Et si la vie n’était qu’un théâtre
peuplé de princes enrubannés et de reines de Saba, d’empereurs bariolés et de
Mater Dolorosa aux seins pareils à des fruits trop mûrs ? Si la vie
n’était qu’un air d’opéra dont l’écho sans fin se perdrait dans un décor de
craies grasses, floral jusqu’à la nausée ? Si l’on pouvait soudain se
transporter loin de la boue, du gris de la terre, dans un ciel de taffetas, de
diadèmes et d’amours sanctifiées ?
C’est un peu ce voyage, ce déplacement radical qu’a entrepris Aloïse Corbaz entre 1920 et 1964, dans le silence de l’hôpital psychiatrique de la Rosière, à Gimel, une petite commune perdue du canton de Vaud. Un voyage qui fit d’elle, de son vivant même, l’une des figures majeures de l’Art brut.
Une importante rétrospective, qui prend fin aujourd’hui*, vient de lui être consacrée au LaM de Villeneuve d’Ascq. Il y avait là de quoi se plonger ou replonger dans une œuvre aussi singulière que prolifique, mais aussi, grâce notamment à la diffusion intégrale du documentaire de Muriel Edelstein, Sans Souci, l’Art d’Aloïse, dans l’émouvante relation que Jacqueline Forel, par le regard attentif et quotidien qu’elle porta sur l’œuvre de la pensionnaire de la Rosière, entretint avec elle durant les 23 dernières années de sa vie. Et au-delà…
C’est un peu ce voyage, ce déplacement radical qu’a entrepris Aloïse Corbaz entre 1920 et 1964, dans le silence de l’hôpital psychiatrique de la Rosière, à Gimel, une petite commune perdue du canton de Vaud. Un voyage qui fit d’elle, de son vivant même, l’une des figures majeures de l’Art brut.
Une importante rétrospective, qui prend fin aujourd’hui*, vient de lui être consacrée au LaM de Villeneuve d’Ascq. Il y avait là de quoi se plonger ou replonger dans une œuvre aussi singulière que prolifique, mais aussi, grâce notamment à la diffusion intégrale du documentaire de Muriel Edelstein, Sans Souci, l’Art d’Aloïse, dans l’émouvante relation que Jacqueline Forel, par le regard attentif et quotidien qu’elle porta sur l’œuvre de la pensionnaire de la Rosière, entretint avec elle durant les 23 dernières années de sa vie. Et au-delà…
Il est difficile, lorsqu’on
s’introduit dans cette constellation de dessins chatoyants, puissants ou
sirupeux, dans cet univers obsessionnellement féérique et presque enfantin, de
faire le raccord avec les quelques images filmées, toutes tardives, que l’on
possède de leur auteure : une vielle dame à chignon gris, toujours vêtue
du même tablier à fleurs défraîchi, qui marmonne entre ses dents, l’œil
ailleurs, ou avale une soupe au milieu de co-pensionnaires hagards. Et même
lorsque l’on capte l’intensité de son regard, la détermination, la sûreté de
ses gestes quand elle crayonne, découpe ou ausculte des journaux, on semble aux
antipodes de l’œuvre sans tension ni violence apparentes à laquelle elle a
donné vie. La tension vient d’ailleurs. D’une part, sans doute, du caractère
monumental de cette œuvre : plusieurs milliers de dessins, fruits
quotidiens durant presque un demi-siècle d’une seule et dévorante occupation.
Et d’autre part, bien sûr, de l’écart insondable qui sépare cette myriade de
couleurs et de couples enlacés de l’existence solitaire et cloîtrée qui fut
celle d’Aloïse Corbaz.
