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L’écriture biographique est un exercice qui ne va pas toujours de soi. Lorsque le souci de combler les blancs, de tendre des passerelles entre les idées et les événements, masque la part de subjectivité dont il se nourrit, la plus honorable des entreprises de restitution d’une vie d’écrivain peut parfois retomber comme un soufflé. On aura souvent l’impression d’en apprendre plus sur Trakl en lisant la mythographie que Claude-Louis Combet lui a consacré (Blesse, ronce noire), ou sur Faulkner, Rimbaud et Flaubert à travers les textes courts et très librement biographiques de Pierre Michon, que dans certaines sommes aux prétentions plus objectives.
Les éditions Anacharsis ont traduit et publié en 2010 la Mort de Tusitala, roman d’un écrivain japonais disparu en 1942 à l’âge de 33 ans et encore peu connu en France : Atsushi Nakajima. Tusitala (le conteur d’histoires), c’est le nom que les Samoans avaient donné dans leur langue à Robert Louis Stevenson. On sait que l’écrivain écossais vécut sur leurs terres les dernières années de sa vie, y mourut d’une crise d’apoplexie en 1894 et y fut inhumé. Un roman donc, mais qui joue sur la corde tendue de la biographie, alternant entre des pages «informatives» à la troisième personne et les extraits d’un journal imaginaire qu’aurait tenu l’auteur de l’Ile au trésor. Un cocktail singulier qui vise à nous faire entrer dans la peau d’un écrivain sensible et complexe qui consacra aussi les dernières années de sa vie à défendre les droits du peuple qui l’accueillait contre les impérialismes de tout crin. Et ce récit est rendu particulièrement émouvant par les destins, semblables à plusieurs titres, qui rapprochèrent à cinquante ans d’écart Nakajima de Stevenson.
Le récit d’ Atsushi Nakajima s’attache aux trois dernières années de la vie de Stevenson, auteur auquel l’écrivain japonais a très tôt, dans sa courte vie, voué une admiration sans égal.
Là où d’autres auraient préféré instruire leur dossier de détails, de preuves et de contre preuves, Nakajima, dans les parties narratives de son roman, brosse quelques pans de vie, concentre, élague, va droit au coeur de son propos et donne à voir ce qui lui semble essentiel.
L’écrivain apparaît d’abord comme une sorte d’aventurier sans gloire, de voyageur malgré lui. Un homme qui s’est arraché aux brumes d’Edimbourg non pas temps par goût de la bourlingue que pour se déporter vers des cieux plus cléments. Stevenson est sujet à des affections pulmonaires chroniques depuis l’enfance et son corps ne lui laissera jamais de très longs répits. Sa santé se résume, d’après ses propres mots, à une «petite complication de toux et d’os». Bien sûr, il prend très tôt conscience que sa vie ne sera jamais qu’une petite chose fragile et que le temps lui sera sans doute chèrement compté. Si cette donnée l’incite très à voir le monde au plus vite et au plus près, c’est aussi la quête d’une bulle d’air respirable qui le pousse à prendre le large et à s’éloigner d’une Ecosse dont le climat humide a sur lui l’effet d’un venin.
Les fameuses Mers du Sud deviendront bientôt un refuge et lui apporteront provisoirement l’air respirable qui lui aura manqué dans son pays natal ainsi qu'aux Etats-Unis. En 1891, il finit par s’installer définitivement à Vailima, sur l’île de Samoa, avec son épouse Fanny, une alerte américaine de dix ans son aînée, divorcée, déjà grand-mère et qui, d’après Nakajima, jouera plus promptement à ses côtés le rôle d’impresario que d’amante fougueuse. Dans l’un de ses poèmes rappelé ici à notre bon souvenir, Stevenson l’évoque sous les traits d'une femme «dure comme l’acier et droite comme une épée». Cette installation a des airs d’exil. Stevenson aime ces îles mais il sait aussi que les dés sont jetés, qu’il ne rentrera plus en Ecosse. D’où parfois, au cours de pages qui décrivent la beauté de l’île, quelques bouffées de nostalgie, imaginées ici par Nakajima :
«Assourdissante, la pluie s’en vient, de l’autre côté du bois. Aussitôt après, son battement furieux sur le toit. Odeur de terre mouillée. Sensations rafraîchissantes, quelque chose qui me parle des Highlands.»
