dimanche 30 janvier 2011

> Boris Khazanov : la beauté du geste


























Les éditions Viviane Hamy viennent de rééditer un texte détonnant de l’écrivain russe Boris Khazanov, dont ils avaient fait paraître la traduction française en 2005. Une initiative que salueront sans aucun doute tous ceux qui découvrent seulement aujourd’hui ce météorite de la littérature russe, qui s’est lu sous le manteau dans le pays de son auteur pendant la période communiste et n’y a toujours pas été officiellement publié. Ecrit en pleine guerre froide et durant les années fortes de la censure soviétique, l’Heure du roi se déroule pourtant à l’époque du Troisième Reich, dans un pays imaginaire d’Europe. Par bien des aspects, comme nous le rappelle Elena Balzamo dans sa postface, ce conte philosophique n’était toutefois pas sans lien, dans les années 70, avec l’histoire présente et passée de l’URSS. Il appuyait et appuie peut-être encore là où ça fait mal… Mais au-delà de cette caisse de résonance, l’Heure du roi touche en nous une corde sensible et pose quelques questions universelles…

L’histoire se passe dans un tout petit pays qui se voit un beau matin avalé comme une mouche par les puissantes troupes du Führer en marche sur la carte du monde vers les conquêtes que l’on sait. Sur ce territoire congru, vit un peuple aux mœurs aussi poussives que pacifiques que gouverne un roi débonnaire, médecin de son métier, et aux allures d'un monarque d’opérette. Après un bref sursaut de résistance aussitôt éteint, il va falloir composer avec l’occupant et continuer à vivre comme avant. Le petit roi de ce petit pays, qui n’a rien d’une figure tutélaire de l’histoire, ne déroge pas à ses habitudes. Il continue à jouer aux échecs, à se promener à cheval, à soigner ses patients… Jusqu’à ce jour où viendra l’heure du roi. Une heure qui n’est pas de gloire, puisque le pâle souverain va être l’auteur d’un geste inutile et gratuit qui le condamne et nuira finalement à son peuple. Mais un geste dont la simplicité, la beauté et la dignité laissent le lecteur pantois.





Les troupes du Troisième Reich franchissent un beau matin les frontières d’un pays dormant que veille de son seul sommeil un jeune garde-frontière peu habitué à d’aussi fracassantes invasions :

« La brume enveloppait les collines ; dans les branches emperlées de rosée des taillis bleuâtres, les oiseaux commençaient à peine à se réveiller. Le blaireau sortait de sa tanière, les yeux exorbités, pleins de sommeil. Le chef adolescent dévisagea l’armée d’un air maussade, en se demandant si ce n’était pas un rêve, puis, avec le flegme de celui qu’on a tiré de son lit, défit lentement son étui. »

Invasion est d’ailleurs un bien grand mot si l’on considère l’inéquité des forces en présence. Le caractère fracassant de l’opération ne peut s’expliquer que par le «romantisme atavique» des conquérants qui éprouvent le «besoin presque inconscient de présenter comme un exploit héroïque ce qui n’offrait guère plus de danger qu’une promenade de campagne.»

Voici donc en quelques pages, d’emblée remarquables, ce petit pays aux allures de bourg swiftien ébranlé de fond en comble par la marche de l’histoire et la soif d’extension de l’armée la plus puissante du monde.

« Le pays, confit dans son histoire fantomatique de conte de fées n’était guère plus vaste qu’un bec de moineau : "Lächerliches Ländchen", selon la formule du Führer allemand. Les escarmouches insignifiantes qui avaient, par endroits, obscurci cette matinée ne pouvaient pas plus empêcher l’invasion qu’une fronde d’enfant n’est capable d’arrêter un éléphant »

Dès les premières pages du récit, Boris Khazanov déploie un humour ravageur. L’incomparable supériorité de l’armée conquérante face au provincialisme indolent de ce minuscule territoire qui semble suspendu hors du temps donne d’emblée le ton. L’innocence surprise des autochtones semble aussi risible que la démonstration de force ridiculement démesurée de ces redoutables ennemis, tous coiffés d’un « pot de chambre vert ».

