L’absence de soi, la disparition,
le retrait radical constituent sans doute, sous des formes diverses, l’une
des grandes tentations de notre temps. C’est sans doute là le revers d’une
époque soumise plus que jamais (et sous des formes parfois d’autant plus
perverses qu’elles s’insinuent « mollement » dans notre quotidien) à
des injonctions croissantes de productivité, d’efficience et de rentabilité…
Avec Disparaître de soi, David Le Breton, sociologue prolixe qui s’est
notamment beaucoup intéressé à la communication et à ses métastases
contemporaines (voir ses très beaux essais sur le silence)(1), effeuille la
noire marguerite de cette dérive multiforme qui nous pousse à nous absoudre de
nous-mêmes.
Du pachinko aux forme modernes de «quête
du coma», du burn-out aux changement intempestifs et définitifs d’identité,
de l’hikikomori aux diverses
variantes de la claustration addictive en passant par l’anorexie et les
aspirations radicales dans les mondes virtuels, David Le Breton nous invite à
une réflexion sur la fuite intérieure, le renoncement absolu, le lâcher prise.
Bien sûr on ne peut pas tout
placer sur le même plan, des nuances sont nécessaires lorsqu’on approche ces
différentes formes de « disparition de soi ». Il y a sans conteste
une marge importante entre des formes de transformation qui relèvent de choix
plus ou moins assumés, de quêtes salvatrices d’un autre soi-même, de renoncements
à certains modes de vies vécus comme imposés et des ruptures qui font violence,
des pathologies qui génèrent de la souffrance pour fuir la souffrance, des
détériorations de son propre corps. Certaines «figures heureuses»
de l’absence à soi, ou à tout le moins plus neutres, ne sont d’ailleurs pas
absentes de ces pages comme l’auteur nous le rappelle en conclusion (il évoque notamment
à ce sujet le statut de «la fadeur»
dans la culture chinoise). Entre ces deux espaces les frontières sont parfois
poreuses, mais pas toujours.
Certes, une analyse trop
unilatérale de ces différents phénomènes nuirait à leur compréhension et l’auteur
de cet essai, d’une certaine manière, s’en garde bien, d’autant qu’une
abondante bibliographie en fin d’ouvrage permettra à chacun d’approfondir les
différents sujets abordés ici. On constate toutefois que certaines
problématiques leur sont communes et que la plupart de ces manifestations renvoient
peu ou prou à la question de notre inscription défaillante dans une société qui
ne fait plus sens, au hiatus entre corps et corps social, à la blessure qu’impose
en nous l’homo economicus lorsqu’il
fonctionne comme un ogre face à nos propres espaces de liberté et de valeurs.
Il ne s’agit pas pour autant de
porter les ornières de notre contemporanéité, nous ne saurions nous octroyer le
privilège exclusif de la souffrance sociale. Ce serait même là une grossière
erreur. L’idée de David Le Breton vise plutôt à cerner « la nôtre » dans ce
qu’elle peut avoir de distinctif. C’est ainsi qu’il évoque
« le contexte de nos sociétés où, sans doute, l’existence est
moins âpre qu’autrefois mais où la tâche d’être un individu est malaisée pour
nombre de nos contemporains, quels que soient par ailleurs leur statut social
ou leurs références culturelles ».
Il y a ce que Le Breton appelle
des «manières discrètes de disparaître»
(l’invocation de la fatigue, la fuite dans le sommeil, le jeu, les retraits
temporaires…) et d’autres beaucoup plus extrêmes qui ne sont parfois que des
variantes de suicide. Il s’intéresse aussi aux différents stades de l’existence
(adolescence, âge adulte, vieillesse) et aux phénomènes spécifiques de
disparition de soi qui s’y rattachent dans une quête toujours problématique d’identité.
On lira notamment avec intérêt son analyse de la maladie d’Alzheimer.
La richesse du livre de David Le
Breton tient aussi à la variété des sources qu’il convoque, n’hésitant pas à
faire une assez longue incursion du côté de ce qu’il appelle «les figures littéraires de l’absence» en
maraudant du côté de Blanchot, Pessoa, Walser, Perec, Melville et quelques autres.
Le tableau est sombre, mais
stimulant. Et il ouvre également un espace de réflexion sur ce que pourrait
être une approche positive de la «disparition de soi».
«La blancheur est peut-être parfois une puissance, une énergie en
attente de son déploiement prochain. Suspension du sens et non extinction.»
Ce droit de retrait serait-il à
entendre comme un sas de décompression avant de rentrer à nouveau dans le rang ?
Pas sûr, on peut aussi y voir l’espace
vide irréductible où pouvoir se retrouver et se réinventer soi-même en marge
des grosses bouchées mal triées que l’on nous enfonce dans la bouche. Et si cet
espace vide ne nous dispense pas d’une
pensée ou d’une action politique (essayer de transformer notre environnement
social et économique), il a le mérite, si nous savons le préserver, de nous
permettre d’y vivre autrement.
A plusieurs siècles de nous, c’est
encore le vieux Montaigne (auquel Le Breton donne la parole dans le dernier
paragraphe de son essai) qui nous montre peut-être la voie de la sagesse :
« Il se faut réserver une arrière-boutique toute nôtre, toute
franche, en laquelle nous établissons notre vraie liberté et principale
retraite et solitude.»(2)
Notes
(1)
Du silence, Métaillié, 1997 / Le Silence et la
Parole, contre les excès de la communication, Erès, 2009.
(2)
Essai, Livre I, Garnier-Flammarion, 1969
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David Le Breton, Disparaître de soi, une tentation contemporaine. Editions Métaillié. 2015.
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