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Le salon du livre de jeunesse de Montreuil, à son premier soir, a toujours un petit côté Beaujolais Nouveau match retour. En moins râpeux que l’aller, diront certains. On prend des forces avant l’assaut des groupes scolaires et la sortie dominicale en famille. Moment fatidique où votre fils ne manquera pas de vous faire planter deux heures au beau milieu du stand le plus flashy de tous, celui que vous auriez volontiers contourné. Et où votre fille vous jurera sur la tête de son journal intime que vous êtes complètement passé à côté de l’indispensable Twilight 4, chef d’œuvre crépusculaire de ce début de siècle, qui ne peut qu’arracher des cris de douleur et de joie à tout lecteur normalement constitué. Mais ça, c’est pour plus tard. Pour l’heure, c’est mercredi soir et on ne verra pas plus d’enfant à Montreuil qu’au congrès annuel des neurologistes de Suisse romande. Normal, la soirée en question est placée sous le signe des rencontres professionnelles, et l’on jurerait que la moitié de la Seine-Saint-Denis travaille dans l’édition de jeunesse. Ici le Dom Perignon coule à flots, là c’est la rosette en tranches sur assiette en plastique… Contrastes qui reflètent parfois de manière asymétrique la qualité éditoriale de ce qui est donné à lire… La température ayant été réglée sur celle d’un four à induction, on se sera rapidement délesté des kilos de laines accumulés pour affronter le grand froid du dehors et, pour comble de bonheur, on navigue à vue dans un océan de livres. Un océan où l’on ne trouvera heureusement pas que les tartes à la crème surmédiatisées du moment.
Difficile d’en faire le tour, alors il faut chiner, faire confiance au hasard, prendre les diagonales au fil de l’œil. Plaisir de retrouver les textes et les dessins impeccables, la narration âpre et précise d’ Anaïs Vaugelade et de ses livres lus et relus : l’histoire, par exemple (écrite par Florence Seyvos) du petit tyrannosaure qui est très malheureux parce qu’il ne peut s’empêcher de manger ses amis. Jusqu’à ce que l’un d’entre eux l’aide à s’en sortir, prenant le risque de prolonger l’entretien grâce à sa fabuleuse pilule à se donner mauvais goût. Pilule qu’il ne prend qu’en toute dernière instance, ce qui lui vaut d’être plus d’une fois recraché par son pote (et il faut voir à quoi ça ressemble sous le crayon d’Anaïs Vaugelade…). Lorsque le tyrannosaure glouton demande à son ami pour quelle raison il attend d’être sur le point de se faire déglutir pour recourir à sa précieuse protection, il a droit à cette réponse, dont je ne me lasse jamais : «parce que quand je ne suis pas en danger, je préfère avoir bon goût». Anaïs Vaugelade, c’est encore la fabuleuse Soupe aux cailloux, la Guerre et le Déjeuner de la Petite Ogresse, peut-être son plus bel album, triste et belle histoire dont le happy end est savoureusement détourné en un seul clin d’œil liminaire.
Du côté des classiques, on retrouvera Tomi Ungerer, toujours en pleine forme, irrévérencieux, acide et tendrement humain. Avec un faible, en ce qui me concerne, pour Zloty, un très spécial Petit chaperon rouge traversée entre autres par un grand nain et un petit géant, tous deux de même taille dans leur troublante différence. On baguenaudera encore dans l’espace sans fin du loup, le dur, le vrai, le tendre, le pas comme les autres... personnage probablement le plus vu, revu, haï, aimé, malmené, réhabilité de toute la littérature pour enfants, et qui a fini par devenir un joker pour tout dire et tout transmettre. Entre bien d’autres, je recroise celui de Grégoire Solotareff (Un jour, un loup), ou le truculent loup bleu et bégayant de Daniel Picouly et Frédéric Pillot (Lulu et le loup bleu).