La marche vers le palais, où le souverain et son gouvernement sont confinés, tremblant de peur, se déroule d’abord sans encombre. Une surprise attend pourtant l’armée en marche devant la grille qui mène à la cour royale. Une poignée de cavaliers « sabres au clair et heaumes rutilants, se rua sur les visiteurs ». Cet élan de témérité que pas plus l’ennemi que le gouvernement ne parviennent à s’expliquer, est mené par un jeune officier de la garde royale. Cet escadron de don quichottes suicidaires irrite au plus haut point le commandement ennemi qui considérait la campagne d’invasion comme définitivement close. En quelques instants l’assaut est maté sans que les officiers allemands n’aient retiré leur cigare de la bouche et « une demi-heure plus tard, une pompe à eau effaçait les dernières traces de ce bref combat ». Bref combat qui, comme le souligne Elena Balzamo, n’est pas sans rappeler l’assaut des chars allemands par la cavalerie polonaise en 1939.

Le récit se focalise ensuite sur la figure souveraine du petit pays démantelé, le roi Cedric X. Un roi de pacotille, protestant vieillissant et dénué du moindre charisme, qui mène depuis toujours, dans ses appartements austères, une vie réglée comme une horloge.

« La douche, le massage, la toilette matinale devant un haut miroir dans son cadre en chêne d’une grande sobriété, tout cela s’accomplissait dans une solennité mélancolique, comme si le respect rigoureux du règlement constituait le but et le sens de l’existence ».

Son épouse, Amalia, est une «créature terne et cachexique» avec laquelle il partage depuis quarante ans une existence tranquille et morne, ainsi qu’une couche «haute et malcommode» au-dessus de laquelle est accrochée «une branche de lède séchée destinée à chasser les mauvais rêves».

Sorte de double inversé d’Ubu (avec lequel il partage la taille du pays sur lequel il règne et une certaine forme de ridicule), Cedric X est l’ennemi des appétits outranciers et semble plutôt attaché à une vision on ne peut plus minimaliste du pouvoir et de l’histoire. Les seules guerres qu’il ait jamais menées sont les parties d’échec, jeu dont il est un adepte inconditionnel, au cours desquelles il affronte quotidiennement son ami le docteur Carus.

Boris Khazanov parvient à composer un personnage tout à la fois caricatural et attachant. Cedric X n’est d’abord remarquable que par son manque d’envergure, de courage politique, de détermination, par le soin qu’il prend à ne jamais franchir le seuil d’une vie paisible et insipide. Mais derrière cette atonie de chaque instant et cette indolente mélancolie se dessine aussi la figure pacifique et bienveillante d’un roi aimé de son peuple, d’un roi rêveur et inoffensif qui ne méprise rien tant que « le cannibalisme d’Etat » sous toutes ses formes et qui envisagera le statut quo avec l’envahisseur comme un moyen d’épargner ses citoyens.




La présence de l’occupant est donc acceptée avec résignation. Cedric X courbe l’échine, autant par peur et manque de force d’âme que par souci de ne pas reproduire les erreurs du «voisin du nord» qui, pour avoir refusé de se soumettre, s'est vu irrémédiablement écrasé. Le petit roi continue donc à vivre sa petite vie, dans une morosité soumise que rien ne semble plus pouvoir éclairer. Il vaque tant bien que mal à ses occupations, mais ses nuits sont peuplées de songes et de cauchemars où se manifestent parfois certaines prémonitions. Il rêve un jour d’une forêt incendiée et d’un étrange voyage qui préfigure déjà l’enfer des déplacements concentrationnaires : un rêve macabre où il se voit, au milieu d’une foule hagarde, transportant ses viscères dans un sac pour les offrir à un Saint-Pierre spoliateur chargé de récupérer le contenu des bagages des voyageurs arrivés au terme de leur trajet, avant qu’on ne les pousse vers la dernière étape de leur périple.

