samedi 10 juillet 2010

> Sony Labou Tansi. Retour vers un soleil gris.




Un article du Matricule des Anges de février 2008 nous rappelait qu’il était d’usage de désigner par le terme de "Soleils noirs de la littérature" l’ensemble des ces écrivains relégués dans les oubliettes de l’histoire après avoir connu quelques heures de gloire… l’Anthologie de la littérature oubliée, publiée alors par le collectif Toussaint Louverture et dont nous avons déjà parlé ici visait justement à arracher à l’amnésie collective quelques pans de ces talents éclipsés… Effort encore poursuivi par quelques-uns, tel l’infatigable Eric Dussert, dans ses chroniques ou dans son blog.

Mais à côté de ces « soleils noirs », il existe aussi des « soleils gris ». Je veux parler de ces écrivains qui sans avoir été totalement éclipsés, sont passés en "mode veille". Ils sont encore lus mais peu lus. Leur œuvre ne résonne guère que dans quelques milieux restreints, végète dans les librairies ou figurent au programme de quelques cursus universitaires. Pourtant, certains d'entre eux ont encore de quoi briller de mille feux.

L’auteur congolais Sony Labou Tansi est à mon sens l’une des illustrations les plus exemplaires de ce phénomène.

Romancier, dramaturge, poète mais aussi comédien et metteur en scène (il fonda sa propre compagnie en 1979, le Rocado Zulu Théâtre), Sony Labou Tansi est né d’un père zaïrois (RDC) et d’une mère congolaise. Son destin est rivé à ces deux pays, marqués tout autant par la guerre et l’infamie politique que par le nombre impressionnant d’artistes et de créateurs qui y ont vu le jour. (Dans le champ de la littérature, on retiendra notamment, pour le Congo/Brazzaville, les noms d’écrivains tels que Tchicaya U’Tamsi, Henri Lopes, Emmanuel Dongala, Sylvain Bemba, …). SLT meurt des suites du sida en juin 1995, il a 47 ans et laisse derrière lui sept romans, une quinzaine de pièces, un recueil de poèmes et plusieurs textes  qui seront publiés par à-coups dans les années suivant sa mort.

Dès la fin des années soixante-dix, SLT apporte un souffle radicalement nouveau à la littérature francophone d’Afrique noire. Il est l’un des premiers, avec Ahmadou Kourouma, à faire éclater le cadre de référence réaliste qui tenait largement encore lieu de modèle dans le paysage littéraire africain. Dans la Vie et demie, son premier roman publié (qui paraît en France une dizaine d’année après les Soleils des Indépendances de Kourouma) SLT apporte un ton libre et nouveau, enfante une langue française inédite, portée, bousculée («violée », dira-t-il) par le souffle des langues africaines et notamment du kikongo, sa langue maternelle. Certains parleront d’ «oraliture» pour évoquer cette littérature pétrie d’oralité, digérée et mise en branle par l’esprit et le rythme de contes, proverbes et sortilèges qui la nourrissent d’une intertextualité nouvelle. De ce «viol» naît alors une langue réinventée, traversée d’africanismes et de fulgurances, une langue qui, selon l’expression de SLT, « parle avec le ventre ».

Si ce crédit historique lui est reconnu, et si SLT a joui un temps du statut d’égérie des "Lettres Francophones", son audience s’est ternie au début des années quatre-vingt-dix et son œuvre ne connaît depuis qu’une faible résonance. Il est en effet assez rare que la presse ou la critique s’étende sur cet auteur même lorsque des rééditions ou des publications de textes inédits en fournissent l’occasion. Récemment, la réédition en poche de l’Anté-peuple, son troisième roman, a toutefois inspiré un court article à Vincent Roy dans le Monde des Livres, le premier depuis longtemps à ma connaissance. Autre symptôme repérable, le dixième anniversaire de sa mort en 2005 n’avait donné lieu à aucun événement notable, si ce n’est la parution du remarquable Atelier Sony Labou Tansi, (nous en parlons plus loin)  dont la sortie ne fit malheureusement pas grand bruit.

Pour entendre parler de SLT, il faut plutôt se tourner vers les revues spécialisées en littérature africaine (Ethiopiques, Notre Librairie, Cahiers d’études africaines, Itinéraires LTC) ou vers le site Africultures qui relaie régulièrement vers un plus large public les quelques événements universitaires, critiques ou éditoriaux concernant cet auteur…

Il est aussi possible, sur un autre versant, de se tourner vers le milieu du théâtre dit « francophone » (promu notamment à travers le festival des Francophonies du Limousin*) où certains de ses textes (écrits pour le théâtre ou non) font encore l’objet de créations.



Ce genre de discrétion autour d'un écrivain qui a pourtant fait preuve d’une rare inventivité et accordé une fonction vitale à la littérature ne peut être que le résultat d’une imbrication de paramètres parfois difficiles à mesurer. Rappelons-en ici quelques uns.

