Cher Tardigrade,
Mes deux dernières lettres
d’amour furent adressées coup sur coup à Marie NDiaye et à François-René de Chateaubriand. Elles restèrent l'une comme l'autre sans réponse. Mais vous voyez, je ne me décourage pas. D’ailleurs, j’écris beaucoup de lettres d’amour, trois par
jour en moyenne, et elles connaissent toutes un destin similaire. Je me suis
même fendu, il y a quelque temps, d’une demande en mariage dans les règles,
demeurée elle aussi et comme il se doit sans retour. Vous admirerez sans doute,
cher Tardigrade, ma persévérance, tout en vous posant une question légitime
: en quoi, donc, une lettre d’amour supplémentaire à vous adressée, aurait-elle
la vertu d’attester que je vous distingue d'une manière ou d'une autre de tous mes précédents et futurs destinataires ? Trop d’amour ne tue-t-il pas l’amour ? Eh bien la réponse est simple (quoiqu’elle
eût pu être double puisque non, trop d’amour ne tue pas l’amour, rien, en tout
cas, dans les découvertes récentes qui ont marqué les sciences sociales, exactes
et appliquées ne permet d’établir le contraire et comme le recommandait en son for intérieur
August Ephraim Goeze, l’admirable zoologiste allemand qui vous décrivit le
premier, méfions-nous des proverbes, tant il est notoire que sagesse populaire n'y voit que d'un œil), simple,
pourtant, disais-je, est la réponse :
avec vous, c’est différent !
Je dirai même plus :
avec vous, TOUT est différent !
Je n’affirme pas cela au motif
qu’il serait ardu, sans le secours d’une drogue dure, de vous comparer à qui ou
à quoi que ce soit (et même au taxon extrêmophile dans lequel vous vous êtes coulé). Non. Si je dis cela, c’est parce que les contours ectoplasmiques
de votre silhouette gracile, la consistance gluante de votre personnalité aussi
prégnante qu’insaisissable, votre capacité de déshydratation immédiate en cas
de non réponse à un salut, la grâce de vos membres excédentaires et
rétractables, cette lucidité qui vous pousse à refuser de nager dans le bonheur
puisque, ne sachant pas nager, vous ne pourriez que vous y noyer, votre goût
prononcé, et par l’adversité municipale contrarié, pour la semaison de
feuilles mortes, la délicatesse des supplices que vous réservez à vos
ennemis, lorsqu’après avoir fabriqué les
portes de votre maison avec la matière de leurs corps vaincus, vous vous
imposez la vie la plus terne qui soit afin de les condamner à mourir de nouveau,
d’ennui cette fois-ci, votre tendance à la cryptobiose, à la rupture d’illusion
en pleine nuit, à la calvitie objective et à l’auto-annulation spontanée, le
scepticisme qui vous fait douter de votre boulangère tant que vous n'en avez pas fait le
tour, la force de caractère qui vous pousse, lorsque vous essayez d’arrêter de fumer, à refuser la dernière cigarette que vous tend votre ancienne institutrice s’apprêtant à vous fusiller, oui, c’est parce que tout cela,
et la liste aurait très bien pu s'allonger, a pincé la corde vive de mon cœur...
La cristallisation stendhalienne s’est
produite en plein jour, station Créteil l’Echat, sur la ligne 8 du métro
parisien. Le respectable travailleur francilien
que j’étais quelques instants plus tôt s’est soudain transformé, sous les yeux éberlués d'une foule anonyme, en un bloc compact de sucre glace incrusté d’un petit livre
jaune.
Depuis que je vous ai rencontré,
tout a changé autour de moi, je le vois bien : les gens se lèvent le matin, se bousculent
dans les transports en commun en s’ignorant, prennent parfois un taxi le samedi
soir, naissent, se reproduisent, se tuent au travail ou courent
comme ils peuvent derrière le RSA, écrivent « famille syrienne » avec quatre fautes
d’orthographe sur des bouts de carton à l'entrée des autoroutes, votent, vivotent,
applaudissent Marine qui se lèche les babines. C’est étonnant. A présent, tout
va pour le mieux dans le meilleur des mondes impossibles.
Vous êtes très fort, cher
Tardigrade, et j’aime beaucoup votre sens de l’uchronie inversée.
Par ailleurs, je préfère devancer
la presse à scandale, qui, toujours encline à faire ses choux gras sur le dos
de futures œuvres immortelles, ne manquera pas de souligner la consanguinité
patente qui pourrait vous rapprocher, par certains traits de caractère, d’un personnage que
j’ai récemment lâché en ville au bras d’une fée grabataire et d’un
ange intermittent (Frédéric Fiolof, La magie dans les villes, Quidam Editeur,
12 euros, en vente dans toutes les bonnes librairies), consanguinité qui,
fût-elle de hasard, rendrait notre union dangereuse au regard des lois de la
génétique. A ces journalistes prévenants je répondrai simplement :
Foutaises ! C’est elle, la consanguinité, qui nous a fourni les plus belles
lignées de rois - regardez les Habsbourg ! ; c’est à elle encore que
l’on doit Toutankhamon ou ce sourire humide et attendrissant qu'arborent encore de si nombreux enfants
au fond de nos campagnes ; c’est grâce à elle enfin que nous pûmes
cueillir les fruits les plus mûrs de notre ancestrale noblesse de France. Alors
n’ayons pas peur des monstres, cher Tardigrade, nous sommes là pour les enfanter,
pour les chérir, pour lever une armée avec eux et - soyons fous ! - pour nous dresser enfin devant l’ennemi invisible !
Et puis l’amour est aveugle, alors profitons-en.
S'il fallait à présent évoquer un aspect plus matériel et plus préoccupant de notre imminente vie commune, je veux parler de la
subsistance, que seule une postérité lointaine et enfin dessillée assurera à
nos plumes alors que nous n’en aurons plus une depuis longtemps, je vous rassure,
cher Tardigrade, j’ai un appétit de moineau, tout le monde sait ça. Et quand il
y en a pour huit pattes, il y en a pour douze.
C’est ici que prend fin cette
missive, à laquelle je vous supplie de ne pas répondre car je suis trop occupé à lire et relire le joli livre qui vous est consacré.
En cette période de pré-Nativité où se mitonnent les potlatchs familiaux, je suggère d’ailleurs
à tous ceux qui sont déjà ou encore en vie de se le procurer au plus vite. On ne leur
pardonnera jamais un présent aussi incongru et ils en retireront ainsi une
grande satisfaction. Pour ce qui est d’être en vie, je sais qu’en ce qui vous
concerne vous préférez « attendre
que les conditions soient plus favorables ». C’est écrit page 125, c’est
votre droit, et ça peut carrément se comprendre !
Quant au soupçon d’inquiétude que
je lis dans vos yeux
(s’il faut les appeler ainsi) et que vous semblez nourrir à l'endroit de mon propos quelque peu enflammé, n'hésitez pas à le dissiper au plus vite et surtout, ne vous en faites pas pour moi. En effet, il peut nous
arriver des choses beaucoup plus graves, par les temps qui courent, que de tomber
amoureux d’un personnage de roman.
En vous remerciant pour votre
vivifiante non-existence,
Fiolof
Pierre Barrault, Tardigrade. L'Arbre vengeur. 2016.
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