Est-ce un cauchemar ? Un
rêve éveillé ? Un amas de souvenirs bien réels jetés dans le puits de la
poésie pour un voyage halluciné ? On ne sait pas trop, à vrai dire. Un
texte étrange et fort, qui revomit par séquences ses propres morceaux, hoquète,
se reprend. Il existe peut-être un lieu où le témoignage (qu’il soit direct ou
indirect) s’enfonce dans la chair des mots, danse, souffre, s’élève, se déprend
du réel pour mieux nous en jeter le venin au visage. Le bâtiment de pierre, dernier livre traduit en français d’Asli Erdoğan (en attendant celle d’une
sélection de ses chroniques journalistiques, Le silence n’est plus à toi, à paraître chez Actes Sud début
janvier 2017) est un texte d’une puissance étonnante, qui ne nous laisse pas
même les balises que nous aurions pu espérer pour découvrir quelque chose comme
une prison sinistre dans un pays voisin. L’univers carcéral où nous entrons a
pris feu dans le souvenir de ceux qu’il a broyés. Sa violence est passée de
l’autre côté, a contaminé le langage, le regard, la raison. Bienvenu en enfer. L’enfer d’une langue
belle, déchirée. Une langue qui témoigne, mais témoigne autrement.
Lecteur innocent, on cherche
d’abord un récit. On en a entendu parler. On sait qu’il serait question de la
prison de Sultanahmet (une ancienne geôle devenue depuis le Four Season’s
Hotel dans l’un des quartiers les plus
touristiques d’Istanbul), ou de celle de Bakırköy… On attend des noms, des
lieux, des événements. Mais rien de tel ne se produit. Dès le début, nous
sommes prévenus :
« Les faits sont patents, discordants, grossiers… Ils entendent parler
fort. A ceux qui s’intéressent aux choses importantes, je laisse les faits,
entassés comme des pierres géantes. Ce
qui m’intéresse, moi, c’est seulement ce qu’ils chuchotent entre eux. De façon
indistincte, obsédante. »
Ce sera donc autre chose qu’un
amoncellement de noms, de souffrances datées et de tortures repérables. La
narratrice de ce récit semble être tombée dans le labyrinthe des cercles de l’enfer.
Sa voix parle pour d’autres voix qui se sont tues, ou qui n’ont pas su, pas pu
trouver le chemin de la parole. Au milieu de ses ombres multiples et diffuses –
enfants des rues, mendiants, petits délinquants, opposants… - une figure
surplombe les autres, une figure dans laquelle toutes les autres semblent s’être
cristallisées : celle de A. Être sans nom, un ange, peut-être, brûlé vif dans le silence
des pierres, étouffé dans sa propre douleur. « Sa tête s’est affaissée » et il a fait don de ses yeux à celle
qui parle. Investie par ce fantôme du bâtiment de pierre, celle qui parle
promène son regard de cendres sur les dédales de la prison, habite les yeux de
cet homme mystérieux, cassé, brisé, « fatigué,
épuisé, incapable de faire un pas de plus sur le chemin qui mène à notre
univers commun ».
Nous ne saurons rien de précis de
ce A. qui hante le récit de Asli Erdoğan.
On a parfois l’impression qu’il s’agit d’un
prisonnier craché de sa cage et qui n’a pas pu renouer avec la vie d’avant.
Un revenant condamné à ressasser à tout jamais le silence des pierres, le souvenir sans amarre
de maltraitances innommables, la longue litanie des coups, des privations, de
la solitude.
Parfois, des grumeaux de réel se
détachent de ces couloirs vides dans lequel s’engouffre le vent de ce récit de
souffrances.
« C’étaient des enfants du bâtiment de pierre. Tout noirs, décharnés, des
enfants coupables, battus sinon à mort, du moins sans pitié. Dépositaires des
fautes commises au fil des générations, plus habitués que nous au froid et aux humiliations,
leurs os se ressoudent plus rapidement que les nôtres… Enfants des rues
impitoyables, des marchés désertés, des châlits, tous semblables sur leurs
photos d’identité, résistant la mort, ne
trouvant pas de tragédie à leur mesure, et dont quelques-uns sont « susceptibles
de se corriger ». Surgis au cœur de l’invisible, ils venaient des vallées
dépeuplées, des marécages, des sombres rêves souterrains. Lointains et
solitaires, comme en plein désert. »
On croise parfois un policier qui
tord le bras d’un petit pickpocket, quelques gestes, quelques visages arrachés
au quotidien de la prison. Mais le souffle qui traverse ce récit colporte une
violence plus vaste, une violence qui voudrait dire toutes les violences qui se
jouent en ces lieux, une violence qui a pris la forme d’un vent mauvais, qui
enfle, gonfle, et prête une dimension à la fois poétique et troublante au récit
de la narratrice. Une parole portée, en quelque sorte, par-delà ce qui la contiendrait
dans un hic et nunc, et dont l’ampleur
prend ici la forme d’une caisse de résonance universelle, une sorte de
déflagration qui prolonge le travail journalistique d’Asli Erdoğan
en le déplaçant plus loin, vers un lieu qui fait trembler la parole elle-même.
Le texte ressasse des pans entiers de son propre récit, brouille les pistes
spatio-temporelles et propulse le lecteur dans un cauchemar qui ne saurait le
laisser indemne. En exposant sa langue poétique à la violence policière de son pays, l’auteure
lance une alerte au long cours :
« La nuit recommence en d’autres
lieux du monde, sur d’autres continents, les stores s’abaissent, les sonneries
d’alarme, les sirènes mettent les hommes en garde contre la menace de l’obscurité. »
Asli Erdoğan, Le bâtiment de pierre. Actes Sud. 2013.
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Difficile, bien sûr, de lire aujourd’hui
ce texte sans y déceler également, hélas, l’écho prémonitoire de ce que vit
actuellement Asli Erdoğan. Sans y
entendre ce que l’on fait payer à cette voix. Emprisonnée depuis le 16 août
2016, l’auteure risque la prison à perpétuité pour ses prises de position pro-kurdes
et ses dénonciations multiples, dans le cadre de son travail de journaliste, des
exactions perpétrées par le régime fasciste du président Erdoğan à l’encontre de
nombreuses minorités. Plusieurs centaines d’intellectuels, journalistes et
écrivains sont aujourd’hui enfermées
dans les geôles turques de ce régime. Des comités de soutien sont organisés en France et en Europe pour dénoncer
cette situation et demander la libération de la journaliste. Des événements (lectures, conférences,
rencontres) sont également mis en place au fil des semaines dans diverses
librairies et lieux culturels. On en
retrouvera le détail sur la page Facebook Free Asli Erdoğan.
A l’initiative de Tieri Briet et Ricardo Montserrat, un groupe d’écrivains et
journalistes français se rendent ces jours-ci à Istanbul dans l’espoir d’assister
à son procès le 29 décembre prochain et afin de communiquer publiquement, à
cette occasion, les milliers de témoignages de soutien qu’ils ont recueillis et
colligés ces dernières semaines.
Si ces initiatives ont trouvé des échos auprès de quelques journaux (au
premier rang desquels l’Humanité) on sera toutefois étonné, dans ce contexte, du
peu de relais que leur accordent les grands médias audiovisuels. On pourra
également trouver surprenante la frilosité de nos actuels dirigeants français
sur ces questions, lorsque l’on se souvient que Valls et Hollande avaient
défilé bras-dessus bras-dessous place de la République avec le président turc… Une
manifestation qui avait pour but au lendemain des attentats de
janvier à Paris, rappelons-le, non seulement d’affirmer le refus d’abdiquer face au terrorisme mais également le
caractère inaliénable de la liberté d’expression.
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