Dans un angle mort, je rencontre les deux gardiennes d’une récente (deux ans à peine) petite maison d’édition, les Superéditions (et oui), construite sur un concept simple et généreux : une courte histoire (signée Sandra Lannilis) est imprimée par fragments successifs au bas d’une page laissée aux trois quarts blanche pour que l’enfant puisse illustrer progressivement, ou quand ça lui chante, l’histoire qu’il lit. A côté des déambulations de la Saucisse magique, on découvrira ce dont est capable une Fée en colère, que j’emporte en ce qui me concerne, essayant malgré moi d’imaginer à quoi ressembleront tous ces papas transformés en crotte de nez aun milieu de la dite histoire… Loin des applis pour ipad qui font la une des articles de presse consacrés à Montreuil et, à l’opposé, des immondes albums à colorier vomis dans les gondoles de nos grands magasins chaque année, ce joli principe d’oeuvre originale en série me ravit…
Pour continuer sur les principes simples mais convaincants, je m’offre deux autres photoromans, dans la collection récemment relancée par Thierry Magnier. Atelier d’écriture, chapitre 1 : écrire à partir d’une photo… Il n’en faut pas plus pour produire de belles rencontres. Première contrainte : un photographe confie une série d’images à un écrivain qui doit produire un texte à partir de cette série. Seconde contrainte : le photographe et l’écrivain ne se connaissent pas. Je m’étais déjà procuré En plein dans la nuit, trop heureux de pouvoir à nouveau lire Hélène Gaudy dont nous avions évoqué sur ce blog l’excellent dernier roman Si rien ne bouge, curieusement boudé par une presse décidément peu curieuse. Elle s’en est ici laisser compter par la série Homanimus du photographe Bertand Desprez (qui livre par ailleurs un aperçu de son travail passé ou présent et de sa curiosité à vif sur son blog L’œil en marche). Des images qui interrogent, à travers des clichés du quotidien, la présence de la figure animale dans notre univers d’hommes. Occasion pour Hélène Gaudy de réinvestir à travers une histoire simple et délicate cette troublante période de l’adolescence, dont le caractère fragile, radical et mouvant apporte une résonance ajustée aux photos de Bertrand Desprez. Je repars cette fois avec Mon œil, texte d’Ariel Kenig sur des photos d’Eric Franceschi (un roman qui gravite autour de l’amitié adolescente et de la maladie) et Il se peut qu’on s’évade, de Cathy Yak, sur des photos de Gérard Rondeau : l’histoire d’ un jeune danois phobique qui n’éprouve d’émotion que dans la contemplation d’oeuvres picturales et aura maille à partir avec la justice…
Plus loin, il y a le carré de Benoit Jacques, illustrateur fantaisiste et inventif, primé il y a quelques années sur ce même salon pour un Chaperon rouge joliment revisité. Dès qu’on lui prend un livre, il s’installe tranquillement devant son plumier de bois et, quel que soit le nombre de ceux qui attendent, prend vingt bonnes minutes pour vous dédicacer un dessin. On ne fera pas l’impasse sur sa Lessonias Nembere 4628 de Die Europanichos Assimil, joyeux délire parodique de 30 pages pour s’initier à une ligua franca bien secouée par ses soins, ni sur son Bestiaire expressionniste, papiers découpés qui nous promènent de locutions anglaises en locutions françaises en passant par quelques croustillantes traductions au pied de la lettre.
Il y aura encore quelques allées et venues du côté mexicain où entre Frieda Kahlo et Alvaro Lopez les plus petits apprendront quand même Como hacer un volcan. Les coréens se sont quant à eux couchés tôt, dommage, j'aurais bien été faire un tour derrière les chaises en plastique qui ferment l’entrée du stand vide.
Mais c’est du côté des éditions Attila que je trouverai cette fois le meilleur. Leur ligne « jeunesse » est à la hauteur de ce qu’ils publient en littérature générale. D’ailleurs, avec ses Jardins statutaires et ses Barbares, Jacques Abeille trône en semi-imposteur vigilant au milieu d’ouvrages que d’aucuns jugeront plus adaptés à l’esprit du salon. Mais on est bien d’accord, il n’y a pas d’âge pour lire de la bonne littérature tout comme à l’inverse on écrirait encore pour les enfants quand bien même il n’y en aurait plus un seul sur terre.
