jeudi 30 juin 2011

> Ortlieb descend chez les anges

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La toponymie de certains lieux produit parfois des sons ironiques. C’est le cas par exemple lorsqu’une partie de la Lorraine résonne d’une longue rime angélique : Morhange, Clouange, Nilvange, Algrange, Volkrange, Florange… Un florilège de villes que l’histoire a pourtant laissées sur le bord de la route, des villes fossilisées dans un passé industriel révolu mais aux feux mal éteints. C’est derrière ces traces, blessures, résurgences, palpables à la surface même du quotidien, que Gilles Ortlieb, dans deux ouvrages récents, promène sa plume et son regard d’arpenteur sensible. Poète, traducteur, voyageur, Ortlieb, depuis plus de vingt ans, enceint des détails et recoins oubliés du monde dans une écriture exigeante, au fil de textes qui se situent à la croisée du carnet de route et de la poésie en prose.

Dans Tombeau des anges, il rend compte, sur ce mode qui lui est propre, d’un séjour sur les anciens sites industriels du bassin sidérurgique lorrain. Il saisit des scènes de vie, soumet son attention à l’esprit des lieux, aux enseignes obsolètes, aux jardins ouvriers, aux nouveaux commerces, aux cafés semi-déserts, aux anciennes mines ; il enregistre des conversations, restitue des impressions… Liquidation totale prolonge ces textes à travers une série de soixante-treize clichés. Des photographies de commerces, d’usines et de maisons, prises au numérique ou au Rolleiflex et qui témoignent de manière brute, sur ces mêmes lieux, des cicatrices du passé dans le présent.




«Liquidation totale», inscrit sur la devanture d’une boutique d’Hayange, nous laisse entendre qu’il y aurait donc peut-être encore quelque chose à solder… Et le fait est que malgré les boutiques fermées ou qui vont bientôt l’être, les anciens sites miniers muséifiés, les appartements que l’on brade pour aller s’installer ailleurs, le sentiment de désaffection est plus subtil qu’il n’y paraît. La ville n’est ni «nécrosée» ni «historiquement anéantie» ou «vitrifiée dans son passé». Il y a eu une ville après la ville comme on parle de vie après la vie. Mais la trace d’un passé délétère s’insinue entre les formes que revêt le présent :

«Et malgré tout, quelque chose dans la couleur des façades, dans leur matité tirant tour à tour sur l’ocre foncé, le caramel, le noir de fumée, répète avec insistance que le plus lourd est maintenant passé, accompli»

Ainsi, tout sonne comme un faux départ, un envol mal pris sur l’ombre du passé. Et si les grandes surfaces ont succédé aux anciennes épiceries, si quelques salons de coiffure aux enseignes maladroitement modernes (Planète Hair, Imaginat’if) ont remplacé les Salon Carmen, on y croit à peine. Les traces du passé, que l’on n’a jamais pris la peine d’effacer vraiment, recomposent ces villes dans une sorte de surimpression permanente. Elles invitent à

«une archéologie humaine de la disparition et de la perte par la pratique assidue d’une épigraphie de vitrines, de pignons, de façades, de frontons. En quête de quoi précisément ? D’inscriptions déteintes, à moitié effacées, de palimpsestes hérités d’un jadis ou d’un naguère qui subsistent encore, ici et là, dans des niches ou poches de temps malmené, mais sauvegardé, sédimenté en strates quasi géologiques.»

C’est dans cet entre-deux que se promène Ortlieb, «passé, présent, passé, présent», non pas que ce va-et-vient relève d’un parti pris dans son appréhension des lieux, mais parce qu’il semble imposé par leur étrange configuration. Le présent lui-même, à peine surgi, semble ici se résorber dans un futur antérieur qui en dit l’inanité…

«Petites villes arrêtées net dans leur élan, quand bien même cet élan ne recouvrait sans doute que la simple volonté de se maintenir à l’étiage, de ne pas sombrer. Et même si le mouvement ne les a pas toutes désertées […], la plupart d’entre elles n’appartiennent déjà plus à l’ère post-industrielle (dont ne témoignent plus ici et là que quelques fresques murales et wagonnets fleuris sur les places), mais bien à son au-delà. Tout comme si rien ne s’était passé – ou si peu que rien.»