C’est donc le journal de ce dernier séjour qu’invente pour nous Atsushi Nakajima, entrecoupant de temps à autre le journal samoan de Stevenson de quelques rappels biographiques qui en restituent le contexte. Les années jouent lentement, à quelques rémissions près, dans le sens d’une triple dégradation : dégradation des finances du couple, dégradation de la santé de l’écrivain, dégradation de la situation politique de l’île, objet des intérêts commerciaux de différents pays et principalement de l’Allemagne qui exercera bientôt sa tutelle exclusive sur cette partie de la Polynésie. Stevenson apprend le samoan, se lit d’amitié avec les hommes et les femmes de Vailima et défend contre vents et marées leurs intérêts ainsi que l'honneur du vieux roi Laupepa. Ce dernier finira sa vie en exil sur une décision des autorités allemandes, un exil dont Stevenson ne cessera de dénoncer l’iniquité aussi bien dans ses Lettres des Mers du Sud que dans un de ces derniers ouvrages : les Pleurs de Laupepa. On découvre un Stevenson engagé à dénoncer cette sujétion et rechignant de plus en plus souvent à produire des récits d’aventure dans la lignée de l’Ile au trésor qui sont ceux qu’attendent pourtant de lui les journaux et les éditeurs dont dépendent ses revenus alimentaires.
L’écriture, dont Nakajima rappelle que Stevenson, qui ne passa jamais un jour de sa vie sans rester plusieurs heures à sa table de travail, était un forcené, apparaît aussi souvent comme un moyen de subsistance des plus ingrats. Ecrire c’est souvent pisser de la copie, pondre, remplir son assiette à la force du poignet. Nakajima, loin de toute vision idéaliste du métier d’écrivain, nous dépeint un homme en proie au doute, partagé entre ses convictions et ses obligations et qui continue pourtant à se donner corps et âme à la littérature, une littérature ajustée au réel, à l’intrigue et qui doit avant tout raconter des histoires. La discipline de Stevenson est d’une rigueur sans faille : pas un jour sans une ligne, même terrassé par la maladie, la douleur, la fatigue. Un effort que vient toujours rédimer le plaisir qu’il éprouve à se lire, Nakajima allant jusqu’à lui fait dire :
«Quand j’écris, je peux aller jusqu’au plus complet dégoût, douter que ces œuvres aient la moindre valeur, et quand je me relis le lendemain, elles réussissent chaque fois à m’ensorceler. J’ai confiance dans l’art de décrire, comme le coutirier a confiance dans l’art de tailler des vêtements.»
Cette alternance entre journal imaginaire et récit biographique finit par imposer un rythme au texte, une cadence à laquelle le lecteur se conforme peu à peu, pour son plus grand plaisir.
La force du roman de Nakajima tient aussi de l’empathie sans esbroufe de l’écrivain japonais pour Stevenson, que l’on peut sentir à chaque page. Véronique Perrin, la traductrice, nous en suggère quelques motifs. Nakajima a suivi certains chemins forts proches de ceux qu’emprunta l’écrivain écossais. L'asthme a miné l'existence de Nakajima et lui a réservé une vie encore plus courte que celle de son double écossais. Un long passage par les Mers du Sud lui auront également permis de s’immerger dans cette culture qui avait été si chère à Stevenson et de percevoir d’une manière encore plus forte la saveur et le sens de ses derniers écrits. La mort de Tusitala sera même un temps perçu, dans le contexte naissant du conflit américano-japonais, comme un roman anti-occidental à la solde du nationalisme nippon... Intention qui dépassait largement celle de son auteur. Mais c’est sans doute avant tout autour du poids qu’ils accordaient à la littérature que les deux écrivains se retrouvent, à travers ce récit étonnant et sensible.
Nakajima Atsushi, La Mort de Tusitala. Anacharsis Editions. 2010.
La concordance entre l'auteur et son "personnage" est tout à fait confondante, j'ai beaucoup aimé ce livre un peu étrange et assez fascinant
RépondreSupprimerJ'ai aimé le mélange de réel et d'invention et la fraternité que l'on sent entre l'écrivain écossais et le japonais