Voici un petit livre qui passerait
presque pour une très longue phrase à lire sans reprendre son souffle. Un petit
livre mais où se déploie une parole habitée, qui se dresse et nous invite à
nous tenir debout. Il y est question de
morale, apprend-on dès les premières lignes. Un mot qui inspire la méfiance et qui
sent un peu le moisi. N’est-ce pas là un
concept éculé qui servirait avant tout de cache-sexe aux valeurs les plus
douteuses, les plus liberticides ou, à l’inverse, nous dispenserait du combat
politique en lui substituant l’onction de la bien-pensance ? Peut-être,
mais la première chose dont Frédéric Boyer, penseur, poète, traducteur, écrivain
profond amoureux des formes hybrides, nous apprend à ne pas avoir peur, c’est
des mots. Car personne n’est l’unique propriétaire de leur sens. L’éthique,
nous dit-il, «est un sursaut, non un jugement». Et c’est à ce sursaut qu’il nous
invite. Bondir, sortir de soi, s’arracher à soi, pour faire peur à la peur,
ébranler «cette terreur en nous qui ne veut pas finir». Mais de quelle peur
est-il donc question ? Celle de l’autre, tout simplement, puits mystérieux qui
contiendrait toutes les menaces, justifierait tous les replis, tous les
retranchements. C’est par un détour à la fois phénoménologique et spirituel qu’il
revient sur notre rapport à l’altérité pour l’interroger au cœur même de notre
modernité.
Peut-être y a-t-il en nous
quelque chose d’ancien, de très ancien, une disposition qui nous est propre et
que nous avons enterrée, reléguée dans le silence. Une capacité à nous risquer « au-devant de l’événement »,
à accueillir l’inattendu. Si cette disposition est un bien à retrouver, un
muscle à réveiller pour avancer sur le fil du présent, il faut aussi se
souvenir en quoi elle a pu nous constituer. Se souvenir que les strates dont nous
sommes faits viennent aussi de collusions hasardeuses, d’intrusions fertiles,
de désagrégations temporaires. Reprenant pour partie des propos de Simone Weil,
Frédéric Boyer met ainsi notre «identité» à la question :
« Oui, c’est ce qui demande le plus de courage : ne pas rester
entre soi, ne pas privilégier une unique enveloppe historique et mondaine, une
seule identité protectrice et pour beaucoup imaginaire, mais sentir que si nous
avons un passé à défendre, " il faut en aimer la part muette, anonyme,
disparue", et se méfier de la fausse grandeur de toute postérité (Simone
Weil). »
A l’image d’un passé qui serait
la forteresse de notre grandeur, l’auteur oppose cette mémoire sous forme de campi, de «champs», de «prairies», «un lieu ouvert à explorer», qu’évoquait
Saint-Augustin (dont Frédéric Boyer a également traduit Les Confessions).
Il faut avant tout nous
réapproprier ce qui grouille en nous, la multiplicité qui nous permet de
balbutier quelque chose comme « je » ou « nous ». C’est à
ce prix seulement que l’on pourra envisager autrement ce qui fait différence d’avec
nous-mêmes :
« Nous sommes malades des autres parce que nous avons peur de
notre propre mémoire vivante, parce que nous ne bougeons plus, nous ne
cherchons plus à travers les champs. »
C’est pourquoi Boyer nous propose
alors d’adopter une forme de regard inversé sur notre héritage, sur ce qu’il
appelle notre « roman national »
- un regard attentif aux forces invisibles et biffées qui ont contribué au
bel édifice.
« Je demande, permettez-moi, d’inverser un moment le raisonnement
et de lier, pourquoi pas, notre propre intégrité, notre propre identité, notre
longue histoire nationale, de lier, pourquoi pas, nos valeurs anciennes, nos
vieilles croyances, et celles du terroir, et celles du passé, à l’honneur de
ces vies brèves et effacées, à l’honneur de fugaces destins perdus et de
scories de ces vies oubliées qui ne valent même pas, apparemment, pour vous les
très sérieusement incorrects, d’être consignées. »
Et il fait encore le constat que c’est toujours les «nouveaux»
(arrivants, venus, inconnus…) qui introduisent à nos yeux le ferment nocif de l’instabilité,
le risque du déracinement. C’est eux, dit-il, «qui nous délocaliseraient de notre sol commun».
Or, il faut bien convenir que cette mémoire qui nous est si chère nous fait ici défaut…
Or, il faut bien convenir que cette mémoire qui nous est si chère nous fait ici défaut…
«Comme si nous-mêmes n’étions jamais parti de chez nous. Comme si
nous-mêmes ne devions rien à d’autres migrants, à d’anciens, à de très vieux
nomades, comme si nous-mêmes n’avions pas la mémoire d’odyssées, le souvenir d’errances
folles, de ruptures fondatrices, celui d’épopées tragiques, de métamorphoses
radicales et d’appartenances multiples.»
