Il m’aura fallu découvrir Paula
Mondersohn-Becker (un patronyme aux allures de robe longue faite pour se
prendre les pieds dedans, et dont celle qui le portait rêvait de s’enfuir) pour
me souvenir à quel point les femmes sont absentes de l’histoire de la peinture.
Un silence de plus, me direz-vous, mais un silence assourdissant et peu relevé,
finalement. Cherchez, vous verrez. On en trouvera bien quelques-unes (Artemisia
Gentileschi dans l’Italie du XVIIe siècle), mais ce sont souvent des
« femmes de » (comme Sonia Delaunay et Paula elle-même, épouse d’Otto
Mondersohn, célèbre en son temps et aujourd’hui à peu près oublié, alors
qu’elle, qui vendit trois tableaux de son vivant, a son musée à Brême selon la
règle bien connue de la juste gloire trop tard venue). Bien sûr, quelques autres
noms pourront être évoqués (Suzanne Valladon, Frida Kahlo) mais force est de
constater la part infinitésimale qu’elles occupent dans les musées. Peut-être
est-ce du côté de l’Art Brut que le ratio se remplume un peu (Aloïse Corbaz,
Antinéa, Madge Gill, Helza Goetze, Scottie Wislon, Anna Zemànkova…) comme si,
triste ironie du sort, seules la claustration et la mise au banc de la société
étaient à même de garantir aux femmes un espace-temps de création, voire un écho,
qui leur auront difficilement été accordés en d’autres circonstances.
Mais ce n’est pas là la seule
raison d’aller voir la magnifique exposition actuellement consacrée à Paula
Mondersohn-Becker au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, ni de lire le
récit biographique (Être ici est une
splendeur) que Marie Darrieussecq a tissé autour de cette artiste foudroyée
par une embolie pulmonaire à 31 ans (c’était en 1907) : deux choses à
faire dans cet ordre, on vous le suggère.
Plus qu’une découverte, c’est une rencontre. Et l’impression immédiate
(avant que l’écrivain ne développe ce sentiment qu’elle a elle aussi éprouvé)
de voir quelque chose qui, dans sa simplicité même, n’avait encore jamais été peint et ne le sera peut-être
plus guère par la suite.
Beaucoup de portraits et, plus
tard, d’autoportraits. Quelques paysages et des natures mortes aussi, au temps
de ce que la courte vie de Paula M. Becker (comme l’allège Darrieussecq) nous
autorise difficilement à qualifier d’œuvre de la maturité. Avant cela, elle
côtoie le cénacle de Worpswede, un « Barbizon
allemand » où cohabitent et travaillent un cercle d’artistes soucieux
de se soustraire à l’air du temps et de rester en lien avec la nature. C’est là
qu’elle rencontre Otto Mondersohn qui l’épousera quatre mois après le décès de
sa femme. Paula, elle, peint des paysannes,
des fillettes, quelques vieilles femmes. Des sujets de sexe féminin, pour
l’essentiel. On a déjà vu ça, chez Rembrandt, Van Gogh. Mais il y a dans ce qu’elle
saisit une lumière râpeuse qui passe et fait fi de la compassion comme de la
sublimation. Elle dit peindre seulement ce qu’elle voit : les corps sont
calleux, les regards disent la fatigue, la vie sans égards, mais pour autant ne
plongent pas vers le bas. Ni la douleur allégorique, ni la rédemption. On est
frappé par ses portraits d’enfant. Marie Darrieussecq : « L’enfance comme gravité suprême. Les
petites filles savent très tôt que le monde ne leur appartient pas. » Ses
« maternités » sont également remarquables. On est saisi par cette
mère nourrissant son enfant, parmi les toiles peintes autour de 1900. Un visage creusé, qui nous montre ici une femme
à la besogne. Rien d’enchanteur ni d’enchanté si ce n’est, contrastant avec l’impression
d’éreintement tranquille que dégage la scène, la délicatesse résiduelle avec
laquelle quelques doigts de la mère
tiennent la main du nourrisson.
Paula peint les femmes comme on
ne les a jamais peintes car seuls les hommes les ont jusqu’à présent
représentées. Elle les peint dans son regard de femme. Darrieussecq le signale
ainsi : « Pas de sens ajouté.
