Eric Fassin et les co-auteurs (journalistes, militants
associatifs…) de Roms & riverains, une
politique municipale de la race, s’efforcent de nous aider à lire ce qui
n’est plus lisible. A dépasser une illisibilité savamment orchestrée par une
large majorité de la classe politique, toutes tendances confondues.
Il y est question des Roms en France, ceux qui vivent aux abords de «nos» villes dans ces «camps insalubres» dont l’apparition et le démantèlement ponctuent l’actualité de diverses communes.
Il y est question des Roms en France, ceux qui vivent aux abords de «nos» villes dans ces «camps insalubres» dont l’apparition et le démantèlement ponctuent l’actualité de diverses communes.
Le sociologue décrypte et met à
jour les rouages idéologiques et politiques qui sous-tendent une fronde
concertée qui voudrait se faire passer pour pragmatiquement gestionnaire,
soucieuse de paix publique, voire parfois même animée de motifs humanistes.
Les soixante-dix pages lumineuses qui composent
la contribution de Fassin sont
enrichies de chroniques de terrain, de témoignages et d’analyses de situations
locales.
L’essai est engagé et s’assume
comme tel. On n’y trouvera pourtant ni angélisme ni arguments spécieux. Il est
au contraire précis, documenté et pédagogique. Il nous invite à comprendre et à
porter un regard dessillé sur un scandale politique, juridique et moral qui
prend incidemment corps dans notre pays (toujours consacré comme celui des
Droits de l’Homme…), s’y installe et s’y banalise.
Parler de « politique de la
race » lorsqu’on aborde le traitement réservé aujourd’hui aux populations
roms installées en France pourrait sembler excessif, tant la formule est forte
et entre en résonance avec les années noires des lois du gouvernement de Vichy…
C’est pourtant sans abus de
langage que cette expression est applicable à la situation dont il est question
ici. Eric Fassin s’applique à nous
le rappeler avec précision et attention. Et si le mot race a été récemment banni de la législation française suite à une
promesse de campagne de François Hollande reprise par le Front de Gauche à
l’assemblée nationale, cette suppression, pour louable qu’elle soit, tend
finalement peut-être à masquer la réalité politique qu’elle n’aura pas servi
à contrecarrer – voire la pilule qu’elle aura aidé à faire avaler.
Eric Fassin ne le nie pas : il y a des gammes et des
variations dans le racisme. L’observer d’une manière unilatérale revient à
prendre le risque de le « manquer » là où il se déploie. Il n’y a pas
de loi xénophobe en France à l’encontre des populations roms, roumaines et
bulgares qui se regroupent en bidonvilles. Néanmoins, un racisme culturel très fort
s’insinue dans les discours politiques (à toutes les échelles, de l’État à la
ville) et tout concourt à ce qu’il soit « naturellement » repris par
les populations amenées à côtoyer ces communautés. Ce racisme culturel
(touchant les mœurs) est parfois relayé, en amont ou en aval, par un racisme
biologique (touchant le corps). Il arrive souvent que la frontière soit
étroite et rapidement franchie. Qu’importe, au final, la nature de cet
ostracisme puisqu’il vise dans un cas comme dans l’autre à stigmatiser et exclure
sans pour autant que nous en ressentions de la culpabilité.
A la question de savoir à quoi
sert une politique de la race, Fassin
répond :
«C’est une politique qui justifie de traiter des êtres humains de
manière inhumaine sans pour autant se sentir moins humain.»
Quels sont donc ces traits qui
justifieraient que l’on tienne les Roms résidant en France comme légitimement
expulsables ?
Les trois principaux éléments que
l’on trouve déclinés à toutes les sauces relèvent principalement de l’hygiène,
de la délinquance et, conséquence des deux précédentes, de la capacité à
s’intégrer.
Or, pour comprendre ce qui se
joue là, il faut revenir sur un concept (une méthode, pourrait-on dire), dont
Fassin situe la forme la plus aboutie et la plus théorisée dans la politique
républicaine américaine du début des années 90 : l’auto-expulsion.
L’auto-expulsion vise d’abord à
rendre les conditions d’existence de certaines populations à ce point
invivables, qu’elles finissent par partir d’elles-mêmes. Si d’aventure elles résistent
à cette première tentation, une seconde conséquence du sort qui leur est
réservé ne tarde pas à prendre le relai : les populations en question se
trouvent réduites à des modes de survie qui rendent leur proximité intolérable
aux yeux de ceux qui partagent leur périmètre urbain.
Comment cela est-il mis en œuvre
pour ce qui est de « nos » Roms ?