Mais quel est le prix, à bien y
réfléchir, de cette réalité qui s’est dérobée sous ses pieds ? Jean Dubuffet, dans un texte célèbre,
avait déclaré qu’il ne croyait pas à la schizophrénie d’Aloïse. Il y voyait plutôt la feinte qui lui aurait permis de vivre
pleinement et en toute liberté la vie rêvée à laquelle seule elle aspirait… La
question du caractère volontaire ou subi de la réclusion pourrait se poser pour
bien d’autres artistes. Jacqueline Forel,
elle le signale dans le film de Muriel
Edelstein, n’était pas d’accord avec Dubuffet
sur ce point et n’a jamais douté de la maladie d’Aloïse Corbaz. Vaste question… Pour qui le sujet est-il « malade » ?
Pour lui-même ? Pour les autres ?
Difficile, bien sûr, de ne pas se
concentrer sur quelques événements majeurs de la courte existence d’Aloïse hors les murs de l’asile, pour
entrer dans son œuvre. Née en 1886 à Lausanne, elle est issue d’un milieu
paysan mais obtiendra néanmoins l’équivalent du Baccalauréat. En 1911 elle
s'éprend d’un prêtre catholique défroqué étudiant en théologie et qui partage à
présent sa foi protestante. Un amour total, et totalement scandaleux, auquel met rapidement fin sa sœur aînée,
présentée par Jacqueline Forel comme
un méchant personnage de contes de fées, s’acharnant à mettre systématiquement à
mal tous les projets de noces de ses sœurs (dont une seule parviendra, non sans
mal et en la fuyant, à goûter aux joies de l’hyménée…). Envoyée en Allemagne, Aloïse se voit éloignée de son
bien-aimé : c’est Leipzig, Berlin et enfin Postdam où elle travaille comme
gouvernante durant 18 mois. Dans le documentaire de Muriel Edelstein, Jacqueline
Forel souligne le caractère tout à fait particulier de cette ville dans l’Allemagne
du début du XXe siècle. Loin de Berlin et de ses soubresauts, dans l’interstice
desquels naîtra le mouvement expressionniste, Postdam fait figure d’une ville d’opérette
où le temps s’écoule au rythme des défilés fastueux de la cavalerie de
Guillaume II et des promenades dans les jardins du Palais de Sans-Souci, un
lieu qui marquera à jamais la jeune gouvernante de Lausanne. Aloïse ne sait pas encore que cette
esthétique d’apparats nourrira pendant quarante ans son œuvre future. Autre et peut-être
dernier événement marquant de son existence d’avant la Rosière, Aloïse est littéralement subjuguée par la
figure de l’Empereur Guillaume II qui lui est révélée au cours d’une parade en
ville : une apparition qui fait naître en elle une sorte d’amour absolu
digne des clichés romantiques les plus décomplexés… Elle adresse à l’Empereur
une missive dont l’emphase suscite chez le lecteur d’aujourd’hui un sourire mêlé
de terreur… La lettre restera bien sûr sans réponse.
Aloïse retourne s’installer en Suisse à la veille de la Première Guerre Mondiale et elle est hospitalisée dès 1918 pour des troubles mentaux qui ne cesseront de s’aggraver. Elle entre d’abord à l’asile de Céry avant celle, en 1920, de Gimel, dont elle ne sortira plus.
Elle commence presque
immédiatement à créer : elle écrit, griffonne, et dessine sur tout ce qu’elle
trouve – en noir et blanc tout d’abord avant de se laisser très vite submerger
par le monde de couleurs qui fait la facture de son œuvre et dont elle ne se
détournera plus.
Lorsque Jacqueline Forel la rencontre en 1941, Aloïse Corbaz a déjà produit des centaines et des centaines d’œuvres
dont quelques-unes ont été glissées dans son dossier médical et beaucoup d’autres
détruites. Aloïse, depuis longtemps,
ne communique pratiquement plus, produit à longueur de journée mais n’attache
aucune importance à ses dessins une fois qu’ils ont été réalisés. Forel est alors une jeune médecin
généraliste qui s’apprête à se spécialiser en psychiatrie. Elle nourrit
immédiatement un vif intérêt pour le travail de la dessinatrice de Gimel. Elle
décide tout de suite de lui rendre à nouveau visite. Elle la rencontrera
plusieurs fois par semaine, parfois chaque jour, pendant 23 ans, récupèrera la
presque totalité de ses dessins, qu’elle observera, aimera, déchiffrera, sans
jamais en vendre un seul. Cette histoire est-elle née de l’intérêt d’une future
psychiatre pour l’œuvre emblématique d’une schizophrène ? D’un sentiment d’amitié
pour une femme qui donne toute son énergie à l’univers qu’elle dessine ?
