dimanche 8 mars 2015

> Stasiuk et ses morts


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Dans son dernier récit (paru en 2012 en Pologne et traduit cette année en français), Andrzej Stasiuk s’inscrit à nouveau dans cette veine autobiographique ouverte avec Pourquoi je suis devenu écrivain. Mais l’on est ici sur quelque chose de plus diffus, buissonnier et mélancolique. L’hommage aux morts, à ce que l’on a perdu, est sans doute aussi vieux que la littérature elle-même. Qu’importe, la manière de Stasiuk est unique : sans effet de style, volontiers factuelle et directe dans son propos, son écriture demeure pourtant toujours attachante et distille un je-ne-sais quoi d’étonnamment poétique. Un vague sentiment de perte rassemble quatre textes consacrés à des êtres qui ne sont plus : une grand-mère, une chienne, un ami… Le dernier d’entre eux, le plus long, est centré sur le quartier où a grandi l’auteur mais s’adresse également à un ami disparu. Nimbées d’interrogations sur la mémoire, la mort et le souvenir, ses quatre évocations, d’une belle simplicité, confirment Stasiuk comme un écrivain sans sans artifice et unique en son genre.










Rien, pourrait-on dire, de plus que cela : repasser par le cœur et les mots quelques-uns de ceux qui nous ont laissé en chemin. Faire le compte de ce qui nous en reste. Quelques souvenirs, quelques histoires, quelques images, parfois fortes, parfois un peu irréelles, découpées dans le paysage de la mémoire.

Il y a cette grand-mère qui « croyait aux esprits », avec un tel naturel que la chose ne paraissait étrange et inquiétante qu’à ceux qui l’entouraient. Un personnage magnifique qui semble tout droit sorti d’une vieille légende rurale polonaise et qui aurait trouvé sa place, entre réalité et imaginaire, dans ces Contes de Galicie que Stasiuk nous avait offerts au début des années 2000. Les morts, aux contours diaphanes ou précis, viennent régulièrement lui rendre visite. Et ces présences semblaient traverser son quotidien sans qu’elle n’y voie jamais là rien que de tout à fait plausible.

« Cette déchirure dans l’étoffe de l’existence ne se produisait sans doute que dans mon imagination, c’est moi qui y voyais des trous. Ma grand-mère, elle, ne le remarquait pas. Pour elle, c’était dans l’ordre des choses : les événements n’obéissaient qu’à un seul ordre supérieur et indivisible et étaient donc aussi réels que légitimes. Peut-être procédait-elle tout de même à des distinctions, faufilant et rapiéçant des endroits usés, décousus, mais impossible de retrouver dans ses récits la trace d’un tel ravaudage. »
Une manière de vivre, une manière de conter et les deux font la paire. On pourrait même déceler derrière l’art du ravaudage de cette vieille paysanne sans lettres qui toujours «s’affairait entre la table et le poêle», un conseil sûr adressé à tous les écrivains…

Une autre « vie minuscule » traverse ces pages, celle d’Augustin, que Stasiuk avait découvert à l’occasion d’un concours de nouvelles organisé par le magazine polonais Temps de la culture. Il était attelé à lire les manuscrits reçus, travail qui se résumait à « l’ennui, l’ennui, l’ennui », jusqu’à ce qu’une pépite lui saute aux yeux :

« Soudain, j’étais tombé sur une étonnante nouvelle où un petit campagnard livrait une guerre au coq de la basse-cour. »
L’auteur de cette nouvelle était un vieil homme, enseignant à la retraite, qui avait passé sa vie à Izdebki, un village perdu du Centre-Ouest de la Pologne transcendé en point nodal du monde par le seul poids que lui conférait sa parole…

« Izdebki, c’était son royaume. Sans doute tout ce dont il avait besoin. Le passé et le présent. Des lieux de sa mythologie personnelle, de sa propre géographie. L’histoire d’Izdebki était pour le moins comparable à celle de l’Europe. C’était l’empire d’Augustin qui y régnait en maître absolu. Condamnant les uns aux néant, faisant asseoir les autres à sa droite pour l’éternité. »
Andrzej Stasiuk nous conte avec pudeur et tendresse les dernières visites rendues à cet homme après qu’un AVC l’a cloué « en chien de fusil » sur son lit d’hôpital. Sa mémoire s’est faite filandreuse, ses yeux sont hagards et parfois, lorsqu’il réagit encore, il semble s’accrocher comme à un radeau aux quelques phrases, bien insuffisantes, qui lui restent.

« D’autres fois, lorsqu’il ne parvenait plus à retrouver les mots pour exprimer ce qu’il voulait (et il voulait en dire de plus en plus), il serrait le poing de sa main valide et, de façon distincte, forte et impuissante à la fois, lançait : ‘Putain de merde !’ ».
On saura seulement qu’ «Augustin est mort en juillet», comme si les années,  dans cet exercice intemporel où les souvenirs rebondissent les uns contre les autres, n’avaient plus vraiment d’importance.

Stasiuk consacre encore un texte, peut-être l’un des plus beaux, à sa chienne mourante à laquelle il se refuse d’administrer la piqûre qui abrègerait son agonie. Lui qui a déjà « égorgé des chèvres et des moutons » ne verse dans aucun pathos. Il s’interroge seulement sur les termes d’une cohabitation possible entre les vivants et ceux qui sont sur le point de nous quitter, déjà inutiles, coûteux, végétatifs et imprégnés de cette odeur de mort que ne supportent plus nos nez délicats…

«Nous payons les gens en gants de latex pour qu’ils la respirent à notre place. Nous les payons pour qu’ils accompagnent la mort. D’une certaine manière, nous les payons pour qu’ils meurent à notre place. En accompagnant un mourant, nous mourons un peu nous-mêmes, nous devenons un peu plus mortels. Ainsi achetons-nous un service pour ne pas perdre notre temps. Pour ne pas respirer cette odeur.»
Vivre avec ses morts, avec ses mourants, accepter auprès d’eux cette part de fragilité qui nous constitue, c’est l’un des messages forts que nous adresse ici l'auteur de Sur la route de Babadag.

Cette cohabitation, c’est finalement le temps et l’écriture qui nous la restituent au cœur même de la maturité. Il y a des leçons qui arrivent plus tard, des phénomènes dont on prend conscience peu à peu dans la lente coulée des jours. Voilà ce qu’écrit Stasiuk, comme en incise de son récit, dans le dernier des quatre textes (Mon quartier) qui composent cet opus :

« Oui. Il se passe une chose étrange avec le temps. Les événements passés deviennent aussi nets que les plus récents. Ils transparaissent, ressurgissent. Lorsque j’y repense à présent, c’est comme si tout se déroulait en parallèle. Les faits anciens refont surface, l’abysse sombre du temps se fend pour leur laisser un passage, et les voilà qui remontent. Est-ce que rien ne se perd ? Est-ce que tout revient ? ».
Un livre sobre, sans esbroufe, où l’écrivain polonais nous apparaît plus que jamais comme un maître dans l’art ténu de la mélancolie.










 
Andrzej Stasiuk, Un vague sentiment de perte. Actes Sud. 2015. Traduit du polonais par Margot Carlier.





2 commentaires:

  1. Il y a les petits maîtres et les grands maîtres. Et à mon avis Stasiuk est un grand.

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  2. Belle chronique. Un des très grands auteurs actuels, humaniste et profondément européen. Malheureusement les Français et leurs média sous-estiment tout ce qui vient d'Europe Centrale.

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