lundi 11 avril 2016

> Habiter quand même

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Cinq ans après l’investigation qu’elle avait conduite dans un certain nombre de logements parisiens insalubres et auprès de leurs occupants*, Joy Sorman est repassée sur les lieux. Elle reprend ses premières descriptions, revient sur les témoignages qu’elle avait recueillis et observe ce qui a ou n’a pas changé. Contrairement à ce qu’on pourrait d’abord supposer, il ne s’agit ici ni d’un dossier à charge ni d’un procès d’intention. Le réel suffit, parle de lui-même et trompe aussi certaines  de nos représentations. Voici donc un livre essentiellement factuel (et pour cette raison même terrible et émouvant) qui nous plonge dans les interstices de la ville et dans les franges invisibles de son humanité.





Qu’est-ce que l’inhabitable ?


A la page 33 de son livre, Joy Sorman reprend quelques éléments de la liste non exhaustive que propose Perec dans Espèces d’espaces  pour tenter de cerner cette catégorie. On y trouve notamment « la terre pelée, la terre charnier, les monceaux de carcasses, les fleuves bourbiers, les villes nauséabondes ». L’inhabitable, nous dit-elle, c’est « l’étriqué, l’irrespirable, le petit, le mesquin, le calculé au plus juste… ».


L’insalubre est-il une déclinaison particulière de l’inhabitable ? Et si tel est le cas, qu’est ce qu’avoir à vivre au cœur de  l’insalubre (vivre l’insalubre, pourrait-on dire) ? Qu’est-ce qu’habiter l’inhabitable ?


Joy Sorman n’apporte pas de réponse unilatérale à cette question mais nous propose une coupe transversale dans sept lieux classés comme insalubres par la SIEMP (la société immobilière d’économie mixte de la ville de Paris). Sept adresses parisiennes observées à cinq ans d’écart. 


Des lieux qui demeurent souvent inaperçus pour le passant lambda et où règnent des conditions de vie peu qualifiables : murs fissurés, moisis, fenêtres rafistolées avec des sacs en plastiques, légions de blattes et autres nuisibles, toitures crevées par où la pluie se déverse, bâtiments traversés par des poutres métalliques qui seules les maintiennent encore debout, peintures écaillées, poussière de plomb, absence d’eau courante, d’électricité… Des espaces habités par des Chinois nouvellement arrivés, des Magrébins installés en France depuis longtemps ou de tout frais licenciés… Des relégués ou  des travailleurs pauvres. Des espaces que l’on occupait « en attendant que », mais l’attente s’est fixée dans le temps. Le logement insalubre (hôtels miteux, logements collectifs autour d’une cour, pensions de famille) apparaît comme une sorte de purgatoire entre la rue et le logement social. Une manière d’échelle intermédiaire dans l’infra-humanité urbaine.


Cinq ans plus tard, lorsqu’elle y retourne, elle rencontre parfois des lieux réhabilités en logements sociaux, reconvertis en « cités » (comme au 31 de la rue Ramponneau où se trouvaient encore il n’y a pas si longtemps, au fond d’une impasse, deux immeubles vétustes qui abritaient quelques 60 foyers). Parfois, le lieu est resté le même, englué au seuil de sa « métamorphose » dans la langueur des procédures… Il arrive qu’une nouvelle population l’occupe, signe d’une précarité aux visages évolutifs ou au contraire, que quelques  « figures historiques » surgissent à nouveau parmi les occupants…


Mais le plus touchant et troublant, dans ce que nous laisse entrevoir Joy Sorman, c’est cette forme d’attache affective qui a pu se tisser entre ces lieux insalubres et bon nombre de leurs occupants. Si certains sont ou étaient prêts à être relogés n’importe où « sans visiter », beaucoup ont voulu exercer leur droit au retour (la revendication d’être relogés dans le même quartier à l’issue de la réhabilitation). Plusieurs redoutaient, même avec la plus-value de confort qu’il allait leur apporter,  le transfert vers les grandes barres de banlieue, vers des cités-dortoirs qui leur promettaient aussi une certaine forme d’isolement. Ces logements « non-conventionnels », malgré les maladies chroniques, l’humidité et le manque d’hygiène gardent parfois la trace d’une forme de vie solidaire où l’on s’entre-débrouillait et se tenait chaud. Ce lien souvent noué entre l’habitant et son indigente habitation traduit aussi la complexité du rapport de tout un chacun à l’espace qu’il occupe. Habiter n’est peut-être qu’être là. Mais être là c’est aussi déposer quelque chose de soi, donner du sens.


« Chez moi est une réalité incrustée dans les infimes replis de la mémoire, d’un corps et ses gestes, ses habitudes. Chez moi s’imprime dans une vie, une accumulation de jours passés sédimentés dans un lieu. C’est concret, c’est du temps écoulé, une silhouette découpée par une ligne de graisse sur le mur de la cuisine, un fantôme de tabac et de poussière sur le papier peint du salon. Il y avait un espace qui sans moi est à nouveau vide, qu’importe que le plafond s’effondre, que les murs s’effritent, c’est moi qui l’occupais. C’est ici que j’ai agi et senti. Habiter, même un taudis, trace une histoire, une empreinte, occupe définitivement un esprit. Habiter est irrémédiable et l’on s’en souvient. Alors parfois on veut revenir. »


* qui avait donné lieu en 2011 à la  publication d'un premier ouvrage aux éditions Alternatives, avec des photographies d'Eric Lapierre.














Joy Sorman, L'inhabitable. L'Arbalète/Gallimard. 2016. 


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