Et si certains courants religieux
(de tous crins) ne sont pas les
derniers à prôner un attachement viscéral aux valeurs du passé contre l’oubli duquel il
faudrait se prémunir, Frédéric Boyer nous rappelle le sens premier de l’oubli
dans le prophétisme biblique, qui « n’est pas tant l’oubli de ce que nous
sommes, que l’oubli d’une fidélité à ce qui vient (c’est nous qui
soulignons), qui nous lie à une promesse ».
C’est aussi, bien sûr, une
certaine philosophie de la décadence, terreau de tous les replis identitaires
qui se trouve ici mise au pilori. Ou plutôt, encore une fois, à la question.
Mais l’on sent bien que les réponses se retourneraient d’elles-mêmes contre
ceux qui oseraient les formuler vraiment.
« Mais quel est notre héritage, dites-moi ? Quelles sont ces
valeurs que nous aurions allègrement trahies ? Notre sol, notre socle,
notre souche. Oui, quels sont-ils ? Quel est ce passé puissant dont nous
nous serions lâchement et faiblement détournés ? Quelle est cette langue
si lumineuse que nous aurions ravagée et assombrie, défigurée ? Qui la
parlait ? Et ces valeurs, qui les incarnait ? Quel héros ? Quels
grands hommes qui, aujourd’hui, et depuis leur absence angoissante, depuis le
silence de leur mort, autoriseraient qu’en leur nom, et qu’au nom de leur
présence dans notre mémoire, nous chassions l’inquiétude d’être avec les
autres, le souci de recevoir les inattendus, d’accueillir les malheureux ? »
Si le mot «politique»
n’apparaît qu’une seule fois dans son texte, c’est aussi parce que l'auteur cherche à
nous conduire dans les artères souterraines qui peuvent et doivent lui redonner
sens. A propos des concepts fondateurs, en République, d’égalité et de fraternité, l’auteur s’interroge
justement sur le sens républicain qu’ils peuvent encore revêtir lorsqu’ils ne s’appliquent
qu’à ceux «qui n’en manquent plus
vraiment, ou qui ne s’en soucient plus vraiment non plus.» Y aurait-il une
forme de civisme radical à travers lequel le civisme lui-même en viendrait à s’autodétruire ? Serions-nous, demande-t-il, devenus
« civiques au
point monstrueux, au point de séparation, au point douloureux du divorce
républicain, d’avoir à distinguer civiquement les vies encore dignes d’être
vécues parmi nous, des vies qui ne le seraient pas, qui ne le pourraient pas
(vivre parmi nous)» ?
Pour servir son propos, nous
faire partager ce qu’il appelle parfois une «morale
de l’insomnie » (accepter d’ouvrir les yeux sur ce qui provoque l’ébranlement),
Frédéric Boyer convoque, agrège à la ligne de son
appel, aussi bien Shakespeare, Wittgenstein, Judith
Butler que Levinas, Saint-Jean et quelques figures de l’Ancien Testament. Au
fil des phrases, au fil des mots, c’est une musique juste et entêtante qui monte à nos oreilles. Frédéric Boyer joue sur des gammes variées qui vont de la philosophie politique
au registre des valeurs chrétiennes en passant par une "phénoménologie incarnée".
Chaque lecteur n’accordera pas nécessairement la même portée à ces différents
champs de référence. Il n’en reste pas moins que l’auteur bat avec conviction
et intelligence un rappel que l’on ne pourra pas ne pas entendre.
Certaines de ses propositions
sont dotées d’une force lumineuse. C’est le cas par exemple lorsqu'il évoque
la question de l’espace et du vivre-ensemble. Boyer considère que si
nous n’avions jamais appris à vivre sur un même territoire avec d’autres vivants, à y accueillir d’autres façon d’être et de vivre, d’autres cultures, d’autres
valeurs et d’autres temporalités, si ce partage-là, cette altération-là, n’étaient
pas inscrits dans notre rapport premier à l’espace de vie, nous n’aurions jamais pu y enterrer
nos morts, vivre avec eux, accepter cette cohabitation avec nos propres
fantômes, cette superposition de temps et de réalités différentes. Or cette
cohabitation (dans toutes les cultures pourrions-nous ajouter) est elle-même constitutive
de la valeur que nous octroyons à notre espace de vie, à notre territoire…
Une leçon de morale ?
Sans doute et tant mieux, puisqu’il
s’agit ici d’aller de l’avant, d’accepter d’être «inquiété» pour mieux se retrouver soi-même, de refuser d’abdiquer…
«C’est-à-dire : ne
pas, ne jamais en rester là où nous pensions que nous tenions à quelque chose,
à quelqu’un, mais nous reconnaître là où nous n’étions pas, auprès de qui nous
n’étions pas. »
Frédéric Boyer, Quelle terreur en nous ne veut pas finir ? P.O.L. 2015.
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