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Dans son dernier récit (paru en 2012 en Pologne et traduit cette année
en français), Andrzej Stasiuk s’inscrit à nouveau dans cette veine
autobiographique ouverte avec Pourquoi je suis devenu écrivain. Mais l’on est ici sur quelque chose de plus diffus,
buissonnier et mélancolique. L’hommage aux morts, à ce que l’on a perdu, est
sans doute aussi vieux que la littérature elle-même. Qu’importe, la manière de
Stasiuk est unique : sans effet de style, volontiers factuelle et directe
dans son propos, son écriture demeure pourtant toujours attachante et distille
un je-ne-sais quoi d’étonnamment poétique. Un
vague sentiment de perte rassemble quatre textes consacrés à des êtres qui
ne sont plus : une grand-mère, une chienne, un ami… Le dernier d’entre
eux, le plus long, est centré sur le quartier où a grandi l’auteur mais
s’adresse également à un ami disparu. Nimbées d’interrogations sur la mémoire,
la mort et le souvenir, ses quatre évocations, d’une belle simplicité,
confirment Stasiuk comme un écrivain sans sans artifice et unique en son genre.
Rien, pourrait-on dire, de plus que cela : repasser par
le cœur et les mots quelques-uns de ceux qui nous ont laissé en chemin. Faire
le compte de ce qui nous en reste. Quelques souvenirs, quelques histoires,
quelques images, parfois fortes, parfois un peu irréelles, découpées dans le
paysage de la mémoire.
Il y a cette grand-mère qui « croyait aux esprits », avec un tel naturel que la chose
ne paraissait étrange et inquiétante qu’à ceux qui l’entouraient. Un personnage
magnifique qui semble tout droit sorti d’une vieille légende rurale polonaise et
qui aurait trouvé sa place, entre réalité et imaginaire, dans ces Contes de Galicie que Stasiuk nous avait
offerts au début des années 2000. Les morts, aux contours diaphanes ou précis,
viennent régulièrement lui rendre visite. Et ces présences semblaient traverser
son quotidien sans qu’elle n’y voie jamais là rien que de tout à fait
plausible.
« Cette déchirure
dans l’étoffe de l’existence ne se produisait sans doute que dans mon
imagination, c’est moi qui y voyais des trous. Ma grand-mère, elle, ne le remarquait
pas. Pour elle, c’était dans l’ordre des choses : les événements n’obéissaient
qu’à un seul ordre supérieur et indivisible et étaient donc aussi réels que
légitimes. Peut-être procédait-elle tout de même à des distinctions, faufilant
et rapiéçant des endroits usés, décousus, mais impossible de retrouver dans ses
récits la trace d’un tel ravaudage. »
Une manière de vivre, une manière de conter et les deux font
la paire. On pourrait même déceler derrière l’art du ravaudage de cette vieille
paysanne sans lettres qui toujours «s’affairait
entre la table et le poêle», un conseil sûr adressé à tous les écrivains…
Une autre « vie minuscule » traverse ces pages,
celle d’Augustin, que Stasiuk avait découvert à l’occasion d’un concours de
nouvelles organisé par le magazine polonais Temps
de la culture. Il était attelé à lire les manuscrits reçus, travail qui se
résumait à « l’ennui, l’ennui, l’ennui »,
jusqu’à ce qu’une pépite lui saute aux yeux :
« Soudain, j’étais
tombé sur une étonnante nouvelle où un petit campagnard livrait une guerre au
coq de la basse-cour. »
L’auteur de cette nouvelle était un vieil homme, enseignant
à la retraite, qui avait passé sa vie à Izdebki, un village perdu du
Centre-Ouest de la Pologne transcendé en point nodal du monde par le seul poids
que lui conférait sa parole…
« Izdebki, c’était
son royaume. Sans doute tout ce dont il avait besoin. Le passé et le présent.
Des lieux de sa mythologie personnelle, de sa propre géographie. L’histoire d’Izdebki
était pour le moins comparable à celle de l’Europe. C’était l’empire d’Augustin
qui y régnait en maître absolu. Condamnant les uns aux néant, faisant asseoir les
autres à sa droite pour l’éternité. »
Andrzej Stasiuk nous conte avec pudeur et tendresse les dernières
visites rendues à cet homme après qu’un AVC l’a cloué « en chien de fusil » sur son lit d’hôpital. Sa mémoire s’est
faite filandreuse, ses yeux sont hagards et parfois, lorsqu’il réagit encore, il
semble s’accrocher comme à un radeau aux quelques phrases, bien insuffisantes,
qui lui restent.
« D’autres fois,
lorsqu’il ne parvenait plus à retrouver les mots pour exprimer ce qu’il voulait
(et il voulait en dire de plus en plus), il serrait le poing de sa main valide
et, de façon distincte, forte et impuissante à la fois, lançait : ‘Putain
de merde !’ ».
On saura seulement qu’ «Augustin est mort en juillet», comme si les années, dans cet exercice intemporel où les souvenirs
rebondissent les uns contre les autres, n’avaient plus vraiment d’importance.
Stasiuk consacre encore un texte, peut-être l’un des plus
beaux, à sa chienne mourante à laquelle il se refuse d’administrer la piqûre
qui abrègerait son agonie. Lui qui a déjà « égorgé
des chèvres et des moutons » ne verse dans aucun pathos. Il s’interroge
seulement sur les termes d’une cohabitation possible entre les vivants et ceux
qui sont sur le point de nous quitter, déjà inutiles, coûteux, végétatifs et
imprégnés de cette odeur de mort que ne supportent plus nos nez délicats…
«Nous payons les gens
en gants de latex pour qu’ils la respirent à notre place. Nous les payons pour
qu’ils accompagnent la mort. D’une certaine manière, nous les payons pour qu’ils
meurent à notre place. En accompagnant un mourant, nous mourons un peu
nous-mêmes, nous devenons un peu plus mortels. Ainsi achetons-nous un service
pour ne pas perdre notre temps. Pour ne pas respirer cette odeur.»
Vivre avec ses morts, avec ses mourants, accepter auprès d’eux
cette part de fragilité qui nous constitue, c’est l’un des messages forts que
nous adresse ici l'auteur de Sur la route de Babadag.
Cette cohabitation, c’est finalement le temps et l’écriture
qui nous la restituent au cœur même de la maturité. Il y a des leçons qui
arrivent plus tard, des phénomènes dont on prend conscience peu à peu dans la
lente coulée des jours. Voilà ce qu’écrit Stasiuk, comme en incise de son récit,
dans le dernier des quatre textes (Mon quartier) qui composent cet opus :
« Oui. Il se
passe une chose étrange avec le temps. Les événements passés deviennent aussi
nets que les plus récents. Ils transparaissent, ressurgissent. Lorsque j’y
repense à présent, c’est comme si tout se déroulait en parallèle. Les faits
anciens refont surface, l’abysse sombre du temps se fend pour leur laisser un
passage, et les voilà qui remontent. Est-ce que rien ne se perd ? Est-ce
que tout revient ? ».
Un livre sobre, sans esbroufe, où l’écrivain polonais nous
apparaît plus que jamais comme un maître dans l’art ténu de la mélancolie.
Andrzej Stasiuk, Un vague sentiment de perte. Actes Sud. 2015. Traduit du polonais par Margot Carlier.
Il y a les petits maîtres et les grands maîtres. Et à mon avis Stasiuk est un grand.
RépondreSupprimerBelle chronique. Un des très grands auteurs actuels, humaniste et profondément européen. Malheureusement les Français et leurs média sous-estiment tout ce qui vient d'Europe Centrale.
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