Le subtil documentaire de Muriel
Edelstein réalisé en 2000 et presque exclusivement constitué des seuls témoignages
de Jacqueline Forel, nous laisse
pourtant entrevoir autre chose. D’à la fois plus simple et plus ambigu. Au
début du reportage, Jacqueline Forel
précise qu’elle ne s’intéressait pas à l’œuvre d’Aloïse comme un médecin peut s’y intéresser, mais qu’elle voulait
comprendre ses dessins pour eux-mêmes. Corbaz
était cataloguée parmi les «chroniques»,
considérée comme une schizophrène inguérissable. Son travail ne pouvait en
aucun cas constituer un levier thérapeutique pour une sortie de la maladie. Forel ajoute aussi, en une formule
curieuse, qu’elle s’est attachée à la «personne», mais non pas tant pour elle-même,
que pour ses dessins. On a l’étrange impression de tourner un peu en rond – que
quelque chose nous échappe. Bien sûr les dessins sont au centre de ses motivations,
mais est-ce réellement suffisant pour expliquer la quantité de temps effarante
qu’elle aura consacré à cette femme, ni patiente, ni amie « classique » ?
Comment peut-on passer plusieurs heures par semaine ou par jour, pendant plus
de 20 ans, à regarder quelqu’un dessiner en silence ? On a un peu l’impression que s’invente ici une
forme nouvelle de relation à l’autre.
Lors de leur première rencontre, Aloïse congédie d’abord la nouvelle
venue avec ces quelques mots cinglants (et dont on mesure la portée quand on
connaît ses dessins…): « Partez, vous
n’avez pas de couleurs ». Mais Jacqueline
Forel insiste, revient et peu à peu un lien fort s’instaure. Elle devient,
dans la bouche pourtant économe en paroles d’Aloïse, « l’ange Forel ».
Au début des années cinquante, Aloïse remet à Jacqueline Forel sa grande œuvre, Le théâtre de cloisonné, un rouleau de 14 mètres valant récit de
son « drame amoureux » en
une série de dessins classés par actes et par scènes. Elle y reste fidèle à son
esthétique mais cette production (présentée mais hélas très mal scénographiée à
Villeneuve d’Ascq) se distingue de toutes les autres par sa recherche d’unité,
de synthèse et par sa dimension monumentale.
Jacqueline Forel, plus loin dans le documentaire, explique qu’Aloïse lui a beaucoup apporté. Elle dit
lui devoir notamment la presque totalité des amis qu’elle continue à
fréquenter, tous rencontrés un jour ou l’autre autour de son œuvre (qu’elle fit
découvrir entre autres à Jean Dubuffet).
Elle explique aussi que cette relation lui a permis de faire le deuil de son
époux, emporté en 15 jours par une maladie grave. « J’allais voir Aloïse le matin », dit-elle, « et mon mari l’après-midi ».
Et puis quelque chose comme : « Quand
il est mort, cela aurait pu être très dur, mais c’est passé.. », je ne
sais pas si elle ajoute « comme une
lettre à la poste », mais c’est ce que l’on croit entendre…
Au début des années 60, les
choses se gâtent. Suite à une exposition qui rencontre un grand succès, les
dirigeants de l’hôpital de La Rosière, prennent conscience de la manne à côté
de laquelle ils sont passés durant quarante ans. Ils décrètent que les œuvres d’Aloïse sont désormais propriété de l’institution
et exigent la rétrocession de toutes celles que Jacqueline Forel possède. Un long procès s’engage, dont Forel sortira gagnante, au motif
notamment de la non-commercialisation des dessins de Corbaz, principe auquel elle s’est toujours tenue. Mais Aloïse Corbaz, durant ses séances de
dessins, se voit désormais assistée d’une ergothérapeute qui exige qu’elle
signe ses œuvres, infléchit parfois son travail dans un sens qui lui semble
plus approprié et surtout plus vendeur. On est à la fin de l’année 1963. Aloïse Corbaz jouit d’une bonne santé
physique. Elle meurt quatre mois plus tard. Le verdict de Jacqueline Forel est sans appel : Aloïse venait de perdre sa liberté et elle en est morte très
rapidement.
