En 2013, Samira Sedira
entrait en littérature avec L’odeur des planches, récit bouleversant du rejet soudain que lui avait imposé, au cœur
de la quarantaine, son milieu professionnel de toujours : le théâtre. Une
voix puissante et sans pathos s’imposait – voix qui s'est trouvé faire un pied de nez
au destin puisque Sandrine Bonnaire l’a incarnée depuis sur plusieurs scènes nationales.
Mais l’écriture n’était visiblement pas un simple pis-aller pour la comédienne « lâchée » que fut Samira Sedira. Elle nous revient aujourd’hui avec un roman, Majda en août, qui confirme un style sans fioriture, un art à la fois âpre et délicat de dire la violence, les fractures sociales et intimes, les blessures silencieuses.
Mais l’écriture n’était visiblement pas un simple pis-aller pour la comédienne « lâchée » que fut Samira Sedira. Elle nous revient aujourd’hui avec un roman, Majda en août, qui confirme un style sans fioriture, un art à la fois âpre et délicat de dire la violence, les fractures sociales et intimes, les blessures silencieuses.
Fouzia et Ahmed Zad
sont invités un beau jour à venir « récupérer » leur fille au service
psychiatrique de l’hôpital Henri Guérin où un routier l’a déposée quelques
jours plus tôt. Majda a 45 ans et ils ne l’ont pas vue depuis plusieurs années.
Ahmed est un retraité du B.T.P. ;
il y a travaillé quarante ans. Quant à Fouzia, « épouse esseulée dans un pays étranger, [elle] a cru bon de fabriquer des enfants pour
s’occuper ». Seule fille de la nichée, Majda a grandi au milieu d’une
fratrie d’hommes. C’est une femme brisée, qui revient tardivement au bercail,
après un parcours sinueux qui a pris un jour la forme d’une implosion et d’une
dégringolade.
Pour composer ce roman,
Samira Sedira joue sur des temporalités différentes qui s’entrecroisent au
cours de brefs chapitres de quelques pages (on notera au passage la beauté
des titres qui les rythment) : elle revient sur l’histoire familiale (celle des
parents, l’enfance puis l’adolescence de Majda et de ses frères) ; elle
introduit d’autre part une ligne où l’on suit Majda dans les méandres de sa vie
d’adulte ; et puis il y a enfin le présent de ce retour au foyer, une sorte de
temps retrouvé qui, malgré quelques rares moments de grâce, ne parviendra pas à
panser les blessures. Trois strates enchâssées qui gravitent autour d’un point
nodal : la violence faite un jour au corps de Majda.
A quoi tient la force
du livre de Samira Sedira ? Difficile à dire, bien sûr, d’autant que le
cadre que nous venons de brosser rend assez peu compte de la manière dont
l’écriture l’habite. On pourrait même craindre la reprise de thèmes ou de
situations fréquemment abordées en littérature et qui font immédiatement peser
sur qui s’en empare le risque de tomber dans les filets du poncif, de la
dénonciation facile voire d’un sentimentalisme
politiquement correct. La violence faite aux femmes, les problématiques
d’acculturation ou d’incommunication intra-familiale méritent bien sûr une
attention constante dans notre société. Mais la littérature est une bête
ingrate et fuyante et les vrais problèmes ne font pas pour autant de bons
livres. Et c’est peut-être là que se déploie tout le talent de l’auteure. Ce
texte n’est pas un plaidoyer. Il met avant tout en scène des êtres qui n’ont
pas appris à se parler, à se protéger, à se pardonner. Des individus qui, même
s’ils s’en libèrent parfois partiellement ou considérablement (c’est le cas du
père de Majda, l’un des personnages les plus touchants du roman), restent
néanmoins enferrés dans l’étau de modèles culturels où chacun se voit assigné à
la place qui lui revient, où la frontière entre ce qui peut et ne peut pas être
dit reste intangible, infranchissable. Samira Sedira ne condamne pas plus
qu’elle ne disculpe. Les personnages les plus monstrueux (on pense notamment à Aziz,
le frère cadet de Majda) laissent entrevoir des lignes de fracture, des
instants de doute où ils auraient pu agir autrement, et changer, pour leur
propre rédemption, le cours du destin. D’autres figures plus attachantes (le
père, la mère) ont aussi leur part de responsabilité dans l’omerta familiale
qui se développe peu à peu, par impuissance, par dépit et parce que l’arme des
mots n’est pas donnée à tous.
On saura également gré
à Samira Sedira de ne pas avoir fait une clé romanesque de l’événement à partir
duquel l’existence de son personnage prend la tangente. Le drame qui survient
dans l’adolescence de Majda (point culminant d’un crescendo de violence
banalisée qu’elle subit au jour le jour durant des années) ne joue pas le rôle
d’un « secret » qui nous serait habilement dévoilé à la dernière page
du roman pour en éclairer en retour toute la mécanique. Il prend finalement
place assez tôt dans le cours du récit et déplace ce qui fait
« secret » vers une terre plus meuble, plus intérieure, beaucoup plus
difficile à cerner. Il n’est pas non plus le point de départ immédiat de la dérive
mentale du personnage. Il agit plutôt comme une entaille qui, pour n’avoir pas
été pris en charge par des mots, va déchirer peu à peu tout le tissu d’une vie
avant de la livrer à la béance.
Car le drame de Majda
se dédouble en un drame du langage. C’est l’histoire d’un cri qui s’étouffe
dans son propre vomi avant d’avoir pu franchir la barrière des lèvres – l’histoire
aussi d’une douleur parentale qui ne trouve pas le chemin de la colère. Un portrait
saisissant de la parole absente, cette parole qui manque parfois aux « pauvres gens ».
Il n’y a pas à
proprement parler de chute dans le roman de Samira Sedira. Et pourtant. Les
dernières pages de son livre sont absolument admirables : une scène de
famille où tout est dit et rien ne l’est, où l’on avance paisiblement au-dessus
du vide, où la violence est ouatée et la tendresse tranchante. Un pur moment de
littérature, qui abandonne le lecteur à un point d’orgue poisseux - un trait où la lumière est pareille à la nuit.
Samira Sedira, Majda en août. Éditions du Rouergue. 2016.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire