Il y a toujours au cœur de la littérature,
lorsque l’habite une force peu commune, quelque chose comme une langue
étrangère. Une langue cachée, dangereuse, faite de mots ravalés, inédits, et
qui, terribles ou calmes, agissent comme des bombes à fragmentation. La
littérature n’est peut-être telle que lorsqu’elle nous enseigne que nous
n’avons jamais su lire, que nous n’en sommes qu’au premier ânonnement, que tout
reste à articuler derrière l’épaisseur des mots. Cette langue étrangère,
certains textes la susurrent, l’inventent à voix basse, nous la font entendre
sans oser l’incarner. D’autres déchirent le voile et se jettent dans le vide.
Ils nous propulsent en zone dangereuse, dans le puits d’une altérité radicale. Lava,
premier roman remarquable de Rémi David, relève de cette
dernière catégorie. Il se présente comme le monologue d’une femme jugée pour le
meurtre de son nouveau-né. Son récit se déploie à travers une ponctuation
broyée, concassée et avance dans l’opacité d’une langue criblée de mots tordus,
tronqués – de néologismes qui semblent surgis du corps et de la douleur.
D’abord désarçonné, le lecteur entre peu à peu dans la chair de cette autre
langue, s’habitue à ses inflexions, ses blancs et ses soubresauts et entend de
plus en plus distinctement la voix lointaine et hachurée qui s’exprime.
Cela, bien sûr, n’aurait pu être qu’un jeu – ou
disons, au vu de la gravité du propos, une diversion. Il n’en est rien, et pour
étrange que soit cette langue qu’il va lui falloir apprivoiser, le lecteur
pressent rapidement qu’il avance dans un texte situé aux antipodes d’une
expérience purement formelle.
Une femme se raconte, revient sur les épisodes
d’une vie bousculée et sur ce qui a pu la conduire à commettre le pire. Elle se
raconte depuis une langue résiduelle dans laquelle seule sa parole semble
encore pouvoir s’exprimer. La phrase est brisée, composée de segments où la
ponctuation diffracte le sens. Une langue mal respirée, au souffle trop court.
Une langue de survie. Les phrases nominales s’enchaînent comme des coups de
poings, les apostrophes passent devant les lettres comme des gouttes de pluie
qui se seraient trompées de chemin. L’essoufflement réinvente un rythme de
lecture impossible, sauvage, brutal. Les mots eux-mêmes se déclinent autrement.
On oscille constamment entre l’approximation dyslexique, le babil et une
novlangue radicale. Il y a des «nassassins», du «pserme» mais
on découvre aussi «l’arnicht», «la krave», le
«naratchak».
Il serait inutile de livrer ici quelques extraits
de ce récit car c’est avant tout dans le temps de sa lecture que cette langue
agit. Il faut y entrer, y descendre. Prendre le temps de s’y perdre et de la
ressentir pour entendre peu à peu la voix qui s’y dessine, qui résiste au
silence ou à l’indicible.
On se demande alors sur quel terreau cette langue
à la fois diminuée, puissante et monstrueuse a pu pousser ; comment qualifier
cette parole sans extériorité et mal marquée qui parvient peut-être à dire ce
qu’aucune de «nos» phrases n’aurait su dire.
Toute la singularité et la force du travail de Rémi
David tient peut-être à la dualité du statut de cette langue qu’il
déploie sous nos yeux. Le monologue intérieur de Lava nous introduit d’abord
dans le cercle d’une souffrance et d’une histoire particulière dont nous
pouvons bien, somme toute, recomposer le puzzle. On saisira les fragments de
vie d’une enfant abusée par son père, d’une adolescente marquée à tout jamais
par la mort de son frère (Bro), d’une femme très tôt aveuglée par une passion qui
ne lui apportera pas ce qu’elle aurait pu espérer. Une vie qui a glissé, sans
que l’on sache toujours très bien comment ni sur quoi, une vie faite de
renoncements et d’incompréhensions. L’étrange parole de Lava est l’expression
même d’une dépossession. Son corps (de victime et de criminelle) ne lui
appartient plus. Il y a dans cette langue quelque chose d’idiosyncrasique et on
peut bien la voir comme la forme révélée et symptomatique des violences que le
monde a imposé à Lava, du fossé qui s’est creusé entre lui et elle. Ici
l’étrangeté de la langue s’ancre dans le personnage qui la porte, elle vaut
pour elle, pour son histoire singulière, pour sa folie propre. Elle vise à nous
restituer intérieurement ce que l’extériorité d’un fait divers sordide ne nous
aura jamais permis d’entrevoir.
Mais Rémi David ne s’en tient
pas à cette proposition, à cet exercice. Car la langue qu’il invente pour son
personnage déborde ce personnage lui-même. Il y a ici quelque chose de plus
vaste qui s’enraye. Lé déviance verbale qui se déploie ne se limite pas à son
emploi possible dans le cadre d’une fiction psychologique. Elle est de toute
évidence de plus longue portée.
Cette déviance n’est pas sans rappeler la parole
amuïe de certains personnages de Beckett, clochards universels
qui ruminent jusqu’à l’os l’impossibilité de dire. On pensera encore à
Guyotat ou Novarina, lorsqu’ils jettent les mots dans
un chaudron brûlant où s’invente autrement la relation du corps au langage. A Artaud
aussi, figure tutélaire qui hante ce texte et dont un extrait des Suppôts
et Supplications vient s’aboucher comme en point d’orgue au monologue de
Lava.
Rémi David invente une langue
qui s’efforce d’être autre chose que de pure invention. La parole de Lava
(parole anagrammatiquement « avalée »), tendue, déchirée, à la limite de
l’audible, reprend à son compte le rêve impossible d’Artaud
d’une parole insurgée qui circulerait enfin «du corps par le corps avec le
corps et jusqu’au corps».
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Le contenu de cet article est également accessible sur Culturopoing.
Rémi David, Lava. Le Tripode. 2015.
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