mardi 31 mai 2011

> Rwanda : entretien avec Boubacar Boris Diop




L'histoire est connue, se dit-on, mais son énormité n’a pas fini de nous échapper...

Le 6 avril 1994, un avion qui venait de décoller de l’aéroport de Kigali est abattu par deux tirs de missile. Il transportait à son bord le président du Rwanda, Juvénal Habyarimana, son homologue burundais et plusieurs membres du gouvernement de Kigali. Cet événement inaugure une série de massacres perpétrée et encadrée par les membres de la milice activiste hutue (les Interahamwe) qui entraîne très rapidement dans ses rangs une grande partie des citoyens « ordinaires » appartenant à leur ethnie. L’intention déclarée de cette purge est l’extermination de la totalité de la population tutsie, l’autre ethnie principale du Rwanda. En à peine plus de trois mois, environ un million de Tutsi, hommes, femmes, enfants, seront assassinés, le plus souvent à la machette et dans des circonstances d’une cruauté qui défie la raison.

En 1998, Nocky Djedanoum, organisateur du festival lillois Fest’Africa, invitait dix écrivains africains à séjourner au Rwanda dans le cadre d’un projet au sous-titre on ne peut plus clair : « écrire par devoir de mémoire ». Une commande, pourrait-on dire, initiée sur la base d’un constat simple : quatre ans après la fin du génocide tutsi, rares étaient encore ceux qui, sur le continent africain, s’étaient exprimés - avaient souhaité ou réussi à le faire - sur ce génocide. Dix textes virent le jour dans les deux années qui suivirent cette résidence (voir la liste complète ici), signés d’auteurs tels que Boubacar Boris Diop, Abdourahmane Waberi, Véronique Tadjo ou le dramaturge tchadien Koulsy Lamko.

Les éditions Zulma viennent de republier l’un des livres les plus marquants issus de ce projet : Murambi, le livre des ossements, de l’écrivain sénégalais Boubacar Boris Diop. La réédition de ce roman, puisque roman il y a, aussi nourri fût-il par le réel, est accompagnée d’une post-face dans laquelle Boris Diop revient sur son séjour, la façon dont il l’a vécu, les rencontres qui l’avaient alors marqué, et le regard qu’il porte aujourd’hui (avec une lucidité critique sans concession pour personne) sur les événements rwandais plus de dix ans après ce premier voyage et quatorze ans après les faits. Mais c’est aussi sur la genèse de son texte que se penche à nouveau l’auteur de Murambi. Ce faisant, il s’interroge notamment, comme le firent d’ailleurs pour eux-mêmes tous les écrivains qui participèrent à ce projet, sur la place respective que fiction et réalité ont été amenés à occuper dans son travail d’écrivain.

A l’occasion de cette réédition, Boubacar Boris Diop m’a très aimablement accordé un entretien pour la Marche aux Pages. Je l’en remercie chaleureusement.




Fiolof
Dans la post-face de cette seconde édition de Murambi, vous revenez sur la genèse de votre texte durant votre séjour au Rwanda en 98. Vous évoquez les différentes options qui se sont présentées à vous et que vous avez peu à peu abandonnées ou qui vous ont quitté : vous avez finalement renoncé à un cadre strictement informatif (carnet de notes, compilation de témoignages directs) pour vous tourner vers la fiction. Murambi est pourtant traversé de part en part par ce que vous avez vu au Rwanda, par les récits des hommes et des femmes que vous avez écoutés. Comment ce décrochage vers le roman s’est-il malgré tout imposé à vous, que vous a-t-il rendu possible ?

Boubacar Boris Diop
Oui, au départ je comptais bien rester à distance d’une histoire qui me paraissait si éloignée de moi, au propre comme au figuré, et dans laquelle j’avais du mal à distinguer les victimes des bourreaux. Mais très vite, grâce aux récits des survivants et à une meilleure documentation, je me suis rendu compte de l’absurdité d’une telle attitude. A cet égard deux rencontres ont été décisives. La première a eu lieu à Kigarama. Nous sommes à un endroit où des milliers de Tutsi ont été massacrés, leurs restes sont éparpillés autour de nous et une vieille femme, toute petite, ratatinée, raconte : «J’ai supplié les tueurs de me laisser prier avant de mourir et l’un d’eux m’a répliqué sur un ton sarcastique : "Tu ne le sais donc pas, maman ? Nous avons passé la nuit au ciel et là-bas nous avons tué le Dieu des Tutsi, à présent c’est votre tour et personne ne pourra vous sauver"». Ces propos, réellement entendus – le visage de cette vieille femme est resté incroyablement gravé dans ma mémoire – m’ont permis de prendre la mesure de l’événement, de bien comprendre que c’était un phénomène cosmique, bien plus qu’un simple enchaînement de faits objectifs. Une seconde rencontre, celle d’un vieillard du nom d’Apollinaire, a été également très importante. Dans le roman, c’est Siméon. Cet être digne, lucide et fort, m’a fourni de précieuses clefs en remontant à l’arrivée des premiers Européens au Rwanda – en particulier à celle des missionnaires, qu’il appelait les padri. Il m’a en outre pourvu de la dose d’espérance et d’optimisme si nécessaire à la fiction romanesque. C’était vraiment quelque chose d’entendre cet homme dire avec des mots simples, avec une si belle lumière dans le regard, la nécessité de sortir une fois pour toutes du cycle infernal des massacres et des représailles. Certes, même avant de parler à Apollinaire et à la vieille femme de Kigarama je sentais que seul un roman pouvait me permettre d’exprimer des émotions aussi confuses que vives et de donner un visage à chaque victime. Mais sans ces deux vieux j’aurais eu plus de difficultés à écrire Murambi, le livre des ossements.

Fiolof
Durant le génocide les médias de tous bords et de tous pays, on le sait, ont été étrangement absents du terrain. Ce silence choquant de la presse, cette sorte de «négationnisme en direct» a-t-elle influencé votre choix de prendre votre casquette d’écrivain plutôt que de journaliste pour rendre compte de votre séjour au Rwanda ? Y aurait-il eu aussi une sorte de refus de revenir « en journaliste » sur ce que la quasi-totalité de la profession avait refusé ou s’était abstenu de couvrir ?

Boubacar Boris Diop
Pas exactement. Au Rwanda j’ai surtout fonctionné en journaliste. J’ai écouté, je me suis documenté, car pendant tout mon séjour là-bas je n’ai cessé d’être fasciné par l’étendue de mon ignorance à propos d’une affaire aussi gigantesque. Cette ignorance, je continue à l’observer chez la plupart des intellectuels africains, pour ne rien dire de Monsieur-Tout-Le-Monde, et Murambi, le livre des ossements essaie d’y remédier en documentant le génocide avec le maximum de précision. Il m’a paru important de donner envie au lecteur d’en savoir plus pour l’aider à résister aux clichés et préjugés qui m’avaient aveuglé moi-même. Au fond, je ne me suis servi de la fiction que pour échapper aux contraintes du métier d’historien et pour toucher un public aussi large que possible.

Fiolof
Le recours à la fiction pour évoquer un génocide ne va pas toujours de soi. Pour ce qui est de la Shoah, par exemple, des polémiques parfois très vives ont vu le jour autour de ces questions. Je n’ai pas l’impression que cela ait été le cas pour le Rwanda. Pouvez-vous le confirmer et apporter éventuellement un éclairage sur ce point ?

Boubacar Boris Diop
La différence vient en partie de ce que seuls quelques historiens marginaux et largement discrédités osent mettre en doute la réalité de la Shoah. A partir du moment où la Shoah est établie comme le crime absolu, il peut paraître dérisoire et présomptueux de prétendre faire de la fiction avec, d’où les débats auxquels vous faites allusion. Il n’en va pas tout à fait de même avec le génocide des Tutsi du Rwanda. Même s’il est de plus en plus reconnu comme tel, cela n’empêche pas les négationnistes d’ergoter sur le sujet, de semer la confusion et de donner à une partie de l’opinion le sentiment que les victimes rwandaises ne méritent pas tant de compassion. Autrement dit la controverse porte toujours, aussi incroyable que cela puisse paraître, sur le statut des Cent-Jours de 1994. La situation évolue toutefois très vite dans le bon sens et une des preuves c’est le soudain regain de vigueur et la nervosité des négationnistes. Il y a quelques années on les entendait moins parce qu’il était tacitement admis qu’au Rwanda, en 1994, des Africains s’étaient entretués comme d’habitude. Ils n’avaient par conséquent rien à nier. C’est un intéressant paradoxe. La question de la représentation littéraire du génocide des Tutsi n’est pas tout a fait absente du débat mais a mon avis elle sera posée plus en profondeur dans le futur. Il m’arrive aussi de penser que les grands romans sur cette tragédie seront écrits pas les Rwandais eux-mêmes. Il y avait deux auteurs rwandais dans notre groupe, Jean-Marie Vianney Rurangwa et Venuste Kayimahe. Tous deux ont publié des essais mais depuis lors ils abordent le sujet par le biais de la fiction. Jean-Marie a fait paraître des romans et des pièces de théâtre et Venuste est en train de boucler à Mexico – ou Koulsy Lamko l’a invité en résidence d’écriture – un ambitieux roman.

Fiolof
Est-ce que cette expérience radicale (expérience humaine et expérience d’écriture) a infléchi quelque chose dans votre travail d’écrivain et dans votre rapport à la littérature après 1998 ?

Boubacar Boris Diop
Sans aucun doute. J’ai été anti-impérialiste et anti-néocolonialiste, comme la plupart des jeunes de ma génération mais c’était là en quelque sorte un sentiment politique abstrait, né de la lecture des classiques du marxisme, une lecture d’ailleurs assez hâtive. Je faisais, comme les copains, dans un certain bavardage idéologique chic. Le Rwanda m’a éclairé sur la Françafrique, m’a fait toucher du doigt ses réalités. Au niveau de la création romanesque, mon écriture est devenue plus dépouillée, j’ai désormais moins tendance à jouer avec les mots et à faire de la littérature expérimentale.

Fiolof
Malgré la diversité des voix et des points de vue, Cornelius peut être vu comme le personnage central de Murambi. Expatrié, il n’a pas vécu les Cent-Jours de 1994. Il revient au Rwanda et découvre que son père a été le principal instigateur du massacre de l’école polytechnique de Murambi. Pourquoi avez-vous voulu mettre sur le devant de la scène la figure d’un fils de génocidaire ?

Boubacar Boris Diop
Vous avez raison, Cornelius est le personnage principal du roman même si je suis parfois tenté de donner autant d’importance à Jessica. Cornelius, c’est vous, c’est moi, nous tous, qui avons vécu le génocide de loin sans rien y comprendre. Il y a cependant une différence de taille : lui est Rwandais et cette histoire est la sienne. Dans la réalité le massacre de Murambi a été organisé par un responsable de l’église mais j’ai inventé la figure du docteur Karekezi pour introduire cette dimension familiale car – tout le monde peut bien le comprendre - le sang versé par les pères continue pendant longtemps à retomber sur la tête des fils.

Fiolof
Les quatre parties de Murambi opèrent un chassé-croisé entre le présent du génocide (à la veille et au tout début des événements dans la première partie, au cœur et à la fin dans la troisième) et celui du retour de Cornelius au Rwanda quelques années après les événements (dans la deuxième et quatrième partie). Il y a un aller-retour entre l’immédiateté des événements et le recul du témoignage. Pourquoi avez-vous choisi cette construction ?

Boubacar Boris Diop
Ce schéma narratif m’a été imposé par les circonstances mêmes de ma découverte du génocide des Tutsi du Rwanda. Il faut savoir qu’à ce jour, c’est le sujet sur lequel j’ai vu le plus de films et lu le plus de documents, d’articles et d’ouvrages de toutes sortes et que ce processus initiatique a débuté en 1998, pendant notre séjour à La Mise Hôtel. J’ai été, encore une fois, effaré par ma propre ignorance, j’en ai éprouvé une honte profonde et après avoir compris que je n’avais rien compris, j’ai voulu tout savoir, j’ai voulu me donner les moyens de démonter les mécanismes de la tragédie rwandaise. Mais entre deux lectures j’allais visiter les charniers et je recueillais les témoignages de rescapés qui, eux, me racontaient l’histoire présente, les fameux Cent-Jours du Rwanda, le dernier génocide du vingtième siècle. J’ai tenu à rendre compte de ces deux dimensions de l’événement pour bien montrer que les horreurs de 1994 n’étaient pas gratuites, qu’elles étaient non pas l’expression d’une haine millénaire, irrationnelle de surcroît, mais l’aboutissement de trois décennies de maturation idéologique et de luttes pour le pouvoir.

Fiolof
Dans votre post-face il y a un double réquisitoire. Toute personne qui se sera un peu documentée sait aujourd’hui, malgré les dénégations ou les louvoiements d’à peu près toute la classe politique, que la France n’a pas été seulement passive face au génocide des Tutsi mais qu’elle en a été complice. Vous revenez sur cette implication et la réinscrivez dans la longue et triste tradition de la Françafrique. Mais vous faites également des constats amers en vous tournant vers l’Afrique. Vous rappeliez il y a quelques semaines sur France Culture qu’un sommet de l’OUA s’était tenu à Tunis pendant le génocide, et que personne, à l’exception de Mandela, n’y avait évoqué le problème rwandais. Aujourd’hui, avec le recul, vous vous dites frappé par le désintérêt des Africains pour le génocide rwandais et leur méconnaissance de ses mécanismes. Comme si une sorte d’habitude au malheur et au continuum des conflits avait noyé le poisson dans l’eau… Ce devoir de mémoire que Nocky Djedanoum appelait de ses vœux resterait donc à faire par les uns et les autres ?

