Avec le Météorologue,
Olivier Rolin revient sur le destin d’Alexeï Féodossiévitch Vangengheim, un
illustre inconnu anéanti parmi des millions d’autres durant la Grande Terreur,
aux heures les plus sanglantes du stalinisme.
On pourrait d’abord s’interroger sur ce qui peut pousser un écrivain français à écrire aujourd’hui un tel livre, alors que nous disposons des témoignages directs et incomparables de monstres sacrés tels que Vassili Grossman, Isaac Babel, Ossip Mandelstam, Varlam Chalamov, Julius Margolin ou Anna Akhmatova (que Rolin a lus et auxquels il sait parfois rendre d’émouvants hommages). Mais lorsqu’il est question d’évoquer ce trou noir de l’histoire, un témoignage de plus n’est jamais la seule répétition du même. Derrière les chiffres effarants, il y a des vies concrètes et chacune, pari impossible, mériterait de retrouver l’épaisseur de ce qui lui a été volé.
C’est au cours de l’un de ses nombreux séjours en Russie, pays qu’il fréquente depuis de nombreuses années, qu’Olivier Rolin a découvert les lettres de Vangengheim : une série de missives adressées à sa femme alors qu’il était déporté sur les îles Solovki, lettres accompagnées de dessins, devinettes, herbiers à l’attention de sa fille Eleonora dont il souhaitait prolonger l’éducation depuis sa prison de glace. Au terme d’une longue enquête et d’un voyage dans sa correspondance, Rolin reconstitue la vie et la mort de cet homme, socialiste convaincu, qui fut un temps « directeur du service hydro-météorologique unifié de l’URSS » avant de faire l’objet d’une condamnation brutale et définitive qui allait lui coûter la liberté et la vie.
Une vie «moyenne» parmi tant d’autres, « qui vaut toutes les autres et que toutes valent », et qui nous replonge au cœur de ce « socialisme réel » encore trop méconnu aujourd’hui de l’avis de l’auteur. Episode qui se traduisit par une hécatombe d’autant plus spectaculaire qu’elle aura étouffé dans le sang et la peur, nous rappelle encore Rolin, la plus grande foi profane que l’histoire ait peut-être jamais portée.
On pourrait d’abord s’interroger sur ce qui peut pousser un écrivain français à écrire aujourd’hui un tel livre, alors que nous disposons des témoignages directs et incomparables de monstres sacrés tels que Vassili Grossman, Isaac Babel, Ossip Mandelstam, Varlam Chalamov, Julius Margolin ou Anna Akhmatova (que Rolin a lus et auxquels il sait parfois rendre d’émouvants hommages). Mais lorsqu’il est question d’évoquer ce trou noir de l’histoire, un témoignage de plus n’est jamais la seule répétition du même. Derrière les chiffres effarants, il y a des vies concrètes et chacune, pari impossible, mériterait de retrouver l’épaisseur de ce qui lui a été volé.
C’est au cours de l’un de ses nombreux séjours en Russie, pays qu’il fréquente depuis de nombreuses années, qu’Olivier Rolin a découvert les lettres de Vangengheim : une série de missives adressées à sa femme alors qu’il était déporté sur les îles Solovki, lettres accompagnées de dessins, devinettes, herbiers à l’attention de sa fille Eleonora dont il souhaitait prolonger l’éducation depuis sa prison de glace. Au terme d’une longue enquête et d’un voyage dans sa correspondance, Rolin reconstitue la vie et la mort de cet homme, socialiste convaincu, qui fut un temps « directeur du service hydro-météorologique unifié de l’URSS » avant de faire l’objet d’une condamnation brutale et définitive qui allait lui coûter la liberté et la vie.
Une vie «moyenne» parmi tant d’autres, « qui vaut toutes les autres et que toutes valent », et qui nous replonge au cœur de ce « socialisme réel » encore trop méconnu aujourd’hui de l’avis de l’auteur. Episode qui se traduisit par une hécatombe d’autant plus spectaculaire qu’elle aura étouffé dans le sang et la peur, nous rappelle encore Rolin, la plus grande foi profane que l’histoire ait peut-être jamais portée.