Pas d’innocence perdue, pas de virginité bafouée, pas de sainte jetée aux
fauves. Ni réserve ni fausse pudeur. Ni pure ni pute. »
Il faut voir aussi
l’impressionnante maternité couchée qu’elle peindra plus tard, l’un de ses plus
célèbres tableaux, et sans doute le seul de toute l’histoire de la peinture
représentant dans cette posture si naturelle une mère et son enfant.
Ses autoportraits ont également
quelque chose de captivant. Privilégiant l’expression au détail, ils portent la
trace d’une étrange mélancolie. On y retrouve le regard à la fois tenace et
légèrement affaissé qui transparaît sur les quelques photos que l’on peut
encore voir de l’artiste. Des autoportraits qui, come le souligne Marie
Darrieussecq, prennent parfois la forme d’autofictions : en 1906, Paula se
peint nue et enceinte – ce qu’elle n‘est pas encore.
« Se rend-elle compte, Paula, qu’aucun peintre, aucune peintre, ne
s’est jamais représentée enceinte ? Elle semble peindre si spontanément,
au rythme de la vie et de la toile ; avec son regard que Rilke qualifiera
de « pauvre », ce regard nu ; mais avec dans les yeux Cézanne,
Gauguin, Van Gogh et le Douanier Rousseau et le pasé impressionniste et le
cubisme qui vient. Elle peint ce qu’elle a sous les yeux : cet être-là,
cette présence au monde, et qui se trouve enceinte. Les mêmes années, 1902 puis
1907, les portraits de Klimmt d’une femme très enceinte et très nue font
scandale. Espoir est leur titre. Des squelettes y entourent la future
mère. »
Il y a la force de ces tableaux
(près de 160 sont visibles au MAM) et puis le fil d’une vie. Le livre de Marie
Darrieussecq (qui a découvert l’artiste il y a plus d’une dizaine d’années) se
faufile entre carnets et correspondances, retrace par petites touches et par
résonances du côté de la peinture et de la littérature ce que fut cette
présence au monde. Une présence brève mais pleine et totalement vouée au seul
travail de peindre. Paula M. Becker aura composé plus de 700 toiles en moins de
10 ans. On y entrevoit la détermination d’une artiste qui, sans pour autant se
livrer à une révolte spectaculaire, se démarque de la voie tout tracée qui
aurait pu lui être réservée. Elle vit très tôt le mariage comme une forme d’empêchement,
fuit régulièrement le cercle de Worpswede pour séjourner à Paris où elle peint
jusqu’à l’épuisement et découvre des artistes dont la liberté la subjugue ;
elle creuse son chemin dans une direction qui trouble et dérange : si son
propre mari admire sa capacité de travail, il ne comprend pas toujours sa
peinture et lorsqu’elle participe enfin à une exposition collective, ses œuvres
sonnent comme une fausse note aux yeux de certains critiques et sont les moins
bien reçues… Rilke, avec qui elle nourrira une longue amitié (toute en vouvoiements
surannés) jusqu’à la fin de sa vie, fut peut-être l’un de ceux qui saisit le
mieux la force de sa peinture… Première grande consécration post-mortem : plusieurs de ses toiles figureront dans la célèbre exposition d'« art dégénéré » qu'organisera très pédagogiquement le IIIe Reich à Munich en 1937.
De sa propre maternité, elle n’aura
fait qu’une courte expérience. Elle meurt 18 jours après avoir mis sa fille au
monde. L’histoire raconte qu’elle aurait prononcé un seul mot à l’instant où la
vie lui échappait : « Schade ».
Il est dommage, en effet, de mourir
à 31 ans, alors qu’il reste tant à vivre et à peindre. Et c’est aussi de tout
ce que son regard aurait encore eu à nous dire que nous a privé cette fin de
partie trop tôt sonnée.
Alors que Paula Mondersohn-Becker
est à présent immensément connue en Allemagne, cette exposition est la première
qui lui est consacrée en France. Et il ne faut pas la manquer.
Paula Mondersohn-Becker, Musée d’Art
Moderne de la Ville de Paris, du 8 avril au 21 août 2016.
Marie Darrieussecq, Être ici est une splendeur (Vie de Paula M.
Becker). P.O.L., 2016.
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