Quel point commun peut-on déceler entre des auteurs apparemment aussi différents - par leur audience, leurs thématiques ou leur écriture - qu’Enrique Villa-Matas, Eugen Ionesco, Seb Doubinsky, Venedict Erofeiev, Dag Solstad ou Cormac Mc Carthy ? Peu de chose sans doute, si ce n’est cet élément essentiel que met en lumière la large mais radicale proposition d’Eric Bonnargent dans un texte qui vient de paraître aux éditions du Vampire Actif : ces écrivains s’inscrivent en porte à faux par rapport au réel et c’est depuis ce hors-champ, ce non lieu, cette marge, qu’ils nous invitent à (re)lire le monde. Mais attention, il n’est pas ici question de posture ni de ces formes d’originalité que la société du spectacle promeut si souvent pour mieux nous mettre le grappin dessus. Car la littérature, celle qui fait œuvre d’exigence, commence par un pas de côté dont on ne revient pas si facilement. C’est là le prix à payer et il est souvent élevé.
Atopia, petit observatoire de littérature décalée, nous propose une libre déambulation dans cette zone à risques. Plus qu’un essai, l’ouvrage est une ballade. Eric Bonnargent y déroule le fil d’Ariane de ses lectures à travers une trentaine d’œuvres d’écrivains issus de vingt pays différents. C’est aussi pour lui l’occasion, à côté de quelques classiques et de textes moins connus de grands auteurs, de mettre en avant des écrivains encore largement restés dans l’ombre et qui mériteraient d’en sortir. Ce travail de lecteur militant, il le mène à l'occasion dans ses chroniques mensuelles pour le Magazine des livres et, de manière plus ancienne et plus soutenue encore, dans le petit univers des blogs qui se dédient à la littérature. Un espace d’expression auquel il s’efforce par ailleurs fréquemment de donner résonance et dont il constitue aujourd’hui l’une des voix les plus importantes (1).
Eric Bonnargent nous rappelle que l’adjectif grec "atopos" attribué à Socrate dans plusieurs dialogues de Platon, est malaisé à traduire. "Déconcertant", "déroutant", "original", "extraordinaire" constituent autant de tentatives qui ne semblent pas tout à fait satisfaisantes. L’a-topos désigne ce qui est privé de lieu.
« Est atopos celui qui n’est pas dedans, pas à sa place, celui qui, comme Socrate ayant l’air d’un étranger à Athènes, se tient en retrait et qui, plutôt qu’agir, pense le monde sans parvenir à s’y insérer ».
Cette «étrangeté» désigne aussi l’écart nécessaire à la pensée qui interroge, remet en question et ne se contente pas, par dépit ou par choix, de ce qui lui est donné (2).
Ce décalage est aussi au cœur de la littérature. On ne peut que constater avec Eric Bonnargent que les personnages décalés y font profusion. Mais au-delà de ce constat factuel, l’atopia se présente plus radicalement comme le non lieu où s’enracinerait tout véritable espace littéraire.
Comment se manifeste cet écart et que met-il en jeu ?
Il est d’abord l’expression d’un refus. Refus très large, au demeurant, puisqu’il peut prendre des formes aussi bien sociales que métaphysiques et peut advenir très tôt comme très tard… Ivan Illitch découvre ainsi au seuil de la mort qu’il n’a pas vécu sa vie, s’étant toujours conformé à une existence qui lui avait été imposée de l’extérieur. C’est donc la mort qui est ici refusée, non pas en tant que telle, mais dans la mesure où elle scelle une vie qui n’a jamais été la sienne. Prise de conscience tardive d’un pas de côté qui n’a pas été effectué et qu’opère comme un ultime et absurde geste de rébellion le personnage de Tolstoï. Il y a aussi Marcello Clirici, le conformiste du roman de Moravia, que son enfance chaotique pousse très tôt vers un monde sans fissures, un monde structuré par des règles intransgressibles où la loi se substitue à la volonté individuelle et dont la société mussolinienne constituera pour lui un modèle idéal. Le destin de Marcello Clirici illustre une autre forme de négation de soi qui elle aussi se lézardera au fil du temps pour laisser apparaître le vide qui l’habite.
A ces prises de conscience tardives s’opposent des écarts très tôt assumés. Dans son roman Quién es ?, Seb Doubinsky s’empare de la figure mi-historique mi-légendaire de Billy The Kid pour composer un long monologue dans lequel un individu cherche à s’affirmer face à la société qui le broie. Refus, décalage, atopia, qui passent aussi par une mise en branle de la langue à travers ici le recours à une syntaxe cahotante, une phrase sans cesse harcelée par ses incises et où la vérité ne semble pouvoir se dire que par la voie d’un perpétuel dérèglement.
Ce refus peut également s’affirmer dans des exercices de colère et de détestation tels que les illustrent, dans le paysage de la littérature latino-américaine contemporaine, les oeuvres de Horacio Castellanos Moya et de Fernando Valleja. La violence, l’hypocrisie, l’injustice et la corruption des sociétés salvadoriennes et colombiennes sont tour à tours passées au crible. Dans le Dégoût, Castellanos Moya, par la voix de son personnage Vega, exsude sa haine d’un pays aux bottes des militaires qui ne vit que pour l’argent et le football et oublie dans la fange de bordels graisseux la violence qui l'étrangle. Dans la Rambla paralela ce sont les louanges du «merdier-mouroir» qu’est la Colombie qu’entonne Fernando Valleja... Loin des compromissions où chaque citoyen essaie de tirer son épingle du jeu, le détournement qui flirte ici avec la haine de soi, est radical et sans retour. C’est une autre forme de refus décisif que traduit la lente et volontaire marginalisation de Sutree dans le roman de Cormac Mc Carthy. Le personnage a abandonné sa vie confortable et sa famille pour se plonger dans l’envers du décor, parmi les laissés pour compte de la société américaine des années cinquante, au cœur des bas-fonds de Tenessee.
