dimanche 13 mars 2016

> La femme cassée

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En 2013, Samira Sedira entrait en littérature avec L’odeur des planches, récit bouleversant du rejet soudain que lui avait imposé, au cœur de la quarantaine, son milieu professionnel de toujours : le théâtre. Une voix puissante et sans pathos s’imposait – voix qui s'est trouvé faire un pied de nez au destin puisque Sandrine Bonnaire l’a incarnée depuis sur plusieurs scènes nationales.

Mais l’écriture n’était visiblement pas un simple pis-aller pour la comédienne « lâchée » que fut Samira Sedira. Elle nous revient aujourd’hui avec un roman, Majda en août, qui confirme un style sans fioriture,  un art à la fois âpre et délicat de dire la violence, les fractures sociales et intimes, les blessures silencieuses.
 



Fouzia et Ahmed Zad sont invités un beau jour à venir « récupérer » leur fille au service psychiatrique de l’hôpital Henri Guérin où un routier l’a déposée quelques jours plus tôt. Majda a 45 ans et ils ne l’ont pas vue depuis plusieurs années. Ahmed est un retraité du B.T.P. ;  il y a travaillé quarante ans. Quant à Fouzia, « épouse esseulée dans un pays étranger, [elle] a cru bon de fabriquer des enfants pour s’occuper ». Seule fille de la nichée, Majda a grandi au milieu d’une fratrie d’hommes. C’est une femme brisée, qui revient tardivement au bercail, après un parcours sinueux qui a pris un jour la forme d’une implosion et d’une dégringolade.

Pour composer ce roman, Samira Sedira joue sur des temporalités différentes qui s’entrecroisent au cours de brefs chapitres de quelques pages (on notera au passage la beauté des titres qui les rythment) : elle revient sur l’histoire familiale (celle des parents, l’enfance puis l’adolescence de Majda et de ses frères) ; elle introduit d’autre part une ligne où l’on suit Majda dans les méandres de sa vie d’adulte ; et puis il y a enfin le présent de ce retour au foyer, une sorte de temps retrouvé qui, malgré quelques rares moments de grâce, ne parviendra pas à panser les blessures. Trois strates enchâssées qui gravitent autour d’un point nodal : la violence faite un jour au corps de Majda.

A quoi tient la force du livre de Samira Sedira ? Difficile à dire, bien sûr, d’autant que le cadre que nous venons de brosser rend assez peu compte de la manière dont l’écriture l’habite. On pourrait même craindre la reprise de thèmes ou de situations fréquemment abordées en littérature et qui font immédiatement peser sur qui s’en empare le risque de tomber dans les filets du poncif, de la dénonciation facile voire d’un  sentimentalisme politiquement correct. La violence faite aux femmes, les problématiques d’acculturation ou d’incommunication intra-familiale méritent bien sûr une attention constante dans notre société. Mais la littérature est une bête ingrate et fuyante et les vrais problèmes ne font pas pour autant de bons livres. Et c’est peut-être là que se déploie tout le talent de l’auteure. Ce texte n’est pas un plaidoyer. Il met avant tout en scène des êtres qui n’ont pas appris à se parler, à se protéger, à se pardonner. Des individus qui, même s’ils s’en libèrent parfois partiellement ou considérablement (c’est le cas du père de Majda, l’un des personnages les plus touchants du roman), restent néanmoins enferrés dans l’étau de modèles culturels où chacun se voit assigné à la place qui lui revient, où la frontière entre ce qui peut et ne peut pas être dit reste intangible, infranchissable. Samira Sedira ne condamne pas plus qu’elle ne disculpe. Les personnages les plus monstrueux (on pense notamment à Aziz, le frère cadet de Majda) laissent entrevoir des lignes de fracture, des instants de doute où ils auraient pu agir autrement, et changer, pour leur propre rédemption, le cours du destin. D’autres figures plus attachantes (le père, la mère) ont aussi leur part de responsabilité dans l’omerta familiale qui se développe peu à peu, par impuissance, par dépit et parce que l’arme des mots n’est pas donnée à tous.

On saura également gré à Samira Sedira de ne pas avoir fait une clé romanesque de l’événement à partir duquel l’existence de son personnage prend la tangente. Le drame qui survient dans l’adolescence de Majda (point culminant d’un crescendo de violence banalisée qu’elle subit au jour le jour durant des années) ne joue pas le rôle d’un « secret » qui nous serait habilement dévoilé à la dernière page du roman pour en éclairer en retour toute la mécanique. Il prend finalement place assez tôt dans le cours du récit et déplace ce qui fait « secret » vers une terre plus meuble, plus intérieure, beaucoup plus difficile à cerner. Il n’est pas non plus le point de départ immédiat de la dérive mentale du personnage. Il agit plutôt comme une entaille qui, pour n’avoir pas été pris en charge par des mots, va déchirer peu à peu tout le tissu d’une vie avant de la livrer à la béance.

Car le drame de Majda se dédouble en un drame du langage. C’est l’histoire d’un cri qui s’étouffe dans son propre vomi avant d’avoir pu franchir la barrière des lèvres – l’histoire aussi d’une douleur parentale qui ne trouve pas le chemin de la colère. Un portrait saisissant de la parole absente, cette parole qui manque parfois aux « pauvres gens ».

Il n’y a pas à proprement parler de chute dans le roman de Samira Sedira. Et pourtant. Les dernières pages de son livre sont absolument admirables : une scène de famille où tout est dit et rien ne l’est, où l’on avance paisiblement au-dessus du vide, où la violence est ouatée et la tendresse tranchante. Un pur moment de littérature, qui abandonne le lecteur à un point d’orgue poisseux - un trait où la lumière est pareille à la nuit.













Samira Sedira, Majda en août. Éditions du Rouergue. 2016.


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