A l’heure où la question des
différences culturelles et identitaires résonne si âprement dans l’actualité,
voilà un livre qui pose un regard pudique, juste et sensible sur ce qui peut
nous séparer ou nous raccorder. Mais c’est déjà mal parler de Ma mère et moi, le très beau premier récit
de Brahim Metiba, qui est tout sauf un livre à thèse. On y entend la voix
simple et forte d’un fils, un homme adulte que tout sépare à présent de sa vieille
mère algérienne : le milieu social et culturel, le rapport au langage, les
choix de vie amoureuse, la manière d’envisager l’appartenance à une communauté,
un système de valeurs et aux principes qui les régissent. Deux univers dont il
s’efforce pourtant, avec beaucoup de douceur, de mettre à jour les points de
suture – derniers fils invisibles du lien d’amour qui les unit.
La mère du narrateur ne sait ni
lire ni écrire. Elle aime ces histoires qu’on voit à la télé, toujours les
mêmes, où par exemple « une fille orpheline
tombe amoureuse d’un garçon riche ». Elle aime cuisiner, elle dit « nous » quand elle parle des
Musulmans, elle voudrait que son fils se marie. Lui, ce « nous » le dérange. Il a pris le large, il a fait des
études. Il est aussi homosexuel et ne satisfera jamais les attentes de sa mère
en matière de mariage. Elle l’aime. Mais elle ne le comprend pas. Il sait
qu’elle ne le comprendra jamais.
« Mon fils a changé » dit-elle souvent. Mais nous ne
saurons rien de la manière dont ce changement a été vécu, ou par elle pou par
lui, dans le temps qu’il est advenu. On devine peut-être que ça s’est fait dans
le silence, dans une sorte de glissement sans esclandre. La question de la différence
est ici abordée de manière radicalement opposée à ce que l’on trouve par exemple
dans les récits d’Edouard Louis (Pour en
finir avec Eddy Bellegueule) ou de Justin Torres (Vie animale). Pas de violence physique ou verbale, pas de rejet
frontal, pas de rupture fulminante, pas de bruyant désaveu. L’histoire s’est
jouée ici autrement. Et puis il y a peut-être aussi une question de tempérament
littéraire…
S’ils ne se voient plus souvent,
elle aime régaler son fils de la nourriture qui lui fait plaisir. Il lui arrive
encore de lui masser ses pieds endoloris. Il y a une tendresse qui les retient
l’un à l’autre. Mais ils tournent ensemble autour d’un nœud. Leurs mots ne se
rencontrent pas, rebondissent les uns contre les autres. Un mur a poussé entre
eux.
Puisque sa mère aime les
histoires, le fils décide de lui en raconter une… Il va lui lire un livre qui
constitue un peu le troisième personnage du récit de Brahim Metiba : Le livre de ma mère d’Albert Cohen. Un
récit dans le récit, sur le fil duquel, peut-être, quelque chose peut encore se
dire, se tisser. Cette histoire-là est celle d’un amour maternel sans borne qu’un
fils déclame et ressasse pour sa mère disparue. Pourtant, il pose ailleurs la question de la différence.
Albert Cohen est juif, la mère du narrateur le vit comme un étranger, un
ennemi. Parlant des Juifs, elle dit « tout
ce qu’ils nous ont fait » et elle reproche parfois à son fils d’être « devenu comme eux ». Mais
elle retrouve aussi parfois des gestes, des attentions, des craintes qui la
rapprochent soudain de cette mère juive.
« Ma mère dit que l’année de mon départ, au premier jour du
ramadan, elle a mis une assiette pour moi. Ma mère apprend que la mère d’Albert
Cohen fait la même chose après le départ de son fils. Ma mère dit : "quand
on a un fils, c’est pour toujours."Je dis que les rapports changent. Ma
mère dit : "Non."»
Clin d’œil aux Mille et Une Nuits, c’est en vingt-trois
jours (et autant de courts chapitres) que le narrateur lit le livre de Cohen à
sa mère. Il n’y a pourtant aucun happy end à l’issue de cet autre sursis. Les
choses restent en l’état. Il est même à peu près certain que le fils n’a jamais
vraiment nourri l’espoir de parvenir à transformer durablement le regard que sa
mère porte sur lui et sur le monde. Mais le temps du récit introduit un temps suspendu
qui rend possible quelques déplacements furtifs, ouvre de minuscules fenêtres –
quand bien même se refermeront-elles derrière lui.
La langue de Brahim Metiba est on
ne peut plus minimaliste. On a l’impression qu’il adopte un régime de parole à
hauteur de celui de sa mère, taiseuse, pauvre en mots. Les adjectifs sont
rares, les phrases simples et courtes. Tout y est souvent factuel :
quelques gestes, quelques paroles rapportées. Aucune analyse. Ni aucun jugement
de sa part. Mais il parvient pourtant à faire passer l’essentiel et plus que l’essentiel :
toute la chair d’une relation à la fois âpre et tendre, complexe - une équation
nécessairement irrésolue mais nimbée d’une douceur persistante.
« Je dis à ma mère que je veux écrire un livre aussi émouvant,
aussi juste que celui d’Albert Cohen. Ma mère dit : "tu ferais mieux
de te marier ". Je propose à ma mère d’aller au marché. Ma mère dit : "oui" ».
Tout est dit, tout est tu. Il y a
une extrême délicatesse et une grande profondeur dans le récit de Brahim Metiba.
Et derrière les questions soulevées qui restent sans réponse, Ma mère et moi distille un hommage
discret mais puissant à la littérature – dernier refuge où il est parfois possible
de toucher l’autre, de se laisser toucher par lui.
Et c’est déjà le début de quelque
chose.
Brahim Metiba, Ma mère et moi. Editions du Mauconduit.
2015.
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