Boubacar Boris Diop
Je n’arrive pas à m’expliquer pourquoi l’opinion française n’a toujours pas pris la mesure des atrocités de son passé colonial et pas davantage de la terrible histoire, bien récente et toujours vivante, de la Françafrique. Je suis en train de lire un ouvrage intitulé Kamerun ! Une guerre cachée aux origines de la Françafrique de Thomas Deltombe, Manuel Domergue et Jacob Tatsitsa. Je m’arrête souvent et je me dis : «Mais c’est complètement fou, tout ça !» C’est à peine croyable, vous savez, ce qu’on découvre dans un tel livre, qui couvre les années 1948-1971… Et cela me remet en mémoire un assez triste fait d’histoire, à savoir qu’en Afrique subsaharienne, la France est toujours arrivée à ses fins. Elle a été humiliée en Indochine et en Algérie mais chez nous tout s’est vraiment toujours bien passé pour elle. Ses succès lui ont monté à la tête et elle a fini par perdre toute retenue. En veut-on un exemple ? En octobre 90 Mitterrand est informé, dans l’avion qui le ramène d’Oman à Paris, de l’offensive du FPR. Il ordonne immédiatement, presque sans réfléchir, l’envoi de troupes à Kigali et son fils Jean-Christophe résume ainsi la situation, sur un ton arrogant et désabusé, en présence de l’historien Gérard Prunier : «Nous allons lui envoyer quelques bidasses au petit père Habyarimana. Nous allons le tirer d’affaire. En tout cas, cette histoire sera terminée en un ou deux mois.» Ce sentiment de totale impunité a en fin de compte perdu la France au Rwanda. Le Rwanda, ça a été la goutte de sang de trop. Cette fois-ci la France n’a pas réussi à se tirer d’affaire en déclarant ouvertement ou en se contentant de suggérer que les Africains aiment s’entretuer et qu’elle, Patrie des Droits de l’homme et fille aînée de l’église, elle fait de son mieux pour limiter les dégâts. Avec le génocide des Tutsi, tout le monde a très vite compris. Les intellectuels rwandais ont joué un rôle important pour éclairer l’opinion mais puisqu’on les soupçonnait de partialité, la prise de parole de leurs collègues français a été décisive. Il y a eu les travaux de Verschave et les auditions de la Commission d’enquête citoyenne mais aussi l’ouvrage capital de Jacques Morel, La France au cœur du génocide des Tutsi. Il serait naïf de « chanter victoire hors de saison », car beaucoup reste à faire mais il est indéniable que le regard des Français sur le génocide a changé. On ne peut malheureusement pas en dire autant de celui des Africains. J’ai l’impression, depuis une douzaine d’années que je travaille sur le génocide des Tutsi, que l’endroit où le sujet suscite le moins d’intérêt, c’est l’Afrique. Je fais ce constat sans plaisir mais il s’impose. Pourquoi une telle insensibilité ? En parlant d’habitude du malheur, j’emprunte à Mongo Beti le titre d’un de ses romans mais notre vrai problème, ce ne sont pas les Africains en général – cela ne veut rien dire de toute façon – mais ces «élites décérébrées» de l’ère postcoloniale dont se moquait Fanon. J’essaie de vous répondre avec honnêteté mais le fait est que je ne comprends juste pas cette affaire. Ne croyez pas non plus que je suis en train d’accabler les autres un peu trop facilement : il a fallu que j’aille au Rwanda en 98 pour comprendre aujourd’hui à quel point certaines postures sont stupides et dérisoires. Comment se fait-il que nous soyons presque plus émus par les morts du 11 septembre que par ceux du Rwanda ? Quand il y a eu la tuerie de Duékoué, quelqu’un m’a envoyé les photos du charnier en me demandant: «Pourquoi sommes-nous ainsi, Boris ?» J’ai trouvé cette question très bizarre et surtout révélatrice du refus de s’arrêter sur les faits, pour les examiner et en tirer des conclusions autres que raciales. C’est très court cette façon de penser, c’est d’une insupportable paresse intellectuelle. Le résultat, c’est que quand les soldats français forcent les grilles du palais de Gbagbo, les mêmes ne trouvent rien à y redire. A mon avis il faudrait, pour sortir de cette impasse, prendre le temps d’analyser chaque événement politique majeur dans sa spécificité. C’est le principal enseignement que j’ai tiré de l’expérience rwandaise.

Fiolof
Au-delà de sa capacité à témoigner, pensez-vous que la littérature puisse avoir une fonction préventive ? Peut-elle selon vous, à la mesure qui est la sienne, contribuer à ce que de tels « tremblements de terre » ne se reproduisent plus ?

Boubacar Boris Diop
Je m’interroge de plus en plus sur l’existence d’une littérature africaine au sens où on l’entend d’habitude. Mais ça, c’est une autre question. Cela dit, quand nous allons au Rwanda en 98, le génocide n’est pas vraiment d’actualité. Nous avons donc ouvert la voie aux films, pièces de théâtre et travaux artistiques qui ont par la suite mieux fait prendre conscience de ce qui s’est passé au Rwanda entre avril et juillet 1994. Nous pouvons nous vanter de n’avoir pas écrit en vain car chaque fois qu’il y a des risques de dérapages sanglants, au Kenya, en Afrique du Sud ou en Côte d’Ivoire, des voix s’élèvent pour avertir : « Attention, Rwanda ». Mais à mon avis il ne suffit pas d’écrire des romans, il faut aussi profiter de leur publication pour discuter, expliquer.

Fiolof
Lorsque vous retournez à Kigali en 2010 avec votre ami Koulsy Lamko, vous réalisez qu’aucun des écrivains du projet Fest’Africa n’écrirait sans doute aujourd’hui le livre qu’il avait écrit en 1998. A quoi, en ce qui vous concerne, ressemblerait cet autre livre ?