« La foule vociférante, haletante, poussait, poussait ; on entendit des cris de certains qu’on écrasait. De l’autre côté de la clôture une flamme jaillit. Les planches de bois grincèrent… Il n’y avait plus d’issue, plus d’espoir. »

L’histoire rattrape le conte, le rend poreux, le menace et, tel les personnages du pays d’Oz que Claro, dans son dernier roman, propulse dans la coulée de sang du XXème siècle, le petit pays dormant de Cedric X s’embourbe peu à peu dans la tragique réalité du national-socialisme. Des dates, des personnages historiques, des pays réels voisinent avec cet îlot jamais nommé qu’un mauvais coup de dés semble avoir jeté dans les rets de l’histoire. Dans le fil du récit, on apprend incidemment qu’à quelques mois des faits relatés Cedric X sera fusillé et qu’Amalia sera déportée à Ravensbrück. Tristes augures qui nous assurent par avance de la victoire de l’histoire sur l’imaginaire. Mais pour l’heure, le conteur Boris Khazanov n’a pas dit son dernier mot et s’autorise encore quelques puissantes et ironiques intrusions dans les interstices de l’histoire.

Cedric X se voit ainsi un jour confié une mission de la plus haute importance à laquelle il ne peut pas se dérober. Il lui faut rencontrer, pour des raisons médicales, et dans le plus grand secret, le Führer en personne. Transporté sous haute surveillance dans une villa perdue «à une trentaine de kilomètres de la frontière, au cœur de la région forestière peu peuplée qui s’étend au nord de la ligne Lüneburg-Bad Bevensen», il va devoir tenter de résorber le mal intime qui ronge le chef du Troisième Reich, l’incapacité physique dans laquelle il se trouve à honorer ses partenaires et à assouvir sa passion des femmes. Scène irrésistible où Hitler se retrouve en costume d’Adam devant l’urologue royal, exhibant, outre sa virilité défunte, quelques sinistres tatouages qu’il attribue avec embarras aux égarements de la jeunesse…




Pourtant l’histoire, la vraie, va bon train et les lois anti-juives mises en place dans toute l’Europe n’épargneront pas la patrie de Cedric X. La population juive du petit pays (quelques 1500 âmes) se voit bientôt sommée de porter l’étoile jaune et tenue de se rendre à un rendez-vous administratif qui n’est pas sans rappeler au lecteur l’organisation méthodique des rafles mises en place à partir de 1942. L’épisode final, qui nous conduit à cette heure du roi vers laquelle tout le récit de Khazanov était tendu, se concentre sur les huit dernières pages. Face à la tournure que prennent les événements et face aux injonctions de l’occupant, le couple royal, sous l’impulsion de Cedric X*, s’engage dans une voie inattendue. Ils optent pour une décision qui relève de l’un des trois principes philosophiques susceptibles de motiver l’action d’un homme :

« Schématiquement, le comportement d’un être humain dans une situation critique peut être ramené à un des trois principes dont le plus respectable serait, du point de vue philosophique, le principe de non-action formulé il y a dix siècles par la sagesse taoïste. Toutefois, un réaliste obligé de tenir compte des données empiriques, se sent davantage attiré par le principe de l’action raisonnée et raisonnable, fondée sur une analyse des circonstances objectives et finalement déterminée par ces dernières. Car on sait par avance qu’en se frappant la tête contre un mur, on ne fera pas tomber le mur.[…]. Le troisième principe est celui de l’acte absurde.
L’acte absurde occulte la réalité. A la place de « la » vérité recevable pour tous, il met en exergue « une » vérité qui ne vaut que pour un seul individu. Strictement parlant, cela signifie que celui qui décide d’agir selon « sa » vérité devient, en soi, une vérité. L’homme qui prend une décision absurde et qui passe à l’acte se met à la place de Dieu. Puisque lui seul s’autorise à ignorer « la » réalité. »

On devine bien sûr que c’est du troisième principe que relèvera le geste du roi. Un geste que les biographes imaginaires de ce roi imaginaire retiendront comme regrettable, politiquement infructueux, sacrificiel et déraisonnable. Un geste que nous ne déflorerons pas ici et à travers lequel, pour absurde qu’il soit, s’affirme pourtant, en un dernier coup de griffe du conte contre l’histoire, l’essence même de l’irrédentisme et de la dignité humaine.