1) On a souvent reproché à SLT, surtout pour ses premiers romans, une proximité trop affichée avec l’univers romanesque de Garcia Marquez. S’il est vrai que SLT a ouvertement revendiqué cette filiation littéraire, c’est avant tout parce qu’elle lui donnait le moyen d’affirmer un rapport radicalement neuf à la littérature dans un contexte où la référence aux « grands auteurs français » continuait à exercer une tutelle plus ou moins consciente sur les écrivains africains d’expression française. Lecteur partial qui s’assume, SLT n’hésite pas à déclarer que Flaubert l’emmerde et que seul Rabelais, parmi les écrivains français, nourrit son envie d’écrire. Il se tourne ainsi plus volontiers vers les bouillonnements de la littérature sud-américaine tels qu’il les perçoit à cette époque-là dans les grands romans de Garcia Marquez. C’est ainsi par exemple, qu’il reprend à son compte le goût que l’écrivain colombien manifeste, dans Cent ans de solitude, pour les longues généalogies. Mais certaines traditions griotiques ne lui en fournissait-elles pas déjà, sur son continent, le prétexte et la matière ? Il opte aussi pour ce fameux « réalisme merveilleux » par lequel on a souvent caractérisé le roman de Garcia Marquez. SLT trouve là prétexte à tordre le cou au réel pour mieux lui faire rendre son suc et en dévoiler les énormités. Mais dès la Vie et demie, son style et les situations qu’il imagine sont déjà beaucoup trop personnels pour qu’on puisse lui faire grief d’une quelconque forme de plagiat… A preuve ce début de roman mi-fantastique, mi-allégorique qui met en scène l’exécution impossible de Martial, l’opposant au régime tyrannique du Guide Providentiel, le dictateur qui règne sans partage sur la Katamalanasie. Tous les moyens sont mis en œuvre pour anéantir Martial qui, même criblé de balles, taillé en pièces, coupé en morceaux continue à affirmer ne pas vouloir «mourir cette mort-là ». Il tient tête à son bourreau qui en vient, hilarante inversion des rôles, à le supplier de rendre l’âme…


2) C’est également par ses positions politiques tardives que SLT s’est placé en situation de disgrâce durant les dernières années de sa vie. Il s’est engagé aux côtés de Bernard Kolelas, l’une des figures importantes de la scène politique congolaise des années qutre-vingt-dix, et dont l’implication armée dans les différentes guerres civiles qui ont mis à mal le pays à cette époque ne fut pas des moindres. Certains lui reprocheront d’avoir en quelque sorte trahi sa posture de dénonciateur radical en prenant parti et en occupant même certaines fonctions (il sera deux fois député dans les années quatre-vingt), d’autres ne lui pardonneront pas son adhésion aux prises de position anti-françaises de Kolelas, alors que SLT avait bénéficié de soutiens et de parrainages d’écrivains africains francophiles et de certaines instances proches de la diplomatie culturelle française.


3) Dernier pavé dans la mare, il a plus récemment (2008) été reproché à SLT d’avoir bénéficié du soutien de nègres réguliers, notamment aux éditions du Seuil, qui auraient été chargés de reprendre, voire de réécrire nombre de ses textes afin de les rendre plus digestes à l’estomac sensible du lecteur hexagonal (voir ICI dans Rue 89)… Mais il semble que ce que l’on reproche ici à SLT soit plus une forme d’immoralité littéraire (accepter la dénaturation d’un texte pour pouvoir être publié) qu’une réelle imposture, le terme de "nègre" étant d'ailleurs employé ici à mauvais escient… Les lecteurs de SLT qui portent crédit aux plus radicales de ces affirmations resteront surtout amers d’avoir manqué tant de versions originales supposées des textes de l’écrivain congolais !

Si la Vie et demie a contribué à amorcer un tournant historique et fait sauter bien des verrous pour les générations futures d’écrivains africains, la plupart des textes de SLT mériteraient sans doute qu’on s’y arrête.

Il est pourtant un roman qui se distingue des autres romans de cet auteur par sa force, sa radicalité et la démesure qu’il met en scène. Ce texte, nous le connaissions jusqu’en 2006 sous une version édulcorée (mais déjà digne du plus vif intérêt), l’Etat honteux , publié au Seuil en 1981. La version originale ne nous est parvenue qu’en juin 2005, grâce au travail soutenu de Nicolas Martin-Granel et Greta Rodriguez-Antoniotti et au bel engagement des éditions de la Revue noire. Machin la Hernie, c’est son titre, constituait l’un des trois inédits de l’Atelier Sony Labou Tansi, un coffret comprenant également la correspondance de SLT avec José Pivin (1973-1975) et trois recueils de poèmes rassemblés en un volume (deux versions de l’Acte de Respirer et 930 Mots dans un Aquarium). On pourra lire ici la présentation des ces trois ouvrages, lors de leur parution, par Xavier Garnier.




Machin la Hernie déploie le long récit/soliloque du colonel Martillimi Lopez, avatar ubuesque du général Mobutu (sur les faits et gestes duquel nous ne reviendrons pas) et que SLT, dans sa correspondance à Pivin, évoque comme ce «mecton du Zaïre» qui «prend le pays pour un coin de son sexe ».