Lorsque Muriel Edelstein (je suppose que c’est elle) demande à Jacqueline Forel comment elle a vécu ce
deuil, cette perte, celle-ci répond, avec une étonnante douceur dans la voix qu’elle
ne l’a pas vraiment vécu comme une perte, que ça a continué dans ses dessins.
La psychiatre a consacré la plus grande partie de son temps à prolonger ses
observations, son décryptage, à entrer plus
avant encore dans ce qu’elle appelle leur langage. Mais un langage qu’elle
cherche à saisir de l’intérieur, sans recours à d’autres références, d’autres balises,
que celles qu’inventent les dessins eux-mêmes. Elle n’hésite pas à comparer son
travail à celui de Champollion,
entrant nu dans l’univers des hiéroglyphes.
Le film la montre agenouillée au-dessus des yeux vides et bleus des princes et princesses d’Aloïse, loupe à la main, parcourant sans relâche les lignes d’une œuvre, les lignes d’une vie dont le seul souffle s’est tenu dans l’œuvre. On lui sera reconnaissante d’avoir fait, en quelque sorte, non œuvre de non psychiatre – d’être entrée dans l’histoire d’Aloïse en se plaçant dans son déplacement. En tournant le dos aux vieux réflexes de la symptomatologie, en laissant à la porte les traces possibles d’un transfert, d’un renoncement. Elle lui consacrera en 1993 une impressionnante monographie, Aloïse et le théâtre de l’univers, somme de son immersion dans les dessins de l’artiste, et, quelques années plus tard un ouvrage centré sur la présence des écrits dans son œuvre : La voleuse de mappemonde – les écrits d’Aloïse. Jacqueline Forel se rendra tardivement à Postdam, passera de longues heures à se promener dans les parcs, à contempler le palais de Sans-Souci les dessins d’Aloïse à la main. A voir, dit-elle, ce qu’elle a vu. Et n’aura plus cessé de voir.
(De mémoire)
Muriel Edelstein : « Pourquoi
avez-vous fait tout ça, qu’est-ce qui vous appelait dans ces dessins ? »
Jacqueline Forel : « Je
ne sais pas, c’était comme un jeu.»
A quoi joue-t-on, parfois…
Lorqu’à la fin du film de Muriel Edelstein on quitte la petite pièce
où il était diffusé pour retrouver l’exposition, on a un peu l’impression qu’un
renversement discret s’est produit. L’histoire qu’on vient de nous raconter est
celle de Jacqueline Forel et de son
ange Aloïse.
.......................
Note :
*
C’est donc raté pour l’effet d’annonce. Il nous
reste quelques livres, quelques films, et le Musée de l’Art brut de Lausanne…
Aloïse Corbaz en constellation,
LaM, Villeneuve d’Ascq – du 14 février au 10 mai 2015.
Muriel Edlestein, Sans-Souci, l’Art
d’Aloïse, film documentaire (2000)
Jacqueline Porret-Forel,
- Aloïse et le théâtre de l’univers, Editions d’Art Albert Skira. Genève, 1993.
- La voleuse de mappemonde – les écrits d’Aloïse, Editions Zoé, 2004
- Aloïse et le théâtre de l’univers, Editions d’Art Albert Skira. Genève, 1993.
- La voleuse de mappemonde – les écrits d’Aloïse, Editions Zoé, 2004
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