***
A la fin des années 70 en Union soviétique, nous l'apprenons dans la postface, l’Heure du roi appartenait à la catégorie des "samizdats", ces textes de contrebande jugés dangereusement subversifs par le pouvoir central. Des textes dactylographiés que les étudiants lisaient dans l’urgence et la clandestinité, au péril de leur liberté. Elena Balzamo, à qui l’on doit la traduction française du texte de Khazanov, se souvient d’avoir immédiatement repéré dans ce récit un texte rare à plusieurs titres. Elle nous rappelle qu’il était d’abord inimaginable d’évoquer aussi ouvertement dans une œuvre littéraire la mémoire juive de la Seconde Guerre mondiale, en raison d’un anti-sémitisme d’Etat qui, bien qu’officieux, n’en était pas moins toujours aussi vif et que n'ignorait aucun citoyen. Le récit de Khazanov faisait également écho aux violences récentes de l’URSS à l’encontre des pays du bloc communiste. L’écrasement du Printemps de Prague n’était pas loin et l’occupation des Pays Baltes (proches par plus d’un trait du pays imaginaire de Cedric X) était toujours d’actualité. Enfin, le geste du roi ne pouvait être interprété que comme l’affirmation d’une liberté individuelle profondément inscrite contre l’idéologie régnante.

Au-delà de ce contexte historique, l’Heure du roi n’a pas pris une ride. Servi par un style brillant et ciselé, un cadre narratif d’une rare originalité et un étonnant dosage de gravité et d’humour, ce petit texte de Khazanov mériterait de figurer parmi les classiques, entre les oeuvres de Cervantès, Swift et Voltaire. La force de son propos et sa qualité littéraire n’ont pas fini de nous étonner.


* On ne manquera pas de relever que le geste du roi de Khazanov fait écho à celui qu'une rumeur populaire prêta un temps au roi du Danemark, Christian X, figure dont le lien de "parenté" avec Cedric X semble évidente.















Boris Khazanov, L'heure du roi. Viviane Hamy. 2010 (traduit du russe et postfacé par Elena Balzamo).

Images : 1) Don Quichotte, Picasso (source) / 3) Armée allemande sous le Troisième Reich (source) / 4)
Le port de l'étoile jaune en France (source) / 5) Boris Khazanov (source)

5 commentaires:

  1. Un livre qui m'a fortement frappé et que j'ai chroniqué il y a quelques jours, un petit texte qui est une grande oeuvre à faire lire impérativement

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  2. Encore une fois, Fred, une chronique subtile et précieuse qui me donne envie de découvrir cette oeuvre et cet auteur dont j'ignorais presque tout.Et puis, l'idée que la création littéraire, en résonance avec le monde, offre en plus des délices promises une réflexion qui se poursuit au-delà du temps limité de l'événement, lui conférant, à travers le pouvoir des mots, une universalité qui répond étrangement aux trois principes que tu mets en lumière à la fin de la chronique. Ecrire, finalement, est action plus que contemplation, mais une action dont les conséquences tiendraient à la fois de l'acte raisonné et de l'acte absurde.
    Merci pour cette découverte - décidément, j'ai bien raison de faire ici mon marché...
    Bises
    Anne-Françoise

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  3. merci pour cette découverte, j'aime beaucoup l'univers de la littérature russe et très heureux de t'avoir rencontré en chair et en os, amitiés

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  4. Heureux aussi d'avoir fait enfin ta connaissance ! A bientôt j'espère. Et en attendant je te suis à distance, mais au pas et à l'oeil !

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  5. J'ai adoré ce petit livre découvert par hasard et ton commentaire pertinent fait résonance en moi. De la belle littérature, un livre à lire, relire, pour soi, à voix haute, à faire découvrir. Ton blog me parait intéressant, je pense y revenir. Annie

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