Martillimi Lopez, à l’instar du Guide Providentiel de la Vie et demie, règne en monocrate absolu et outrancier. Mais le personnage prend cette fois des dimensions hors normes. Il est affublé d’une hernie (imaginaire), emblème tout à la fois des excroissances de son pouvoir, de sa parole et de son sexe.

SLT fait des discours publics sans fin que Mobutu déversait dans les stades, sur les places et à la radio la matière première d’un monologue violent et absurde, la substance d’une poétique de la déraison politique. Cette déraison contamine le texte lui-même, en brouillant d’abord les cartes de l’énonciation et de la narration. Un glissement constant nous fait passer de la troisième à la première personne,  effet qui introduit un flottement permanent entre le personnage et l’instance narrative qui pourrait mettre à distance sa parole. L’Histoire est sans cesse réécrite, phagocytée par un ego ravageur et omnipotent ; la nation ne constitue plus qu’un prolongement physique du dictateur, elle devient effectivement son sexe, sa hernie. La parole s’exhibe et exhibe le pouvoir absolu, se répand en un flot continu de trois cent pages sans paragraphes où seule les césures en fin de chapitre nous permettent de reprendre haleine.

Martillimi Lopez fait construire une cathédrale à l’endroit où son placenta est enterré, s’entoure d’un gouvernement composé entre autres d’un ministre des Tirs, d’un ministre des Testicules, et d’un ministre des Pierres Précieuses. S’il n’a pas de Mère Ubu à ses côtés pour partager son pouvoir, il prête une constante allégeance à sa «maman nationale» et s’entoure de Vauban, un conseiller efféminé dont la fidélité apparemment infaillible n’aura qu’un temps... Le conspirateur démasqué finira alors dans l’assiette des dignitaires étrangers invités à la table du dictateur («prenez et mangez, ceci est Vauban»). Martillimi Lopez rebaptise le pays, déplace les frontières, déjoue des complots, épouse des femmes contre leur gré, déversant à leurs pieds des louanges érotiques quand elles sont au bord du suicide, s’auto-congratule et se place au-dessus des anciens chefs du pays en condamnant leurs excès en tous points identiques aux siens. La machine s’emballe et ne s’arrête plus…

« Mais il se vantait toujours de ses vingt-sept ans de pouvoir où je n’ai tué personne : comme vous pouvez le constater, mes frères et chers compatriotes, vingt-sept ans que je suis là, avec des mains vierges, une langue vierge, vingt-sept ans de victoire sur des farfelus comme Caetano Pablo, vingt-sept ans dans cette boue historique qui pue la pisée de mon peuple, cette boue kaki, léopardée de mon eau de père national, et il la roulait [sa hernie], pendant que les gens devaient se souvenir de mon discours d’investiture où je disais qu’avec moi les choses seraient autre chose parce que l’ex mon colonel national ex-enfant terrible de la liberté des peuples a exagéré, mais avec moi les choses seront autre chose, vingt-sept ans d’amour dans la paix, la paix des corps, la paix des esprits, que nous ne refusons qu’aux ennemis de la nation et il lance un rire de prophète qui soulève les écailles de ma hernie, il fait claquer ses doigts couverts de diamants et qui montrent que mon pays est riche, que mon peuple est riche, il frappe sa poitrine et les médailles sonnent l’incommensurable prospérité de mon peuple, la démonstration pourtant du vide où nous sommes descendus, le trou de chair […] »

Si cet extrait peut donner une idée de la force et des débordements du texte de SLT, ce choix reste aléatoire. Il est difficile de mettre en relief un passage plutôt qu’un autre. Le récit emporte en effet le lecteur dans un ouragan de paroles qui fonctionne finalement dans sa globalité. Les phrases de plusieurs pages sont fréquentes, certaines séquences sont reprises avec de multiples variations et si l’on peut repérer quelques événements qui tirent le fil d’une histoire, Machin la Hernie est avant tout le lieu de déploiement de cette palilalie si chère à SLT, la manifestation vertigineuse d’une parole toute puissante et que plus aucune digue ne contient.

SLT n’a pas inventé la satire politique post-coloniale mais il l’a portée ici à un point de non-retour, la transcendant dans une performance littéraire sans équivalent et que ne limite en rien son ancrage historique.

L’œuvre de cet auteur mériterait enfin d’être entendue au-delà du champ quelque peu institutionnalisé des littératures francophones. Quinze ans après sa mort, Sony Labou Tansi reste à lire pour ce qu’il est d’abord : un immense écrivain.

*Un Prix Sony Labou Tansi a été crée dans le cadre de ce festival pour soutenir les écritures théâtrales contemporaines
















Sony Labou Tansi, Machin la Hernie. Editions Revue Noire, in l'Atelier Sony Labou Tansi. 2005. Edition établie par Nicolas Martin-Granel et Greta Rodriguez-Antoniotti.

Bibliographie de SLT (textes publiés jusqu'en 1997) : ICI


Images : SLT (La Revue Noire) / 2 et 3 : dessins de Simon Kohn / SLT par Teddy (Liss dansavalléedeslivres)

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