Si au début des années trente,
Staline fait déjà peser sa politique mortifère sur le plus grand pays du monde,
un optimisme incroyable semble encore battre dans le cœur d’une bonne partie du
peuple, en tout cas chez nombre de citoyens honnêtes, qui mesurent sans doute
encore mal ce qui se joue ou se déjoue. Entre 1932 et 1933, trois millions de
paysans ukrainiens vont mourir de faim sur leurs terres collectivisées. L’Ukraine,
c’est là qu’Alexeï Féodossiévitch avait vu le jour à la fin du siècle
précédent. Ex-russe blanc converti à la cause socialiste après la révolution
d’octobre, il est encore dans les années trente, loin de Kiev, habité par un optimisme indéfectible : il
prend très à cœur son métier de météorologue. Il vient de créer un service
unifié d’hydrologie et de météorologie sur l’ensemble du territoire (un service
qu’il appellera tendrement « mon
cher enfant soviétique »), il développe des stations aux quatre coins
de son pays-continent, voit en l’énergie
éolienne la grande ressource qui permettra d’électrifier l’URSS d’est en ouest
et du nord au sud. Il cadastre les vents, brise les glaces, mesure les eaux,
déploie toute son ingéniosité professionnelle au service du peuple et du progrès.
Bref, il est «habité ». Rolin dit de lui qu’il « est le grand espion qui sonde et recueille et archive les
humeurs du continent ». A cette
époque l’URSS regorge encore de héros, « héros de l’Arctique, de la
stratosphère, aviateurs qui battent des records du monde de distance aux
commandes de monomoteurs aux longues ailes coupe-papier, héros du travail,
héros du métro de Moscou, avec ses stations qui sont autant de palis du
peuple ». Il existe encore une foi manifeste dont témoigne notamment
certains écrits d’Isaac Babel, pourtant fusillé quelques années plus tard.
C’est justement au cœur de cet
élan que le météorologue, lui aussi, va faire les frais de l’effroyable machine
stalinienne en marche. Une machine de mort vertigineuse, qui n’épargnera personne,
comme on le sait, pas même ses propres émissaires. La plupart de ceux qui
interrogeront Féodossiévitch, le malmèneront, le condamneront – seront fusillés
à leur tour et parfois même avant lui… La roue tourne et broie jusqu’à ses
propres bourreaux de la veille.
En janvier 1934 le camarade
météorologue se retrouve dans la ligne de mire de la Guépéou, la police
politique de Staline, et son existence bascule. Du fait de ses origines de
noble et d’émigré (par l’un de ses parents), il faisait l’objet potentiel d’une
suspicion naturelle. Plusieurs de ses collaborateurs sont déjà
« tombés » et l’étau se resserre sans peut-être même que l’intéressé («aveuglé par sa foi communiste ») ne s’en soit vraiment douté. Guidés par ceux
qui cherchaient à le dénoncer (notamment l’un de ses subalternes qui visait
très probablement son poste), les sbires
du Parti reprennent ses articles, certains de ses propos et on trouve
rapidement à faire de lui un comploteur et instigateur d’idées
contre-révolutionnaires au sein du service qu’il dirige. Olivier Rolin ne
ménage aucune des étapes kafkaïennes qui conduisent le citoyen soviétique
exemplaire à passer du côté des proscrits. Analyse des dossiers, détail des
interrogatoires, suppositions rapportées de manière documentée au contexte
stalinien. Terrible et absurde banalité des procès que l'on sait. Le 27 mars 1934, Vangengheim est reconnu coupable d’«espionnage» et de
«sabotage économique» et condamné à 10 ans de « camp
de rééducation par le travail». Transféré dans un goulag de l’archipel des
Solovki, un coin reculé du nord-ouest de la Russie, à moins d’un millier de
kilomètres du cercle polaire, il ne reverra plus ni Moscou, ni sa femme, ni sa
fille. Il n’en sortira que 4 ans plus tard pour être sommairement exécuté avec
un millier de ses codétenus au moment des purges de la Grande Terreur. Une mort
qui ne sera découverte et éclaircie que 60 ans après les faits et sur laquelle
Rolin revient longuement dans les derniers chapitres de son livre.