Il faut d’abord rappeler,
qu’avant d’être des Roms (à distinguer des « Gens du voyage » puisque
pour la grande majorité sédentarisés dans leurs pays d’origine), les groupes
dont il est question sont avant tout des pauvres, des très pauvres. Des
personnes qui ont quitté leur pays pour des raisons économiques et s’installent
chez nous dans des zones inhabitées et théoriquement habitables. De la même
manière, les « camps de Roms » sont simplement des bidonvilles, pas
si différents de ceux où vivaient, dans nos banlieues, les travailleurs immigrés d’Algérie ou du
Portugal de la première génération.
La liste serait longue des
différentes mesures qui visent à faire en sorte que ces pauvres-là ne
s’éternisent pas sur leurs lieux de vie improvisés. On leur refuse l’accès à
des points d’eau potable, on ne ramasse pas leurs ordures (ce qui relève
pourtant d’une obligation communale), on se refuse à installer des toilettes
sèches à proximité de leurs habitations… Dans certaines communes on refuse
d’inscrire leurs enfants à l’école (droit pourtant inaliénable en République
française)… Il leur est quasiment impossible de bénéficier d’une domiciliation
postale auprès des CCAS (centre communal d’action sociale) qui devraient
pourtant jouer ce rôle ; ils ne sont jamais prioritaires pour les services
du 115 chargés d’assurer des solutions de logement, fussent-elles provisoires,
à ceux qui n’en ont pas. Et nous ne parlons pas encore du harcèlement policier
qu’ils subissent chaque jour : amendes quotidiennes pour des
stationnements gênants, des déplacements sur des vélos non conformes, pour
circulation à pied dans des zones non réservées aux piétons, intimidations
diverses et variées… quand il ne s’agit pas de dispositions encore plus
dissuasives comme l’amoncellement de gravats à l’entrée des camps afin de
compliquer les entrées et les sorties…
Les résultats sont flagrants et
le tour de passe-passe consiste à nous laisser croire qu’il s’agirait là d’un
phénomène intrinsèque plutôt que de la conséquence d’une situation à laquelle,
très largement, ils sont contraints.
Les Roms sont sales (pas d'accès à l’eau), leurs camps sont immondes (on ne ramasse pas
leurs ordures et n’y a pas de toilettes publiques accessibles près de leurs
habitations), ils ne souhaitent pas s’intégrer (leur situation administrative leur
interdit l’accès à un travail légal)… Et s’ils mendient, travaillent au noir ou
que certains volent, c’est bien évidemment en raison d’une inclination
naturelle…
Fassin relève la manière dont les discours qui circulent, de
l’élite politique au citoyen lambda en passant par les élus locaux, reprennent
incidemment ou de manière flagrante ces constats dans une perspective ethniciste
et objectivante.
Et qui le nierait ? L’altérité est là, sous nos yeux,
incontestable : ces gens-là ne vivent pas comme nous, ils ne sont pas
comme nous. Tout vise à nous faire oublier le vrai recto de la
formule : on ne laisse pas ces gens vivre comme nous, on ne les laisse pas
être comme nous. La recette est simple, et l’auteur nous la rappelle :
«A force de traiter différemment, on fabrique des "autres"»
Cette « altération », au
sens symbolique et social, de nos voisins des bidonvilles a également un
avantage pratique puisqu’il justifie et entretient le peu d’égards que nous
leur réservons tout en ménageant la probité de nos consciences :
«La déshumanisation des Roms est ainsi la condition nécessaire pour
sauvegarder notre humanité malgré ce que nous leur faisons».
Un autre intérêt de cet ouvrage
consiste à nous montrer comment cette «politique
de la race» passe paradoxalement par ce que Fassin appelle une «dépolitisation
du politique».
Il est question de bon sens, de
justice, de sécurité publique, voire, lorsqu’on les expulse, de sauver les Roms
de leur propre misère en les arrachant à un espace d’habitation dangereux…
Il est question de beaucoup de choses, mais jamais de politique. Cette dépolitisation est renforcée sans aucun doute par deux phénomènes. D’abord, par le fait que l’actuel gouvernement a repris à son compte et même durci les mesures déployées par le pouvoir précédent, ce qui ne manque pas de brouiller les pistes en neutralisant les postures politiques face au problème. Et d’autre part, par la dimension le plus souvent locale des dispositions prises à l’encontre des Roms. C’est la commune qui répond simplement à l’exaspération de ses citoyens. Même si, comme le veut la loi, les maires font appel aux préfectures pour procéder aux démantèlements, il s’agit toujours de régler localement un problème local...
