A la fameuse question : « Quel livre emporteriez-vous sur une île déserte ? », plus d’un bibliovaure avisé répondrait sans doute un dictionnaire. Choix borgésien, à la fois judicieux et désespéré, qui consisterait à renoncer à toute la littérature pour s’en tenir au seul livre qui tendanciellement la contiendrait toute. Mais en attendant que sonne l’heure de l’exil, les migrations estivales fournissent des occasions plus prosaïques de se poser des questions de cette nature. Si vous considérez, à juste titre, que les trois volumes du très beau dictionnaire historique de la langue française d’ Alain Rey ne feraient toutefois pas des objets aisément manipulables entre la crème solaire et les pâtés de sable, reste toujours la possibilité d’emporter le dernier recueil de poèmes de Michelle Grangaud, Les Temps traversés, qui n'est pas sans lien avec ce dernier...
Adoubée par l’Oulipo en 1995, Michelle Grangaud poursuit un travail poétique tenace et raffiné qui l’a déjà amenée à explorer différentes formes de contraintes et de textes. Réputée par ses pairs pour être à l’anagramme ce qu’ Alain Ducasse est à la blanquette de turbotin (voir son ouvrage Stations), Michelle Grangaud s’est frottée avec un égal bonheur au calendrier des fêtes nationales, aux registres de l’Etat Civil ou aux sonnets de Nerval, Du Bellay, Baudelaire et Heredia pour composer des poèmes au carrefour de contraintes multiples. Elle s’empare le plus souvent d’un matériau textuel préexistant sur lequel (et sur lequel seul, c’est la première règle) elle opère une série de traitements, variables d’un ouvrage à l’autre. Elle sélectionne, réduit, reconfigure, met en forme en s’imposant généralement d’autres règles qui contraignent cette fois la production finale.
Ainsi dans Poèmes fondus (P.O.L., 1997), elle composait des haïkus (contrainte syllabique 5+7+5) à partir de sonnets empruntés aux poètes cités plus haut. Le poème voyage là d’une forme fixe à une autre forme fixe par le biais de ce que Michelle Grangaud définit comme « une entreprise de traduction d’un poème dans sa propre langue ». Elle composait ainsi une série d’anagrammes dont l’unité de base n’était plus la lettre mais le mot. Si le sens du poème premier peut être tout à fait détourné dans le poème second, Michèle Grangaud choisissait le plus souvent des combinaisons qui apparentaient plutôt le texte final à un écho, une émanation, un hommage délicat du poème premier…
Voici deux exemples de réalisations, à partir de sonnets de Baudelaire
Poème fondu de "Correspondances" (texte original ici)
« Comme comme comme
Le sens est comme comme un
Et d’autres répondent »
Poème fondu du "Chat" (texte ici)
« Mêlés, ton corps brun
Et mes doigts qui le caressent
Nagent amoureux. »
***
Dans les Temps traversés, Michelle Grangaud revient d’abord à une émotion fondamentale : son amour des mots. Elle ne s’intéresse pourtant pas à eux en tant que formes pures ou mais les considère dans leur épaisseur historique. Elle les choisit, au gré du dictionnaire d’ Alain Rey, en suivant scrupuleusement leur date d’apparition dans la langue française pour les mettre en poème. Les Temps traversés est le résultat d’une triple contrainte :
1) Le réservoir où elle puise ses mots est le Dictionnaire historique de la langue française d’ Alain Rey (Dictionnaires Le Robert, 1998)
2) Elle sélectionne des mots qui ont la même datation (le plus souvent à l’année près, parfois sur cinq ou dix ans)
3) Elle compose avec chaque série de mots sélectionnés sur une même date d’apparition une Morale élémentaire, poème à forme fixe inventé par Queneau en 1975.
On obtient ainsi une série de planches chronologiques où sont épinglés - et pourtant papillonnent, des ensembles de mots apparus en français au même moment, entre 1501 et le début des années soixante.
