jeudi 16 avril 2015

> Frédéric Boyer : pour en finir avec la peur

















Voici un petit livre qui passerait presque pour une très longue phrase à lire sans reprendre son souffle. Un petit livre mais où se déploie une parole habitée, qui se dresse et nous invite à nous tenir debout. Il  y est question de morale, apprend-on dès les premières lignes. Un mot qui inspire la méfiance et qui sent un peu le moisi.  N’est-ce pas là un concept éculé qui servirait avant tout de cache-sexe aux valeurs les plus douteuses, les plus liberticides ou, à l’inverse, nous dispenserait du combat politique en lui substituant l’onction de la bien-pensance ? Peut-être, mais la première chose dont Frédéric Boyer, penseur, poète, traducteur, écrivain profond amoureux des formes hybrides, nous apprend à ne pas avoir peur, c’est des mots. Car personne n’est l’unique propriétaire de leur sens. L’éthique, nous dit-il, «est un sursaut, non un jugement». Et c’est à ce sursaut qu’il nous invite. Bondir, sortir de soi, s’arracher à soi, pour faire peur à la peur, ébranler «cette terreur en nous qui ne veut pas finir». Mais de quelle peur est-il donc question ? Celle de l’autre, tout simplement, puits mystérieux qui contiendrait toutes les menaces, justifierait tous les replis, tous les retranchements. C’est par un détour à la fois phénoménologique et spirituel qu’il revient sur notre rapport à l’altérité pour l’interroger au cœur même de notre modernité.




Peut-être y a-t-il en nous quelque chose d’ancien, de très ancien, une disposition qui nous est propre et que nous avons enterrée, reléguée dans le silence. Une capacité à nous risquer « au-devant de l’événement », à accueillir l’inattendu. Si cette disposition est un bien à retrouver, un muscle à réveiller pour avancer sur le fil du présent, il faut aussi se souvenir en quoi elle a pu nous constituer. Se souvenir que les strates dont nous sommes faits viennent aussi de collusions hasardeuses, d’intrusions fertiles, de désagrégations temporaires. Reprenant pour partie des propos de Simone Weil, Frédéric Boyer met ainsi notre «identité» à la question :

« Oui, c’est ce qui demande le plus de courage : ne pas rester entre soi, ne pas privilégier une unique enveloppe historique et mondaine, une seule identité protectrice et pour beaucoup imaginaire, mais sentir que si nous avons un passé à défendre, " il faut en aimer la part muette, anonyme, disparue", et se méfier de la fausse grandeur de toute postérité (Simone Weil). »

A l’image d’un passé qui serait la forteresse de notre grandeur, l’auteur oppose cette mémoire sous forme de campi, de «champs», de «prairies», «un lieu ouvert à explorer», qu’évoquait Saint-Augustin (dont Frédéric Boyer a également traduit Les Confessions).

Il faut avant tout nous réapproprier ce qui grouille en nous, la multiplicité qui nous permet de balbutier quelque chose comme « je » ou « nous ». C’est à ce prix seulement que l’on pourra envisager autrement ce qui fait différence d’avec nous-mêmes :

« Nous sommes malades des autres parce que nous avons peur de notre propre mémoire vivante, parce que nous ne bougeons plus, nous ne cherchons plus à travers les champs. »

C’est pourquoi Boyer nous propose alors d’adopter une forme de regard inversé sur notre héritage, sur ce qu’il appelle notre « roman national » - un regard attentif aux forces invisibles et biffées qui ont contribué au bel édifice.

« Je demande, permettez-moi, d’inverser un moment le raisonnement et de lier, pourquoi pas, notre propre intégrité, notre propre identité, notre longue histoire nationale, de lier, pourquoi pas, nos valeurs anciennes, nos vieilles croyances, et celles du terroir, et celles du passé, à l’honneur de ces vies brèves et effacées, à l’honneur de fugaces destins perdus et de scories de ces vies oubliées qui ne valent même pas, apparemment, pour vous les très sérieusement incorrects, d’être consignées. »

Et il fait encore le constat que c’est toujours les «nouveaux» (arrivants, venus, inconnus…) qui introduisent à nos yeux le ferment nocif de l’instabilité, le risque du déracinement. C’est eux, dit-il, «qui nous délocaliseraient de notre sol commun».

 
Or, il faut bien convenir que cette mémoire qui nous est si chère nous fait ici défaut…

«Comme si nous-mêmes n’étions jamais parti de chez nous. Comme si nous-mêmes ne devions rien à d’autres migrants, à d’anciens, à de très vieux nomades, comme si nous-mêmes n’avions pas la mémoire d’odyssées, le souvenir d’errances folles, de ruptures fondatrices, celui d’épopées tragiques, de métamorphoses radicales et d’appartenances multiples.»