Boubacar Boris Diop
Je n’en ai évidemment aucune idée. En 1998, la stupeur de la découverte et le désir de faire partager à tout prix une expérience traumatisante ont été essentiels. Aujourd‘hui, avec tout ce que je sais du Rwanda, le choc serait moins rude et mon écriture peut-être plus franchement «romanesque».

Fiolof
Il y a, à la fin de votre roman, cette phrase très forte de Cornelius, que l’on peut entendre comme un vœu. Derrière les cauchemars de ceux qui ont survécu, il évoque le rêve des morts de Murambi. Il déclare que leur «plus ardent désir est la résurrection des vivants». Par quoi, selon vous, pourrait passer cette résurrection et avez-vous l’impression qu’elle est en cours dans le Rwanda d’aujourd’hui ?

Boubacar Boris Diop
Cornelius déclare aussi dans le même passage qu’après un génocide tout le monde est un peu mort. En souhaitant une résurrection des vivants, il parle comme Siméon, il dit à sa manière : « Plus jamais ça » Quant au Rwanda d’aujourd’hui, j’estime qu’il doit beaucoup à Paul Kagamé. Ce dernier a mis fin au génocide et à la logique génocidaire et de ce point de vue l’abolition de la peine de mort en juillet 2007 est une mesure d’une grande importance symbolique, délibérément passée sous silence. Economiquement le pays se porte bien mieux que l’on aurait pu s’y attendre. A mon avis la lutte pour la dignité et contre la dépendance vis-à-vis de puissances étrangères – pour la dignité en somme – doit primer sur tout le reste. Paul Kagamé a du caractère, il a compris ces enjeux et cela exaspère pas mal de monde, les mêmes qui ont estimé en 94 que ça n’avait aucune importance que des enfants et des vieillards soient assassinés en masse au Rwanda. Le négationnisme s’appuie de plus en plus sur la critique du pouvoir de Kagamé et c’est pour cela qu’il faut rester vigilant. Présenter cet homme comme un tyran sanguinaire et ethniciste c’est ne rien savoir de l’histoire du Rwanda depuis les années cinquante ou alors mentir délibérément pour accréditer l’idée que cela n’a pas de sens de parler de génocide en Afrique, que les massacres de 94 ne sortaient pas du cadre d’une meurtrière routine historique.

Fiolof
A propos de Kagamé, il y a justement cette réplique qu’on lui prête, inégalable de justesse et d’intelligence, et que vous évoquez dans votre post-face : «On rapporte que lors de leur tête-à-tête en marge d’un sommet à Lisbonne, Sarkozy a averti Kagamé qu’il ne saurait tolérer, "pour l’honneur de la France", l’accusation de complicité de génocide. A quoi le leader rwandais aurait répondu sur un ton très posé : "Monsieur le président, connaissez-vous un pays sans honneur ?" »

Boubacar Boris Diop
Tout est dit dans cette réplique d’une somptueuse sobriété. Kagamé a une grande force de caractère, personne ne l’impressionne et c’est pour cela qu’il dérange et suscite tant de haine. S’il avait été, comme bien des dirigeants du pré-carré, jouisseur, corrompu et malléable – du genre à éclater bruyamment de rire à propos de tout et de rien et à se faire appeler « Paul » avec de grandes tapes « amicales » sur l’épaule – il n’y aurait pas toutes ces campagnes contre lui. Mais, on peut en être sûr, la France aurait profité de l’occasion pour réécrire l’histoire du génocide, se dédouaner par le biais d’un subtil chantage à l’aide de sa responsabilité dans cette tragédie et même la faire oublier au monde entier. Au Rwanda elle a trouvé à qui parler et on ne saurait trop s’en féliciter. Je pense que le salut de l’Afrique, ça passe aussi par l’émergence d’un nouveau type d’homme politique, plus rationnel et courageux mais surtout moins naïf.












Boubacar Boris Diop, Murambi, le livre des ossements. Editions Zulma. 2011


Images : 1) Mémorial génocide, Rwanda (source) / 3) Chemin, Rwanda (source)

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