Je retombe par hasard sur Ma vie de garçon, de Fabio Viscogliosi, qui a rejoint m'a séduit dès sa sortie. Derrière son stand, Monsieur Attila est « habité ». Il fait un conte de l’histoire de chacun de ses livres et invite tous les passants à emporter ceux qui leur plaisent (c’est pas grave, vous m’enverrez un chèque plus tard si vous y pensez). Il me parle du rouge rare de Ma vie de garçon, obtenu au prix de plusieurs impressions successives…et comment ce livre étonnant a emmerdé les libraires, qui l'adoraient, mais ne savaient plus dans quel rayon le ranger (jeunesse, graphisme, …). Une phrase ou un texte court et un dessein à l’étrangeté légère ou grave, pour revenir sur cette période de la vie «où rien n’est sûr, où l’on se découvre quelques doutes et tarde à rebâtir des convictions». Très beau livre d’un artiste protéiforme (auteur de bande dessinée, écrivain, musicien) dont on a réentendu un peu parler il y a peu, lors de la sortie de son dernier ouvrage, Mont Blanc, dans lequel il revient sur la mort violente de ses parents lors de l’accident survenu dans le fameux tunnel. Ma vie de garçon serait toutefois plutôt à rapprocher d’un ouvrage précédent dont le titre lorgne du côté de cette brèche apparue dans l’existence de l’auteur : Je suis pour tout ce qui aide à traverser la nuit. Fragments autobiographiques où se mêlent des anecdotes des souvenirs qui portent aussi bien sur Jules Verne, Chet Baker, la vitesse de la lumière que son pépé Carlo, sa sœur et son père. Un texte à la fois drôle, pudique et nostalgique dont on retrouve certains échos, dans cet autre «objet» qu’est Ma vie de garçon.
Dans une veine ado-caustique, à signaler également, Papa part maman ment mémé meurt de Fabienne Yvert. Un récit qui invente mille départs à un père, mille mensonges à une mère et mille morts à une aïeule pour dire, par la voix poétique et débridée d’une enfant, ce à quoi la vie nous confronte : solitude, vieillesse, abandon… Un aperçu de comment mémé meurt :
«Elle a vomi toute sa soupe à l’oignon dans son lit. On aurait dit qu’elle était couchée dans un plat de gratin dauphinois. Elle a vomi la petite feuille de salade qu’elle a mangée à midi sur ses chaussons, ça faisait des petites décorations vertes. Ce midi, elle a mangé un petit pot de bébé petits pois carottes et après elle a roté. Elle était morte. C’était son dernier soupir.»
Mais s’il faut terminer par un chef d’œuvre, ce sera les Enfants fichus (The Gashlycrumb Tinies), toujours sur la table des éditions Attila. Un abécédaire funèbre et somptueux de l’illustrateur américain Edward Gorey publié en 1963 à New-York et que vient de traduire Ludovic Flamant pour les éditions Attila. A chaque lettre est associé le prénom d’un enfant mort et la brève évocation des circonstances de sa disparition, tout cela ramassé en une courte formule de neuf ou dix syllabes (élégamment rendue par un effet d’alexandrin dans la traduction française, à la fois libre et fidèle à l’esprit de Gorey, de Ludovic Flamant). Chacune de ces petites phrases glacées est placée en vis-à-vis d’un dessin précis et épuré au rendu d’encre forte. Du noyau de pêche à l’assaut des ours sauvages en passant par le poinçon, la hache, la maladie, la sangsue et l’ennui, rien n’est laissé de côté. Une forme d’hommage grinçant qui a laissé bien des critiques perplexes avant de devenir un album culte aux Etats-Unis.
