En 2013, les éditions Alma ont eu
l’idée de nous donner à lire un guide un peu particulier. Ils ont réuni et
traduit (par les soins de Catherine Miel) une sélection d’articles du Wegleiter, un bimensuel allemand qui fut
publié du 15 juillet 1940 au 12 août 1944 à l’attention des soldats installés
dans la capitale de la France occupée. On y trouve des suggestions de sortie,
des chroniques de films, de spectacles, d’expositions ; des billets
d’humeur, tendres et amusés, sur les mœurs du concierge, du chauffeur de bus,
des petites demoiselles ; des anecdotes croustillantes, des scènes de rue,
des bonnes adresses — le tout entrelardé d’annonces publicitaires rédigées en
allemand pour un café, un tapissier, une pièce de théâtre…
De cette période, ce sont le plus
souvent d’autres archives et souvenirs de lecture qui sont restées gravées dans
nos mémoires : rafles, attentats, représailles, dénonciations, tickets de
rationnement, planques, interrogatoires… J’en passe et des meilleures.
Dans les feuilles du Wegleiter il n’y a au contraire ni
violence, ni haine, ni propagande. Paris est toujours décrit dans des termes
élogieux et l’on ne trouve aucun propos malveillant à l’endroit des Français. La
lecture de ces pages produit pourtant, et pour cette raison même, un effet
absolument glaçant.
Tout va pour le mieux dans le
meilleur des mondes.
La ville-lumière est devenue le
fleuron de «l’Europe combattante».
Dès 1940, les officiers cultivés et les soldats curieux peuvent aller voir
danser Serge Lifar à l’Opéra de
Paris, admirer Edwige Feuillère qui
incarne la Dame aux Camélias au Théâtre Hébertot, écouter du Ravel et du Beethoven à la Salle Pleyel et au Palais de Chaillot, musarder dans
les rayons de la Librairie Rive Gauche…
Ils peuvent se rendre Chez Laurent,
à deux pas de la Concorde, pour déguster vins fins et mets raffinés : un «établissement de tout premier rang» qui
réserve pourtant d’agréables surprises au moment de l’addition. Jugez
plutôt :
«Un délicieux dîner pour deux personnes avec vin, cognac et café
coûtera seulement 12 marks.»
Surtout, semble-t-on conseiller
aux occupants en goguette, il ne faut rien se refuser… Paris n’est-elle pas
l’une des plus charmantes capitales du monde ? Alors autant l’apprécier à
sa juste beauté…. Mistinguett chante
au Casino de Paris, Lucienne Boyer
dans son cabaret. Il y a le boul’mich, Montmartre, Pigalle. On peut faire le
tour de la Seine à bord de la vedette « Touriste II », se payer du Sacha Guitry au théâtre de la Madeleine…
Et quelques précisions utiles permettent
aussi aux nouveaux arrivants de prendre leurs marques.
«Pour vous déplacer vite et à peu de frais dans Paris, utilisez le
métro. Pour les membres de la Wehrmacht en uniforme, les trajets sont gratuits
sur toutes les lignes.»
Effectivement, c’est bon à
savoir.
Entre les images de cartes postales
et les conseils pratiques, on trouve aussi, dans la rubrique Nos soldats nous écrivent, des articles
qui font part de petites scènes vécues sur le vif, de rencontres pittoresques,
drôles ou émouvantes signés par des lecteurs qui s’improvisent correspondants.
Dans le numéro du 15 avril 1941, l’adjudant Arnold Skarupe nous raconte comment
il s'est pris les pieds dans notre langue et a confondu «embrasser» et «embarrasser», lorsqu’un virage pris par
le métro entre Porte des Lilas et République l’a plaqué contre une voyageuse et
que sa courtoisie l’a poussé à s’excuser : «Je ne voulais pas vous embrasser»… Fichtre ! On nous
racontera aussi la touchante histoire de Madame Catherine et de Monsieur
Jacques, deux bouquinistes séparés par une certaine idée de la Rive gauche et
de la Rive droite…
On croque le concierge, on
s’attendrit avec un rien de condescendance sur l’apathique « agent de police » qui «n’est prêt qu’en cas exceptionnel à diriger le flot du trafic des
voitures, vélos et piétons» et qu’on a du mal à imaginer en «personnage aux jambes vigoureuses gainées
de bottes, bien planté sur le sol, représentant le pouvoir de l’Etat (..)».
Bien sûr, la fierté germanique transparaît
dans ses pages à plus d’une reprise. On évoque une exposition de la Waffen SS
sur les Champs-Elysées ou un concert de l’Opéra de Berlin au Trocadéro —
accompagné d’une photo de Winfred Wagner
serrant la main d’Hitler. Mais à
l’échelle de l’ensemble des articles, cela reste finalement assez incident. La
dominante est plutôt du côté de la curiosité culturelle et touristique. Du gentil
dépaysement. On sera même surpris de lire des chroniques consacrées à la
Mosquée de Paris, à une exposition sur les Maoris au Musée de l’Homme ou à
quelques déambulations dans les restaurants «exotiques» du Quartier
Latin sans jamais percevoir l’écho des grandes théories racistes du nazisme.
Le sentiment de malaise que
procure la lecture de ce Guide de Paris
pour le soldat allemand s’explique sans doute de différentes manières.
Bien sûr, il y a d’abord le
silence effrayant dans lequel la guerre et les années noires de l’Occupation se
trouvent reléguées. Une frise en fin d’ouvrage nous rappelle quelques-uns des
événements notables survenus à Paris durant ces mêmes années et jamais évoqués
dans ces pages.
Mais on se rend compte aussi
qu’une vie de surface existait bel et bien — et pas seulement, on le devine,
pour le soldat allemand. Une autre ligne de temps a traversé cette tranche
d’histoire, sur laquelle il fut aussi possible pour certains (pour
beaucoup ?), de vivre, de prendre du plaisir, d’oublier l’histoire. Étrange
sensation. On peut toujours s’indigner, se raccrocher à la vision dualiste d’un
Paris partagé entre résistants et collabos. Mais qui sait si d’autres ne se
demanderont pas un jour à quoi nous
collaborions, nous, en ce début de XXIe siècle ? Et quelle idée nous nous
faisions de l’histoire, le samedi soir, en attendant simplement un taxi Place
de la République, à deux pas de familles entières dormant sur le
trottoir ?
Ce guide, enfin, nous invite à
une expérience à laquelle nous sommes peu habitués — une expérience que d’autres
ont eu bien plus souvent que nous le loisir d’apprécier : nous devenons en
effet, le temps d’une lecture, les figurants colonisés, innocemment violés et délicieusement
pittoresques d’une ville transformée en parc d’attraction culturel et
gastronomique pour nos vainqueurs.
Où sortir à Paris ? Le guide du soldat allemand, Traduction
de Catherine Miel. Alma Editeur. 2013.
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