vendredi 26 décembre 2014

> Douze coups de sabre



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A l’heure où quelques-uns s’apprêtent à sabrer le champagne entre amis, rien de tel qu’une lecture qui nous mette sur la voie d’un geste sûr. Céline Minard, dont aucune oeuvre ne ressemble à la précédente,  nous revient cette fois vêtue d’un kimono irréprochable. Elle se livre à un exercice littéraire et martial d’une grande pureté formelle en confiant à sa plume aiguisée le soin d’une démonstration de kata dans les règles. « Les douze chapitres de ce livre », nous précise l’éditeur,  « respectent rigoureusement les mouvements des douze katas communs aux différentes écoles de sabre japonais ».  Cette technique d’entraînement, qui invite à affronter des adversaires imaginaires en produisant une série de mouvement codifiés, a inspiré à la romancière un livre à la fois violent, souriant et raffiné où s’affirme le pouvoir mimétique de la littérature.



 



Douze scènes de combat, donc, dont aucune n’excède trois pages. Le style précis et néanmoins aérien semble lui-même au service d’une technique maîtrisée. Les ennemis se suivent et ne se ressemblent pas. Un monstre à sang vert, un singe dévoreur d’hommes, un rustre dans une taverne, un géant redoutable descendu de son socle millénaire, un client peu courtois sur le pas d’une confiserie… Voici quelques-unes des figures que nous entrapercevrons avant qu’elles ne s’éclipsent, taillées en pièce. Des scènes de combat qui sont autant de scène de genre, réglées comme des horloges sur l’enchaînement de quelques passes qui, pour différentes qu’elles puissent paraître à un œil averti, s’inscrivent toujours dans la même suite de gestes et de motifs : il y a une rencontre, une attaque ou un affront (le kata est un art défensif), on sort le sabre, on tranche, on le replace dans son fourreau.

Chaque chapitre porte le nom de l’une des figures fondamentales du kata. Et ici, tout est furtif et fulgurant. Les adversaires ne font jamais l’objet de pesantes descriptions, ils ont la délicatesse de n’apparaître qu’au fil de l’action, par petites touches – l’imagination du lecteur devant sans doute se charger du reste. Ainsi, pour ne prendre qu’un exemple, on ne nous livre guère d’images du terrible protecteur de la rivière « maudite et hantée » dont il est question dans le chapitre « Kesa-Giri » et qui promet tous ceux qu’il croise à une mort certaine… On le redoute et on le sait impitoyable, mais il faudra attendre que son sort soit scellé pour récupérer quelques vagues indices concernant son aspect :

« Je reculai d’un pas de garde haute en regardant les pattes des deux segments de l’animal battre frénétiquement l’air comme pour s’enfuir. Quand il eut terminé, je joignis les pieds, secouai devant moi la boue verdâtre qui lui servait de sang et rengainai. »

Face à ce sabre sûr et plus vif que l’éclair, il n’existe qu’une seule issue :  tomber.  On « tache la paille » ; on rencontre en pleine course « une lame présentée dans sa largeur » ; on accueille « vingt centimètres d’acier  par-dessous ses côtes flottantes à l’intérieur de son poumon » avant de crier « comme un chat écorché » ou, tel « le dernier combattant de l’armée du nord », on choit dans la poussière «(…) au sein du doyô parsemé de sel gris, le corps en trois morceaux (…)» Plus rarement, les jours de chance, on s’en tire avec un pied fendu, tel  Ungyo, le monstre à chignon, ou avec un chapeau écorniflé.

Dans sa froideur parfaite, la combattante observe avec méticulosité les effets variables que peut  produire la mort sur les ennemis dont elle s’empare.

« Le masque chauve se pencha sur les débris de sa lance selon l’angle d’inclinaison qui marque au théâtre la nostalgie ou l’incrédulité ».

Ou encore, lorsqu’elle vient à bout du singe sanguinaire qui avait, la veille de sa propre fin, dévasté cruellement un village entier :

« La coupe verticale trancha son crâne et son visage en deux parties égales, dédoublant le sourire d’étonnement et les deux rangées de dents découvertes par le rictus de la mort qu’il avait eu le loisir d’observer au cours de la nuit et qu’il reprenait à son tour avec l’habileté caractéristique de son espèce. »

Mais que les âmes sensibles ne se détournent pas, la poésie n’est jamais loin. Il y a des parfums de thé vert, quelques lunes magnifiques et  parfois un haïku circule entre deux branches et un crâne fendu… Comme ici, ces vers de Chiyo-ni, dont se souvient la narratrice en rengainant son sabre :

« Tout en les regardant,
je les oublie,
le feuilles du saule-pleureur »

L’auteure joue avec un plaisir non dissimulé d’une esthétique « nipponisante » qui nous renvoie à l’univers des samouraïs et des contes traditionnels japonais sur fond, parfois, de pachinko ou de transaction maffieuse.  Le tout est entrelardé de quelques illustrations de scomparo – encres, pierres peintes – et le plaisir du lecteur n’en est que mieux servi.

Céline Minard s’amuse avec un grand sérieux et beaucoup de talent. Elle prouve qu’on peut aimer librement les  choses bien faites et,  de livre en livre, elle ne se lasse ni du goût des mots  ni de leur pouvoir.



Céline Minard, Ka Ta. Editions Rivages. 2014.





 

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