Et si certains courants religieux  (de tous crins) ne sont pas les derniers à prôner un attachement viscéral aux valeurs du passé contre l’oubli duquel il faudrait se prémunir, Frédéric Boyer nous rappelle le sens premier de l’oubli dans le  prophétisme biblique, qui « n’est pas tant l’oubli de ce que nous sommes, que l’oubli d’une fidélité à ce qui vient (c’est nous qui soulignons), qui nous lie à une promesse ».

C’est aussi, bien sûr, une certaine philosophie de la décadence, terreau de tous les replis identitaires qui se trouve ici mise au pilori. Ou plutôt, encore une fois, à la question. Mais l’on sent bien que les réponses se retourneraient d’elles-mêmes contre ceux qui oseraient les formuler vraiment.

« Mais quel est notre héritage, dites-moi ? Quelles sont ces valeurs que nous aurions allègrement trahies ? Notre sol, notre socle, notre souche. Oui, quels sont-ils ? Quel est ce passé puissant dont nous nous serions lâchement et faiblement détournés ? Quelle est cette langue si lumineuse que nous aurions ravagée et assombrie, défigurée ? Qui la parlait ? Et ces valeurs, qui les incarnait ? Quel héros ? Quels grands hommes qui, aujourd’hui, et depuis leur absence angoissante, depuis le silence de leur mort, autoriseraient qu’en leur nom, et qu’au nom de leur présence dans notre mémoire, nous chassions l’inquiétude d’être avec les autres, le souci de recevoir les inattendus, d’accueillir les malheureux ? »

Si le mot «politique» n’apparaît qu’une seule fois dans son texte, c’est aussi parce que l'auteur cherche à nous conduire dans les artères souterraines qui peuvent et doivent lui redonner sens. A propos des concepts fondateurs, en République,  d’égalité et de fraternité, l’auteur s’interroge justement sur le sens républicain qu’ils peuvent encore revêtir lorsqu’ils ne s’appliquent qu’à ceux «qui n’en manquent plus vraiment, ou qui ne s’en soucient plus vraiment non plus.» Y aurait-il une forme de civisme radical à travers lequel le civisme lui-même en viendrait à s’autodétruire ? Serions-nous, demande-t-il,  devenus 

« civiques au point monstrueux, au point de séparation, au point douloureux du divorce républicain, d’avoir à distinguer civiquement les vies encore dignes d’être vécues parmi nous, des vies qui ne le seraient pas, qui ne le pourraient pas (vivre parmi nous)» ?

Pour servir son propos, nous faire partager ce qu’il appelle parfois une «morale de l’insomnie » (accepter d’ouvrir les yeux sur ce qui provoque l’ébranlement), Frédéric Boyer convoque, agrège à la ligne de son appel, aussi bien Shakespeare, Wittgenstein, Judith Butler que Levinas, Saint-Jean et quelques figures de l’Ancien Testament. Au fil des phrases, au fil des mots, c’est une musique juste et entêtante qui monte à nos oreilles. Frédéric Boyer joue sur des gammes variées qui vont de la philosophie politique au registre des valeurs chrétiennes en passant par une "phénoménologie incarnée". Chaque lecteur n’accordera pas nécessairement la même portée à ces différents champs de référence. Il n’en reste pas moins que l’auteur bat avec conviction et intelligence un rappel que l’on ne pourra pas ne pas entendre.

Certaines de ses propositions sont dotées d’une force lumineuse. C’est le cas par exemple lorsqu'il évoque la question de l’espace et du vivre-ensemble. Boyer considère que si nous n’avions jamais appris à vivre sur un même territoire avec d’autres vivants, à y accueillir d’autres façon d’être et de vivre, d’autres cultures, d’autres valeurs et d’autres temporalités, si ce partage-là, cette altération-là, n’étaient pas inscrits dans notre rapport premier à l’espace de vie, nous n’aurions jamais pu y enterrer nos morts, vivre avec eux, accepter cette cohabitation avec nos propres fantômes, cette superposition de temps et de réalités différentes. Or cette cohabitation (dans toutes les cultures pourrions-nous ajouter) est elle-même constitutive de la valeur que nous octroyons à notre espace de vie, à notre territoire…

Une leçon de morale ?

Sans doute et tant mieux, puisqu’il s’agit ici d’aller de l’avant, d’accepter d’être «inquiété» pour mieux se retrouver soi-même, de refuser d’abdiquer…

 «C’est-à-dire : ne pas, ne jamais en rester là où nous pensions que nous tenions à quelque chose, à quelqu’un, mais nous reconnaître là où nous n’étions pas, auprès de qui nous n’étions pas. »












Frédéric Boyer, Quelle terreur en nous ne veut pas finir ? P.O.L. 2015.


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