La question des limites de ce qui peut être dit ou montré est régulièrement posée à la littérature dite de jeunesse. D’après un entretien accordé à Libération, lorsque les enseignants qui veulent censurer Tomi Ungerer lui demandent s’il ne pense pas que la Shoah, qu’il place au centre de plusieurs de ses histoires, pourrait effrayer les enfants, il leur répond que «la peur, comme la haine, est une maladie contagieuse que les adultes leur inoculent». A Gorey, c’est une autre question qui était souvent posée. On lui demandait pourquoi il détestait à ce point les enfants. Sa réponse (rapportée ici par l’éditeur) était plus sobre et moins pédagogique : «Vous vous trompez. D’ailleurs je ne connais pas d’enfant».
La question des limites de ce qui peut être dit ou montré est régulièrement posée à la littérature dite de jeunesse. D’après un entretien accordé à Libération, lorsque les enseignants qui veulent censurer Tomi Ungerer lui demandent s’il ne pense pas que la Shoah, qu’il place au centre de plusieurs de ses histoires, pourrait effrayer les enfants, il leur répond que «la peur, comme la haine, est une maladie contagieuse que les adultes leur inoculent». A Gorey, c’est une autre question qui était souvent posée. On lui demandait pourquoi il détestait à ce point les enfants. Sa réponse (rapportée ici par l’éditeur) était plus sobre et moins pédagogique : «Vous vous trompez. D’ailleurs je ne connais pas d’enfant».
Salon du livre et de la presse jeunesse. Montreuil, 30 novembre-5 décembre 2011.
Avec (liste non exhaustive...) :
Fabio Viscogliosi, Ma vie de garçon. Editions Attila. 2010
Fabienne Yvert, Papa part Maman ment Mémé meurt. Editions Attila.2011
Edward Gorey, Les Enfants fichus, Editions Attila. 2011 (éd. bilingue, traduction de Ludovic Flamand)
Benoît Jacques, Die Europanichos Assimil, l'association, 2006
Benoît Jacques, Le Bestiaire expressionniste, B.J books, 2006 (1° éd 1990)
Tomi Ungerer, Zloty. Ecole des loisirs. 2009.
Anaïs Vaugelade / Florence Seyvos, L'ami du petit tyarannosaure. Ecole des Loisirs. 2003
Anaïs Vaugelade Le déjeuner de la petite ogresse. Ecoles des Loisirs. 2002
Sandrine Lanninis (et ses lecteurs...), La Fée en colère. Superéditions, 2010
Hélène Gaudy/Bertrand Desprez, En plein dans la nuit. Thierry Magnier 2011
Ariel Kenig/Eric Franceschi, Mon oeil. Thierry Magnier 2007
Cathy Ytak/Gérard Rondeau, Il se peut qu'on s'évade. Thierry Magnier 2011
Avec (liste non exhaustive...) :
Fabio Viscogliosi, Ma vie de garçon. Editions Attila. 2010
Fabienne Yvert, Papa part Maman ment Mémé meurt. Editions Attila.2011
Edward Gorey, Les Enfants fichus, Editions Attila. 2011 (éd. bilingue, traduction de Ludovic Flamand)
Benoît Jacques, Die Europanichos Assimil, l'association, 2006
Benoît Jacques, Le Bestiaire expressionniste, B.J books, 2006 (1° éd 1990)
Tomi Ungerer, Zloty. Ecole des loisirs. 2009.
Anaïs Vaugelade / Florence Seyvos, L'ami du petit tyarannosaure. Ecole des Loisirs. 2003
Anaïs Vaugelade Le déjeuner de la petite ogresse. Ecoles des Loisirs. 2002
Sandrine Lanninis (et ses lecteurs...), La Fée en colère. Superéditions, 2010
Hélène Gaudy/Bertrand Desprez, En plein dans la nuit. Thierry Magnier 2011
Ariel Kenig/Eric Franceschi, Mon oeil. Thierry Magnier 2007
Cathy Ytak/Gérard Rondeau, Il se peut qu'on s'évade. Thierry Magnier 2011
Images : 1) 7) Edward Gorey / 4) Bertrand Desprez / 5) Benoît Jacques / 6) Fabio Viscogliosi
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