » ; on accueille « vingt centimètres d’acier
par-dessous ses côtes flottantes à l’intérieur de son poumon »
avant de crier « comme un chat
écorché » ou, tel « le
dernier combattant de l’armée du nord », on choit dans la poussière «(…) au sein du doyô parsemé de sel
gris, le corps en trois morceaux (…)» Plus rarement, les jours de
chance, on s’en tire avec un pied fendu, tel
Ungyo, le monstre à chignon, ou avec un chapeau écorniflé.
Dans sa froideur parfaite, la combattante observe avec
méticulosité les effets variables que peut
produire la mort sur les ennemis dont elle s’empare.
« Le
masque chauve se pencha sur les débris de sa lance selon l’angle d’inclinaison
qui marque au théâtre la nostalgie ou l’incrédulité ».
Ou encore, lorsqu’elle vient à bout du singe sanguinaire
qui avait, la veille de sa propre fin, dévasté cruellement un village
entier :
« La
coupe verticale trancha son crâne et son visage en deux parties égales,
dédoublant le sourire d’étonnement et les deux rangées de dents découvertes par
le rictus de la mort qu’il avait eu le loisir d’observer au cours de la nuit et
qu’il reprenait à son tour avec l’habileté caractéristique de son
espèce. »
Mais que les âmes sensibles ne se détournent pas, la
poésie n’est jamais loin. Il y a des parfums de thé vert, quelques lunes
magnifiques et parfois un haïku circule
entre deux branches et un crâne fendu… Comme ici, ces vers de Chiyo-ni, dont se
souvient la narratrice en rengainant son sabre :
« Tout
en les regardant,
je les oublie,
le feuilles du saule-pleureur »
je les oublie,
le feuilles du saule-pleureur »
L’auteure joue avec un plaisir non dissimulé d’une
esthétique « nipponisante » qui nous renvoie à l’univers des
samouraïs et des contes traditionnels japonais sur fond, parfois, de pachinko
ou de transaction maffieuse. Le tout est
entrelardé de quelques illustrations de scomparo – encres, pierres peintes – et
le plaisir du lecteur n’en est que mieux servi.
Céline Minard s’amuse avec un grand sérieux et beaucoup
de talent. Elle prouve qu’on peut aimer librement les choses bien faites et, de livre en livre, elle ne se lasse ni du goût
des mots ni de leur pouvoir.
Céline Minard, Ka Ta. Editions Rivages. 2014.
mardi 16 décembre 2014
> Voyage en Alvinie
.
Alessandro Mercuri, Le Dossier Alvin - Enquête, archives, photographies. Editions Art&fiction. 2014
Collusif est peut-être l’adjectif qui caractériserait le
mieux le dernier livre d’Alessandro Mercuri. Le dossier Alvin, (modestement) sous-titré enquête, archives, photographies, nous convie à une plongée,
pardonnez-moi le glissement, dans l’histoire d’un submersible. Le sous-marin
américain Alvin, connu notamment du
grand public pour la première mission d’exploration de l’épave du Titanic,
qu’il conduisit en 1986, a effectué près de 5000 missions (toutes recensées en
fin d’ouvrage) de 1964 à ce jour. Pour autant, que le lecteur peu porté sur les
arcanes du secret-défense ou les subtilités techniques du déplacement par
grands fonds se rassure : Alessandro Mercuri fait avant tout de son objet
supposé d’étude une invitation à la rêverie et à la digression intelligente. Un
livre collusif, disions-nous, car s’y caressent, s’y croisent et s’y
entrechoquent des informations historiques, des fantasmes
atomiques, des phobies ancestrales, des mythes, des digressions littéraires,
des résonances cinématographiques et bien d’autres poissons encore. On retrouve
ici le goût sûr de l’auteur de PeepingTom pour une littérature hybride où la pop culture côtoie la philosophie,
sans que ni l’une ni l’autre ne s’en trouve pour autant dévaluée.