Le plus frappant dans ce passé gigogne qu’effeuille Ortlieb, c’est que l’on n’ y trouve jamais un sentiment qui pourrait s’apparenter à de la nostalgie. Car derrière la dépopulation et le chômage, derrière cette reprise qui n’a pas eu lieu, se dessine une mémoire ouvrière qui porte elle aussi sa part de douleurs et de déréliction. C’est sans doute là le paradoxe de la patrimonialisation des anciennes mines du «berceau du fer». Dans l’un des textes de Tombeau des anges, Gilles Ortlieb reprend longuement les commentaires du guide qui l’a accompagné dans l’une des mines qu’il a visitées. On y entend bien sûr le souci de restituer les anciens savoir-faire et les techniques d’un métier perdu, le plaisir de faire remonter à la surface des mots qui renvoient aux procédés d’extraction et ne disent plus rien à personne (le traçage, dépilage, le défruitement,…), les couleurs par lesquelles on distinguait les différentes couches de minerai (la Rouge plus dure que Grise, la Grise plus dure que Brune). Mais à travers cette mémoire-là, on s’immerge aussi dans la sombre réalité sociale d’un monde défunt. Il y a notamment ces extraits d’anciens cahiers où étaient consignées les mouvements de personnel de l’ancienne usine de la Fenderie, près de Suzange… Ortlieb les a consultés et nous en livre quelques échantillons qui se passent de commentaires :


«Parti en disant qu’il ne se plaisait pas aux forges, pas de billet de retour.

Parti pour être jardinier à Nancy.

Renvoyé pour insultes et insubordination envers le sous-chef Jonc.

Renvoyé pour avoir frappé un de ses camarades au visage avec une pelle.

Décédé à l’infirmerie d’Hayange à la suite de blessures graves à l’usine.

Renvoyé pour absences trop fréquentes et mauvaise tête.

Parti, sans prévenir et sans compte, pour la Légion étrangère en Afrique.

Parti sans prévenir : a dû se pendre la semaine suivante aux environs de Maizières.»

Les cicatrices du présent masquent mal celles du passé...



Les textes et les photos de Gilles Ortlieb témoignent. Ils s’inscrivent dans l’épaisseur humaine, sociale et économique d’une région «balafrée», où le passé et le présent ne semblent communiquer que sur le fil de leurs sutures. Ce n’est pourtant là qu’une forme d’incidence du travail exploratoire qu’il conduit. Son objectif n’est pas tant celui d’informer à la manière d’un reporter, que de saisir la singularité du réel et d’affronter ici la désolation particulière qui s’en dégage pour la conduire vers une forme de célébration retenue.

«Devant le spectacle, donc, de ce qui pourrait ressembler à l’étalage d’un quotidien désolé, deux attitudes possibles : ou bien on s’empresse d’aller voir ailleurs en faisant comme si nous n’avions pas été là, n’avions rien remarqué et rien retenu ; ou bien on s’emploie à désamorcer le pire en le détaillant dans chacune de ses manifestations, sans détourner les yeux ni désespérer tout à fait d’en voir quelques-unes se convertir en épiphanies.»

Une visée poétique donc, mais qui reste à hauteur d’homme et doit d’abord se nicher patiemment au creux de ce qui se donne à voir de plus humble, de plus accidentel, de plus fragile. C’est en tout cas ces espaces-là qui délimitent le plus souvent le périmètre d’écriture de Gilles Ortlieb.

Pourquoi ici plutôt qu’ailleurs ? Pourquoi dans cette « vallée des anges » qui dit avant tout la perte et dont la source, bien qu’indiquée par un panneau à la sortie d’Hayange, n’évoque absolument rien à ceux qu’Ortlieb a interrogés ? L’auteur de ces textes n’est pas bavard sur lui-même. Peut-être nous livre-t-il tout de même, par des chemins de traverse, quelques clés sur cette affinité :

«Non, je ne suis pas là chez moi, et sans doute parmi les derniers à pouvoir considérer comme un chez-moi ces décors rapiécés – mais je suis chez moi dans cette non-domiciliation, cette non-assignation à résidence, cette traversée oblique de localités à la clavicule cassée ou au fémur brisé, qui ne pourront plus se tenir ni marcher droit avant longtemps, mais seulement continuer à boitiller au jour le jour, d’une semaine l’autre, d’une année sur l’autre, et sans fin. Ou bien ?...»















Gilles Ortlieb,

Tombeau des anges. Gallimard. 2011
Liquidation totale. Le temps qu’il fait. 2011

 
Images : 1) G.Ortlieb, Hayange (source) / 3) Mine de fer de Fontoy (source) / 4) Gilles Ortlieb (source)

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