Il est question de beaucoup de choses, mais jamais de politique. Cette dépolitisation est renforcée sans aucun doute par deux phénomènes. D’abord, par le fait que l’actuel gouvernement a repris à son compte et même durci les mesures déployées par le pouvoir précédent, ce qui ne manque pas de brouiller les pistes en neutralisant les postures politiques face au problème. Et d’autre part, par la dimension le plus souvent locale des dispositions prises à l’encontre des Roms. C’est la commune qui répond simplement à l’exaspération de ses citoyens. Même si, comme le veut la loi, les maires font appel aux préfectures pour procéder aux démantèlements, il s’agit toujours de régler localement un problème local...
Il existe pourtant quelques
contre-exemples (rares, concédons-le) qui tendent à démontrer qu’une autre voie
est possible. Dispositions (d’équipement, d’intégration, de gestion solidaire…)
précisons-le au passage, toujours incomparablement moins coûteuses que le
moindre démantèlement…
Il est donc bien question de
choix et de décision politique.
D’autant que la stigmatisation
des Roms joue souvent le rôle de levier électoral dans les communes où ceux-ci
sont installés. Elle permet de créer un consensus de rejet entre des
classes a priori inconciliables. Les nantis se retrouvent sur le même terrain
que les classes moyennes et que les plus pauvres. Leurs appréhensions sont de
nature variables (symboliques pour les uns, matérielles pour les autres), mais
le résultat d’ensemble est miraculeusement fédérateur. Echappant à toutes les catégories acceptables ou à tout le moins connues, les Roms constituent une
sorte de caste d’intouchables (les plus pauvres, les plus sales, les moins
intégrés, ni chômeurs, ni travailleurs) à l’aune négative de laquelle tous les
autres se retrouvent et se sentent, au moins sur ce point, étonnamment soudés…
Même les SDF français se sont parfois vus anoblis dans certains discours (là
encore populaires ou politiques) : au moins, eux, ils sont de chez nous.
Occupons nous en d’abord…
C’est donc aussi sur la question
du voisinage que portent les analyses des auteurs de Roms & riverains. Une question centrale, puisque c’est sur elle
que s’appuie le plus souvent les décisions municipales de démantèlement et
d’expulsion. Les auteurs de l’ouvrage ne jouent pas la carte de la dénégation.
Il existe bien des riverains que la proche présence de camps insalubres et de
leurs habitants insupportent, exaspèrent et qui souhaitent qu’ils s’en aillent.
Mais le livre analyse aussi la publicité disproportionnée et univoque qui est
faite de ces expressions de mécontentement : suggestions de pétitions ou de
manifestations lancées par les responsables municipaux eux-mêmes ;
participation massive de ceux-ci à des marches de « ras-le-bol » dont
ils sont parfois les propres instigateurs ou organisateurs. Et il y a encore
un autre point qui a très tôt frappé les militants associatifs qui passent
beaucoup de temps sur le terrain : la désinformation. On n’entend jamais
parler de la solidarité des riverains avec les Roms, de ceux qui non seulement
les tolèrent mais aussi les aident, leur
rendent visite ou tout simplement les côtoient et les fréquentent. Et pourtant
dans chaque ville ils existent et ils sont souvent bien plus nombreux qu’on ne
le pense. Phénomène courant mais qui n’a jamais droit de colonne dans les
bulletins municipaux et dont on parle encore moins sur les chaînes qui font de
l’audience…
On trouvera encore, dans Roms & riverains, des témoignages
détaillés de la vie quotidienne dans les bidonvilles, des procédures et mises
en œuvre de démantèlement (notamment dans l’Essonne, département
particulièrement concerné par ces dispositions). Ainsi que l’évocation de
nombreux cas d’infraction à la législation, à la Constitution, au Droit
national et international quotidiennement commises par l’État et les
collectivités dans le cadre des mesures qu’ils mettent en œuvre en l’encontre
des Roms.
Voici donc une lecture stimulante
et qui éclairera opportunément le contexte actuel.
Pour rappel, cette semaine, le plus grand camp
de Roms de Seine-Saint-Denis (700 personnes) a été rasé sur les bords de l’autoroute
A3. Dans la ville-préfecture de ce même département, le maire (UDI) nouvellement
élu s’apprête à mettre en œuvre, avec le franc soutien des pouvoirs déconcentrés de l’État, le premier point de son programme : le
démantèlement des trois bidonvilles de la commune, et, le mot est de lui, la
« dispersion » de ses habitants. La première « opération »
serait programmée pour le 2 juin prochain.
Une décision, cela va de soi, ni raciste, ni politique…
(Cet article peut également être lu sur Culturopoing)
Une décision, cela va de soi, ni raciste, ni politique…
......
(Cet article peut également être lu sur Culturopoing)
Eric Fassin, Carine Fouteau, Serge Guichard, Aurélie Windels, Roms & riverains, Une politique municipale de la race. La fabrique éditions. 2014.
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