Sur les 5000 missions effectuées par le sous-marin Alvin,
Alessandro Mercuri en a sélectionné une vingtaine. Ces missions servent de
point de départ ou de point d’arrivée à un exercice paralittéraire visant à
réinscrire les bordées du submersible dans son contexte historique élargi — ou
dans les plus vastes sphères de l’imaginaire collectif avec lesquelles ses
missions ont pu (ou auraient pu) entrer en résonance. On remonte des fils à
petit pas, on s’égare dans des cercles concentriques. On navigue entre Rita Hayworth, Don Quichotte, les sirènes, les hippocampes. On croise encore des organismes
extrêmophiles, des crustacés exosquelettes et il est parfois question de
pygmalionisme et d’agalmato-scatophobie… Mais nous ne priverons pas le lecteur
curieux du plaisir d’aller par lui-même découvrir quelles réalités insondables
recouvrent certains de ces termes…
Si le sous-marin n’entre en scène qu’à la quarantième page
du livre, c’est qu’il faudra d’abord se rappeler que la première projection
test du prophétique Dr Strangelove de Stanley Kubrick fut
annulée un certain 22 novembre 1963, en raison de l’assassinat de John F.
Kennedy ; on devra se souvenir encore que le bikini fut ainsi baptisé par
son créateur, en référence à la déflagration infligée à l’île du même nom ou
que le décorateur en dur du Dr No et du Dr Strangelove, était un ancien
constructeur d’abris antiatomiques et le seul allemand qui ait jamais servi dans
la Royal Air Force… L’une des premières missions du sous-marin Alvin a consisté
à récupérer par 900 mètres de fond dans une zone inexplorée de la Méditerranée,
la quatrième ogive nucléaire de l’opération Chrome
Dome, une «mission d’alerte
aéroportée» dans laquelle Mercuri voit volontiers un remake parfait
du film de Kubrick. Parfois, l’histoire bégaie la fiction…
A l’ère de la Guerre froide on voit Alvin se dissiper dans
les zones sensibles du triangle des Bermudes pour quelques activités
océanographico-politiques. Occasion de découvrir les dessous d’une île qui n’existe
pas, Argus Island, dont on apprendra
bientôt qu’elle fut inventée de toutes pièces pour servir de base arrière à
quelques missions secrètes… Différentes expériences y furent conduites,
notamment pour tester «la résistance
psychologique et physiologique d’hommes-grenouilles à la vie en profondeur». Il
n’en fallait pas plus à Alessandro Mercuri pour nous relater, à partir de
documents déclassifiés, quelques-unes des étranges métamorphoses auxquelles
auraient été sujets ces hommes dont l’armée américaine éprouva le potentiel «devenir-poisson». Nous voici alors «au creux du Sealab», embarqués du côté
des sirènes et de leurs voix dangereusement enchanteresses.
Le voyage ne s’arrête pas là, on s’en doute. Car l’auteur de
ce livre élégant et protéiforme suit encore le submersible dans plusieurs autres escapades
vers des zones surprenantes et inexplorées, nous démontrant une
fois de plus, si nous en doutions encore, que la science, l’inconscient
collectif et les substrats grouillant de la culture (lettrée comme populaire)
sont sujets à de biens joyeux télescopages. De Village People à Ovide, d’Alice
au Royaume des abysses, il existe
parfois des ponts sous-marins, des frontières poreuses, que l'auteur
franchit avec l'allégresse d’un poisson-pilote.
Il faudrait dire un mot également des nombreuses
illustrations qui contribuent à faire de cet ouvrage un très beau livre :
photographies d’archives, fac-similé de documents divers, icônes, montages,
extraits de presse, reproductions de gravures composent avec le texte d’Alessandro
Mercuri, une sorte d’étrange symphonie où le « support d’information »
joue à cache-cache avec l’image d’invention.
Le dossier Alvin est un livre qu’il faut se dépêcher de
découvrir. L’ivresse des grands fonds tient parfois sur une table de chevet.
Alessandro Mercuri, Le Dossier Alvin - Enquête, archives, photographies. Editions Art&fiction. 2014
dimanche 30 novembre 2014
> Résonance
Christophe Tarkos est mort il y a
dix ans aujourd’hui. C’est dommage. A dix ans d’ici sa langue pétrit encore la
pâte des mots, résonne encore. Je relis Caisses
et je ne peux m’empêcher de me dire que tout ce qui est à l’intérieur comme à
l’extérieur de nous aurait mérité d’entrer dans ces boîtes magiques, de passer
par ces blocs de faux béton où tout n’est que flux incessant, magma qui fait
pourtant obstinément tinter le sens. La parole rumine, dérive, s’ensorcelle
elle-même mais ne se perd jamais tout à fait. Elle ne tourne pas le dos au réel
mais ouvre des brèches en lui pour nous y conduire autrement.