Mais c’est sans doute les pages
consacrées à ses années de détention, et dans lesquelles s’inscrivent
pleinement les lettres de Vangengheim, qui donnent tout son poids au Météorologue. On le suit dans
l’épaisseur d’un temps qui n’en finit pus de durer, on le voit se raccrocher
comme à deux pâles bouées lointaines, d’un côté à l’existence de sa femme et de
sa fille, de l’autre à l’espoir jamais tout à fait éteint d’être réhabilité et
libéré. Le plus singulier, pour les lecteurs que nous sommes, est l’idéal
auquel continue de se tenir cet homme. A aucun moment il ne conspue le
système qui le voue à sa perte. Il reste convaincu que son pays est une grande
nation en marche vers un avenir radieux, une marche de laquelle il se trouve
exclu par une injustice intolérable mais pour ainsi dire conjoncturelle. Il
adresse de longues lettres à Staline pour réaffirmer sa foi dans le Parti et
demander le réexamen de son dossier. Elles resteront bien sûr sans réponse. Plus
surprenant encore, il confectionne de
petits portraits de Staline en mosaïques qu’il adresse à sa famille avec les
herbiers et les dessins commentés de rennes, de renards bleus et de feuilles de
saule qu’il adresse à sa fille. Bien sûr, on peut penser qu’il y a là des
intentions stratégiques (on pense parfois à Ovide chantant dans ses derniers
poèmes, depuis son lieu d’exil, les
louanges de l’empereur qui l’a banni de Rome). Mais on sent aussi que chez
Vangengheim, le renoncement à la foi communiste constituerait le dernier des
renoncements et se trouve repoussé le plus loin possible. Il y a quelque chose d’à la fois aberrant et
touchant dans cette obstination, dans cette conviction – une dimension également anti-héroïque qui a retenu
l’attention de Rolin et qui ne manque pas de retenir la nôtre. On croise dans
ce livre d’autres figures, bien plus saisissantes, de rebelles, d’insoumis,
comme cette femme qui avait craché au visage de ses bourreaux au moment d’être
fusillée. On nous rappelle aussi avec quels mots cinglants Mandelstam avait eu
le courage de brosser le portrait de Staline… Justement, nous dit Rolin. S’il
est essentiel de saluer le courage de certains, il convient également de
rappeler que l’innocence n’est pas un corolaire de l’héroïsme et que
l’injustice stalinienne s’est repue d’insurgés flamboyants comme d’individus de
bien moindre envergure. Les uns comme les autres sont des victimes et avaient
le même droit de vivre la vie qu’on leur a prise.
C’est d’une certaine manière le
visage d’un homme banal, bon père de famille et bon citoyen soviétique, que
l’auteur a voulu méticuleusement reconstituer. Un homme qui s’est trouvé lui
aussi sur le chemin de l’histoire, au mauvais endroit et au mauvais moment.
Un visage, il y a en a un
derrière chaque vie volée et il convient de se souvenir que dans les basses-fosses de l’histoire, le passé n’est pas
une abstraction. Dans les dernières pages du Météorologue, Olivier Rolin évoque de manière poignante l’immense
travail documentaire de Tomasz Kizny sur La Grande Terreur. Un témoignage
unique sur la violence d’Etat soviétique entre 1937 et 1938 dans lequel le
journaliste polonais a réintroduit et légendé des centaines de clichés de
condamnés ( pris par les geôliers du NKVD)
avant leur exécution. Des visages, des noms, des dates, des
métiers, que Rolin effeuille en une
longue accumulation : visages tristes, frondeurs, terrifiés,
incompréhensifs, ahuris… Chacun le sien devant la violence et la mort.
C’est aussi pour l’auteur de ces
pages l’occasion d’interroger son attachement et sa lointaine addiction à la
Russie, pays de l’immensité et bien souvent de l’incompréhensible.
« L’espace russe c’est aussi cela en fin de compte : l’espace
de ces morts innombrables »
Mais la Russie est aussi le
tombeau qui, pour Olivier Rolin comme pour beaucoup d’autres, renferme également, à
côté de ces « morts innombrables»,
le cadavre de la seule révolution qui ait sans doute jamais eu, pour un
laps de temps fulgurant, une portée politique universelle. Un cadavre dont nous
sommes aujourd’hui encore les tristes héritiers.
Olivier Rolin, Le Météorologue. Seuil/Paulsen. 2014
Images : (c)Tomasz Kizny
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