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A l’heure où quelques-uns s’apprêtent à sabrer le champagne entre amis, rien de tel qu’une lecture qui nous mette sur la voie d’un geste sûr. Céline Minard, dont aucune oeuvre ne ressemble à la précédente, nous revient cette fois vêtue d’un kimono irréprochable. Elle se livre à un exercice littéraire et martial d’une grande pureté formelle en confiant à sa plume aiguisée le soin d’une démonstration de kata dans les règles. « Les douze chapitres de ce livre », nous précise l’éditeur, « respectent rigoureusement les mouvements des douze katas communs aux différentes écoles de sabre japonais ». Cette technique d’entraînement, qui invite à affronter des adversaires imaginaires en produisant une série de mouvement codifiés, a inspiré à la romancière un livre à la fois violent, souriant et raffiné où s’affirme le pouvoir mimétique de la littérature.
Douze scènes de combat, donc, dont aucune n’excède trois
pages. Le style précis et néanmoins aérien semble lui-même au service d’une
technique maîtrisée. Les ennemis se suivent et ne se ressemblent pas. Un
monstre à sang vert, un singe dévoreur d’hommes, un rustre dans une taverne, un
géant redoutable descendu de son socle millénaire, un client peu courtois sur
le pas d’une confiserie… Voici quelques-unes des figures que nous
entrapercevrons avant qu’elles ne s’éclipsent, taillées en pièce. Des scènes de
combat qui sont autant de scène de genre, réglées comme des horloges sur
l’enchaînement de quelques passes qui, pour différentes qu’elles puissent
paraître à un œil averti, s’inscrivent toujours dans la même suite de gestes et
de motifs : il y a une rencontre, une attaque ou un affront (le kata est
un art défensif), on sort le sabre, on tranche, on le replace dans son fourreau.
Chaque chapitre porte le nom de l’une des figures
fondamentales du kata. Et ici, tout est furtif et fulgurant. Les adversaires ne font jamais l’objet de
pesantes descriptions, ils ont la délicatesse de n’apparaître qu’au fil de
l’action, par petites touches – l’imagination du lecteur devant sans doute se
charger du reste. Ainsi, pour ne prendre qu’un exemple, on ne nous livre guère
d’images du terrible protecteur de la rivière « maudite et hantée » dont il est question dans le
chapitre « Kesa-Giri » et qui promet tous ceux qu’il croise à une
mort certaine… On le redoute et on le sait impitoyable, mais il faudra attendre
que son sort soit scellé pour récupérer quelques vagues indices concernant son
aspect :
« Je
reculai d’un pas de garde haute en regardant les pattes des deux segments de
l’animal battre frénétiquement l’air comme pour s’enfuir. Quand il eut terminé,
je joignis les pieds, secouai devant moi la boue verdâtre qui lui servait de
sang et rengainai. »
Face à ce sabre sûr et plus vif que l’éclair, il n’existe
qu’une seule issue : tomber. On « tache
la paille » ; on rencontre en pleine course « une lame présentée dans sa largeur » ; on accueille « vingt centimètres d’acier
par-dessous ses côtes flottantes à l’intérieur de son poumon »
avant de crier « comme un chat
écorché » ou, tel « le
dernier combattant de l’armée du nord », on choit dans la poussière «(…) au sein du doyô parsemé de sel
gris, le corps en trois morceaux (…)» Plus rarement, les jours de
chance, on s’en tire avec un pied fendu, tel
Ungyo, le monstre à chignon, ou avec un chapeau écorniflé.
Dans sa froideur parfaite, la combattante observe avec
méticulosité les effets variables que peut
produire la mort sur les ennemis dont elle s’empare.
« Le
masque chauve se pencha sur les débris de sa lance selon l’angle d’inclinaison
qui marque au théâtre la nostalgie ou l’incrédulité ».
Ou encore, lorsqu’elle vient à bout du singe sanguinaire
qui avait, la veille de sa propre fin, dévasté cruellement un village
entier :
« La
coupe verticale trancha son crâne et son visage en deux parties égales,
dédoublant le sourire d’étonnement et les deux rangées de dents découvertes par
le rictus de la mort qu’il avait eu le loisir d’observer au cours de la nuit et
qu’il reprenait à son tour avec l’habileté caractéristique de son
espèce. »
Mais que les âmes sensibles ne se détournent pas, la
poésie n’est jamais loin. Il y a des parfums de thé vert, quelques lunes
magnifiques et parfois un haïku circule
entre deux branches et un crâne fendu… Comme ici, ces vers de Chiyo-ni, dont se
souvient la narratrice en rengainant son sabre :
« Tout
en les regardant,
je les oublie,
le feuilles du saule-pleureur »
je les oublie,
le feuilles du saule-pleureur »
L’auteure joue avec un plaisir non dissimulé d’une
esthétique « nipponisante » qui nous renvoie à l’univers des
samouraïs et des contes traditionnels japonais sur fond, parfois, de pachinko
ou de transaction maffieuse. Le tout est
entrelardé de quelques illustrations de scomparo – encres, pierres peintes – et
le plaisir du lecteur n’en est que mieux servi.
Céline Minard s’amuse avec un grand sérieux et beaucoup
de talent. Elle prouve qu’on peut aimer librement les choses bien faites et, de livre en livre, elle ne se lasse ni du goût
des mots ni de leur pouvoir.
Céline Minard, Ka Ta. Editions Rivages. 2014.
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