Christian Prigent, dans un article publié sur Remue.net, disait de lui
«Peu d’écrivains savent nous introduire avec un aussi imparable
mélange de tendresse subtile et de cruauté pince-sans- rire au malaise de la
langue qui passe comme une lame entre le monde et nous.»
Car ce qu’il y a de ludique dans
sa poésie relève plutôt du jeu, comme on dit d’une porte qu’elle «a du
jeu ». Christophe Tarkos s’efforçait de faire trembler les mots pour
trembler et nous faire trembler dans les mots. Mots-prétextes, mots lâchés du
quotidien ou mots gravés dans le corps. Fumée, caillou, carton, nappes, carrelages voisinent avec mort,
bonheur, vie, amour, sommeil. Dans
chacune des Caisses de Tarkos, la
contamination opère de manière à la fois resserrée et ouverte. Répétitions,
macérations, mastications n’asphyxient jamais la parole mais au contraire la
libèrent, permettent au souffle de se déployer là où d’autres l’auraient confit
dans un jeu formel. Les mots reviennent, comme autant de survivants de ce
langage éteint que les émissaires invisibles de nos systèmes productifs nous
enfoncent dans la bouche. Geste poétique autant que politique : il faut
alors vomir les mots pour les décoloniser.
Prigent encore :
«Avec les textes de Tarkos nous voyons à nouveau la langue infidèle
refluer sur le sable instable du réel. Ce
reflux abandonne une écume de rien du tout, un presque-rien volatil qui aère
l’opacité du monde comblé de choses à vendre, d’images chromos, de corps
lourds, de pensées soumises, d’âmes angoissées.»
Christophe Tarkos est mort il y a
dix ans aujourd’hui. Mais il est mort vivant. Il respire encore dans cet «endroit frais dans la cervelle à l’âge
tendre à l’heure fraîche du petit matin» qu’il a sans cesse creusé à la
force de ses poèmes. Il est temps de lui rendre sa mort, la mort insurgée dont
il avait rêvé, cette mort au combat qu’il avait invoquée dans l’un de ses plus beaux
textes.
«Tue-moi tue-moi ne me laisse pas crever de rien ne me laisse pas mourir
sans que personne ne me touche par simple flocalisation ne me laisse pas finir
à cause de rien je ne suis pas rien je mérite que tu me tues que tu me
poignardes dans le dos que tu m’étrangles que tu m’assassines mais pas de
mourir comme ça avec rien dans le dos avec rien en plus avec rien qui m’arrête
dans mon élan et ma force je ne veux pas m’arrêter pour rien tue-moi je veux
que tu me tues que tu m’assassines je n’ai aucun pouvoir sur ma mort je ne veux
pas mourir par mourrissement je suis de la valeur à tuer je suis un élan qui ne
s’arrête pas qui ne s’arrêtera pas si tu ne me tues pas dans mon élan mon
combat est digne d’un assassinat je suis un combattant tue-moi que je puisse me
défendre et te regarder dans les yeux te voir toit le garçon qui va avoir le
dessus je me défendrai je perdrai je serai tué par toi qui va me tuer pour ta
raison parce que je suis un vaillant combattant dans son élan en trop tue-moi
dans mon élan j’ai l’espoir d’être en trop qu’il faille me descendre me tuer
assassine-moi dans le dos avant que rien ni personne ne me tue avant de me voir
mourir par dessèchement de laissé toujours vivant pour rien enlève-moi ma vie
que j’aime d’homme vaillant ne me laisse pas me dessécher abandonné comme si
j’étais rien à ce point qu’aucun assassinat ne m’assassine qu’aucune personne
ne m’étrangle qu’aucun garçon ne me poignarde pendant ma combattante vaillance
je ne veux pas que ce soit rien je serai mort je mourrai sans raisons je
mourrais par le vide.»
Christophe Tarkos, Caisses. POL. 1998.
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