Mais l’atopia recèle une forme d’ambiguïté qui transparaît peu à peu au fil des œuvres dans lesquelles Eric Bonnargent nous conduit. Car si elle semble parfois revendiquée, fût-ce au prix des renoncements ou des issues tragiques qu’elle appelle, elle peut également faire figure d’un hiatus avant tout subi. Le refus de se plier aux règles sociales, de se contenter de ce que la vie nous offre (cette vie dont l’existence même de la littérature, nous rappelle Pessoa, prouve l’insuffisance), d’accepter de se divertir pour s’aveugler devant le terme de toute existence ne sont souvent pas tant voulus que vécus. Loin d’une éthique du retrait et du refus, l’atopia devient alors l’expression d’une incapacité, d’une forme d’impuissance et de délitement. C’est finalement la mélancolie qui creuse l’écart, comme chez le Styron de Face aux ténèbres, comme chez Stieg Dagermann ou comme dans la Vie brève de l’écrivain uruguayen Carlos Onetti. Les solutions qui se font jour, dernières affirmations possible d’un reliquat de liberté, apparaissent soudain comme assez limitées en nombre : suicide, disparition, fuite dans l’imaginaire…
Entre éthique et désespoir, il est souvent difficile de trancher lorsqu’il s’agit de qualifier cette atopia qui innerve la littérature.
Mais au-delà des fictions où elle s’incarne, l’atopia semble également exprimer une part emblématique de la condition d’écrivain et du travail d’écriture. C’est sans doute dans l’Ecrivain et l’Autre, le dernier texte traduit de Carlos Liscano, que ce décalage est mis en avant avec le plus de force et de sobriété. L’écriture, qui a sauvé Liscano de la folie et de la torture durant ses années d’internement dans les geôles de la dictature militaire uruguayenne, l’a également condamné. L’écrivain est une invention de soi. L’individu qui écrit s’invente un maître et tombe en servitude. Une dualité se fait jour qui condamne celui qui écrit à une forme d’atopia essentielle, inscrite au plus profond de lui. Qu’il le veuille ou non, qu’il soit un grand ou un petit auteur, l’écrivain, une fois inventé, est traversé par cette servitude et cette dualité. L’homme réel n’est plus là que pour nourrir celui qui écrit, de même que le monde perd peu à peu sa concrétude pour ne plus être que le faisceau de signes que l’écrivain attend sans cesse de pouvoir capter et livrer à son texte. Mais le déclic n’est jamai acquis et le transfert se heurte parfois à des murs infranchissables. Le silence du monde et la pauvreté du réel planent comme une menace. C’est ce qu’Escobar, le héros malheureux d’ Un mal sans remède du colombien Antonio Caballero trouvera au bout de sa quête, qui se résorbe en un unique poème, stigmate de son échec :
« Les choses sont pareilles aux choses »
Le «syndrome de Bartleby», impossibilité d’écrire ou renoncement à l’écriture, prend donc la forme d’une ombre avec laquelle il faut cohabiter.
On voit donc que cette atopia, qu’ Eric Bonnargent décline ici à travers quelques unes des œuvres qui lui tiennent à cœur, peut prendre des formes et des expressions différentes. D’autres auteurs auraient sans doute pu figurer dans ce panel : Robert Walser, Jean-Pierre Martinet, Jean Forton … ou, plus près de nous, et toutes différences gardées, des écrivains tels que Romain Verger ou Philippe Annocque, dont Eric Bonnargent a parlé ailleurs. Mais il nous rappelle que son objectif n’est pas encyclopédique et vise à nous donner un aperçu des textes dans lesquels cet écart est mis en jeu ou en perspective. Chacun, donc, reconnaîtra les siens. Car au-delà de ces différences le décalage dont il est ici question reste consubstantiel à la littérature même. L’atopia semble circonscrire une forme d’espace nécessaire à toute création littéraire, si l’on prend soin, comme le fait l’auteur, de distinguer ce terme des productions commerciales ou des œuvres de divertissement auxquelles on l’associe trop souvent.
La perspective est riche, mais cet observatoire de littérature décalée, plutôt que d'en construire une théorie, la dévoile en la pointant du doigt. Les parties de l’ouvrage constituent des entrées possibles bien plus que les moments d'un développement logique et, une fois les clés posées sur la table, c’est en lecteur pudique que l’auteur de ces pages se promène dans les œuvres qu’il nous invite à lire. Il reste souvent proche des textes – n’hésitant pas à en citer de larges extraits - et des histoires que les livres racontent. C’est par petites touches qu’il nous rappelle parfois où s’insinue l’écart, où se déploie la tangente. Et l’envie d’aller y voir par soi-même en sort ainsi intacte.
Peut-être est-ce parce qu’avant d’être un critique, Eric Bonnargent est un passeur de livres. Ce que malheureusement, bien des critiques ont tendance à oublier d’être.
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A lire également ici : l'entretien d'Eric Bonnargent avec Anne-Françoise Kavauvea
Notes :
(1) Après avoir tenu durant plusieurs années le blog Bartleby les yeux ouverts, Eric Bonnargent coanime aujourd'hui l'Anagnoste avec l'écrivain Marc Villemain.
(2) Cette perspective n’est pas anodine chez Platon. Elle se radicalise dans ses derniers dialogues, où il substitue à la figure de Socrate celle d’un personnage nouveau et inattendu, l’étranger d’Elée, qui reprend à son compte le rôle du maïeuticien semeur de doute... Substitution qui d'une certaine manière renforce encore la place centrale de l'atopos dans la parole philosophique.
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