Le résultat n’est pourtant pas un simple présentoir érudit et figé. Il fait sens. Ce travail a en effet plusieurs intérêts. Cet assemblage artificiel permet de mettre en regard, de faire entrer en résonance, des mots qui ne sont habituellement jamais rassemblés (sauf à supposer un hasard inouï) selon ce critère. Dans un dictionnaire, l’entrée est alphabétique et dans un texte, littéraire ou non, et à quelque époque que ce soit, on convoque toujours les mots selon une logique synchronique. On se sert dans le mille-feuille de la langue, parfois un peu plus haut, parfois un peu plus bas, mais sans jamais en isoler une seule strate. En décollant ainsi des couches de temps très délimitées, Michelle Grangaud fait tinter l’histoire dans la langue d’une manière particulièrement aiguë. Aucune de ces « photographies » ne nous dévoile à proprement parler un discours sur la langue ou un discours sur l’histoire mais pourtant chacune d’entre elles nous en fait ressentir quelque chose. On découvre ainsi qu’un certain nombre de bimots (substantif+adjectif) sont de la même couvée. Cette promiscuité soudain révélée ou rappelée à notre bon souvenir peut parfois laisser songeur. On ne résiste pas au plaisir d’extraire des poèmes de Michelle Grangaud quelques-uns de ces couples réunis par les lois du hasard et les forces de l’histoire :
«Verge virile» et «Souverain pontife» (1509),
« Esprit fertile » et « Maladie secrète » (1558-1559),
« Galimatias » et « Homme de lettres » (1580),
« Histoire critique » et « Idée fugitive » (1677-1678)
« Sciences occultes » et « Mine patibulaire » (1690),
« Glandes salivaires » et « Filet mignon » (1718),
« Allitération » et « Sel sédatif » (1751),
« Roman historique » et « Tohu-bohu » (1763-1764),
« Instruction publique » et « Phallus impudique » (1791),
« Connaissances chimiques » et « Aliénation mentale » (1801),
« Tapage nocturne » et « Effluve magnétique » (1834),
« Scrutin proportionnel » et « Symphonie funèbre » (1839-1840),
« Père Noël » et « Exposition universelle » (1855),
« Langage artificiel » et « Herbe folle » (1890),
« Gaz asphyxiants » et « Complexe oedipien » (1916-1917),
« Narcoleptique » et « Europe galante » (1925-1927),
« Maison close » et « Ouvrier spécialisé » (1931),
« Camp nudiste » et « Génitif objectif » (1933)
On se souviendra également qu’il n’y avait pas de « monde primitif » avant 1771, pas d’« hémisphères cérébraux » avant 1775, que les dérélictions du cœur devaient se passer de « dépit amoureux » avant 1655, que la « cause commune » n’a fait son apparition que deux ans avant la Révolution française, que l’ «immunité parlementaire » a vu le jour en 1850 et que les « night-clubs » et les « racketteurs » datent de 1929…
Cette mise en scène historique de la langue nous rappelle également que ce qui nous semble le plus naturellement accessible, ce dont nous disposons comme d’un bien commun jamais remis en question, les mots de notre langue, a une historicité propre. Chaque terme, quelle que soit la réalité qu’il recouvre, n’a pu émerger que d'un flux de hasards et de choix inscrits dans le temps, sous l’impulsion d’intentions (conscientes ou inconscientes) collectives… S’il nous a fallu plusieurs siècles pour apprendre à nous servir d’une fourchette, il nous en a fallu tout autant pour utiliser tel ou tel mot. La beauté de la langue –qui est « un cru délicieux » nous dit Michelle Grangaud - tient aussi à cette épaisseur historique qui rappelle la force des mots ( force par laquelle une réalité sociale, un usage informel, une intention ont trouvé à se cristalliser) tout autant que leur contingence (ils apparaissent dans le temps mais cela aurait pu ne pas se produire et ils peuvent à nouveau s'y enliser).
Cette mise en relief passe donc par une mise en poésie. Le choix de la Morale élémentaire n’est pas neutre. Cette forme poétique, legs tardif de Raymond Queneau, a connu une postérité féconde chez les écrivains membres de l’Oulipo. La revue La Licorne lui avait même consacré un numéro complet en Mai 2008. Partiellement inspiré des hexagrammes du Yi-King, la Morale élémentaire est un poème à forme fixe (définition et exemples ici) qui fait alterner des séquences substantif + adjectif avec un « interlude » appelé aussi « ritournelle » où entrent en scène des groupes verbaux. Cette structuration invite justement à recourir de manière privilégiée aux fameux bimots oulipiens, substantif+adjectif (utilisés de manière exclusive sauf dans la phase de l’interlude), ce qui facilite ainsi le travail d’exposition auquel s’attelle ici Michelle Grangaud.
La forte dimension visuelle de la Morale élémentaire joue également dans ce sens. Les mots sont avant tout donnés à voir (plus qu'à entendre) et leur « isolement » historique n’en est que mieux souligné.
La ritournelle, placée au cœur du poème, invite toutefois à un exercice plus dynamique auquel Michelle Grangaud s’adonne avec un plaisir non dissimulé. Sans déroger à son principe (toujours des mots de la même année, exception faite des connecteurs et des mots grmmaticaux), elle reprend certains termes de la première phase du poème et en adjoint d’autres pour produire une petite séquence verbale qui va faire sens de manière plus directe. Ces séquences, selon les combinaisons utilisées, peuvent évoquer une morale décalée, une scène réaliste ou fantaisiste, une bribe de récit. En voici un échantillon :
(Fin XVIIe siècle)
« Dans le demi-sommeil
le bombardement
apparaît comme
un plagiat du spinozisme
dans un club
de matérialistes »
(1793)
« Le nivellement
des fortunes
c’est le mot
d’ordre pour
apprécier
le drame
de la vie »
(1803)
« Le secrétaire
de mairie va son
petit bonhomme
de chemin
comme la péniche
avec son hélice
à vapeur »
(1812)
« L’abbesse mène une
guérilla contre
la primipare
qui travaille comme
un nègre pendant
que l’abbesse dort
du sommeil du juste »
Quelques titres d’œuvres littéraires font parfois leur apparition pour s’intégrer au tissu de mots d’une année… La Place Royale, La Légende des Siècles. Quelques dates de naissances sont également mentionnées (Corneille, Chénier). Mais l’essentiel reste ce plaisir des mots cueillis à la surface du temps, contemplés et mis en musique.
A la fin de la note liminaire aux Poèmes fondus, Michelle Grangaud lançait un clin d’œil gastronomique au lecteur :
« Finalement, il ne reste plus qu’à fondre aussi les poèmes fondus, en s’appliquant pour les faire bien revenir».
Dans Les Temps traversés, on passe cette fois aux vins ; on est prévenu dès la première ligne :
« les mots, comme les grands crus, [...]sont millésimés »….
On le croit volontiers et sur ce chapitre, il est clair que Michelle Grangaud fait une belle sommelière…
Michelle Grangaud, Les Temps traversés. P.O.L., 2010.
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