Cinq ans après
l’investigation qu’elle avait conduite dans un certain nombre de logements
parisiens insalubres et auprès de leurs occupants*, Joy Sorman est repassée sur
les lieux. Elle reprend ses premières descriptions, revient sur les témoignages
qu’elle avait recueillis et observe ce qui a ou n’a pas changé. Contrairement à
ce qu’on pourrait d’abord supposer, il ne s’agit ici ni d’un dossier à charge
ni d’un procès d’intention. Le réel suffit, parle de lui-même et trompe aussi
certaines de nos représentations. Voici
donc un livre essentiellement factuel (et pour cette raison même terrible et
émouvant) qui nous plonge dans les interstices de la ville et dans les franges
invisibles de son humanité.
Qu’est-ce
que l’inhabitable ?
A la page 33
de son livre, Joy Sorman reprend quelques éléments de la liste non exhaustive
que propose Perec dans Espèces d’espaces
pour tenter de cerner cette catégorie. On y trouve notamment « la terre pelée, la terre charnier,
les monceaux de carcasses, les fleuves bourbiers, les villes
nauséabondes ». L’inhabitable, nous dit-elle, c’est « l’étriqué, l’irrespirable, le petit,
le mesquin, le calculé au plus juste… ».
L’insalubre
est-il une déclinaison particulière de l’inhabitable ? Et si tel est le
cas, qu’est ce qu’avoir à vivre au cœur de
l’insalubre (vivre l’insalubre, pourrait-on dire) ? Qu’est-ce qu’habiter
l’inhabitable ?
Joy Sorman
n’apporte pas de réponse unilatérale à cette question mais nous propose une
coupe transversale dans sept lieux classés comme insalubres par la SIEMP (la
société immobilière d’économie mixte de la ville de Paris). Sept adresses
parisiennes observées à cinq ans d’écart.
Des lieux
qui demeurent souvent inaperçus pour le passant lambda et où règnent des
conditions de vie peu qualifiables : murs fissurés, moisis, fenêtres
rafistolées avec des sacs en plastiques, légions de blattes et autres nuisibles,
toitures crevées par où la pluie se déverse, bâtiments traversés par des
poutres métalliques qui seules les maintiennent encore debout, peintures
écaillées, poussière de plomb, absence d’eau courante, d’électricité…
Des espaces habités par des Chinois nouvellement arrivés, des Magrébins
installés en France depuis longtemps ou de tout frais licenciés… Des relégués
ou des travailleurs pauvres. Des espaces
que l’on occupait « en attendant que », mais l’attente s’est fixée
dans le temps. Le logement insalubre (hôtels miteux, logements collectifs
autour d’une cour, pensions de famille) apparaît comme une sorte de purgatoire
entre la rue et le logement social. Une manière d’échelle intermédiaire dans
l’infra-humanité urbaine.
Cinq ans
plus tard, lorsqu’elle y retourne, elle rencontre parfois des lieux réhabilités
en logements sociaux, reconvertis en « cités » (comme au 31 de la rue
Ramponneau où se trouvaient encore il n’y a pas si longtemps, au fond d’une
impasse, deux immeubles vétustes qui abritaient quelques 60 foyers). Parfois,
le lieu est resté le même, englué au seuil de sa « métamorphose »
dans la langueur des procédures… Il arrive qu’une nouvelle population l’occupe,
signe d’une précarité aux visages évolutifs ou au contraire, que quelques
« figures historiques » surgissent à nouveau parmi les occupants…
Mais le plus
touchant et troublant, dans ce que nous laisse entrevoir Joy Sorman, c’est
cette forme d’attache affective qui a pu se tisser entre ces lieux insalubres
et bon nombre de leurs occupants. Si certains sont ou étaient prêts à être
relogés n’importe où « sans visiter », beaucoup ont voulu exercer
leur droit au retour (la revendication d’être relogés dans le même quartier à
l’issue de la réhabilitation). Plusieurs redoutaient, même avec la plus-value
de confort qu’il allait leur apporter,
le transfert vers les grandes barres de banlieue, vers des
cités-dortoirs qui leur promettaient aussi une certaine forme d’isolement. Ces
logements « non-conventionnels », malgré les maladies chroniques,
l’humidité et le manque d’hygiène gardent parfois la trace d’une forme de vie solidaire où l’on
s’entre-débrouillait et se tenait chaud. Ce lien souvent noué entre l’habitant
et son indigente habitation traduit aussi la complexité du rapport de tout un
chacun à l’espace qu’il occupe. Habiter n’est peut-être qu’être là. Mais être
là c’est aussi déposer quelque chose de soi, donner du sens.
« Chez moi est une réalité
incrustée dans les infimes replis de la mémoire, d’un corps et ses gestes, ses
habitudes. Chez moi s’imprime dans une vie, une accumulation de jours passés
sédimentés dans un lieu. C’est concret, c’est du temps écoulé, une silhouette
découpée par une ligne de graisse sur le mur de la cuisine, un fantôme de tabac
et de poussière sur le papier peint du salon. Il y avait un espace qui sans moi
est à nouveau vide, qu’importe que le plafond s’effondre, que les murs
s’effritent, c’est moi qui l’occupais. C’est ici que j’ai agi et senti.
Habiter, même un taudis, trace une histoire, une empreinte, occupe
définitivement un esprit. Habiter est irrémédiable et l’on s’en souvient. Alors
parfois on veut revenir. »
* qui avait donné lieu en 2011 à la publication d'un premier ouvrage
aux éditions Alternatives, avec des photographies d'Eric Lapierre.
Joy Sorman, L'inhabitable. L'Arbalète/Gallimard. 2016.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire