Romancier, poète, traducteur, Patrik Ourednik est tchèque et vit en France depuis le début des années 80. Remarqué il y a une dizaine d’année avec la parution d’ Europeana. Une brève histoire du XXème siècle, il revient aujourd’hui sur la scène littéraire française grâce aux éditions Allia, avec un roman narquois et décapant : Classé sans suite. L’histoire d’un flic menteur et tout en bassesses humaines qui nous promène dans une Tchéquie suturée et délétère. Et l’histoire d’un narrateur qui joue avec son lecteur comme un chat avec sa souris : fausses pistes, fausse intrigue, puis finalement faux polar (et pas seulement décalé), puisque l’essentiel se déverse à côté de l’action. A la traduction de ce texte fait écho, toujours chez Allia, la parution plus discrète d’un court recueil de poèmes, Le silence aussi. Ce petit livre n’en vaut pourtant pas moins le détour. Car la parole au souffle court d’Ourednik distille une poésie incisive, noire et rugueuse qui ne passe pas sans nous laisser quelques sombres pépites plantées dans la gorge.
Quand on tire trop sur la corde de l’humanité, il convient de la raccorder.
«Sans âme / le corps humain empeste cent fois plus / que toute autre charogne, / tigre, chimpanzé, chat ou cigogne»
Avec le Silence aussi, la poésie de Patrik Ourednik trouve son pain dans ce qui stagne au fond de l’histoire, de l’homme, du langage. Dans les égouts et les décombres d’une société qui n’a plus grand-chose à nous laisser espérer. Ces textes oscillent entre des poèmes en vers généralement dépouillés à l’extrême et des micro récits s’appuyant sur des contes, des épisodes bibliques ou des scènes lugubres qui sont autant de réminiscences traumatiques de l’histoire. La Grande Famine de 1933, ce fameux «génocide par la faim» organisé par Staline en Ukraine et dans une partie de la Slovaquie qui lui fut ultérieurement rattachée, est évoquée à deux reprises. On découvre par exemple la figure de Koval l’espiègle, qui n’est pas le personnage d’un fabliau facétieux, mais un paysan affamé qui fut jeté en fosse commune alors qu’il vivait encore, enseveli sous les cadavres de ses compatriotes. Il parvint miraculeusement à refaire surface et à survivre en se nourrissant de la chair de quelques uns de ses compagnons d'infortune.
«Ses amis le surnommèrent l’Immortel, / Il mourut d’une pneumonie trois ans plus tard».
Une histoire vraie, sans doute, parmi toutes celles dont sont faits les épisodes impensables de l’Histoire.
On n’est pourtant dans autre chose qu’une poésie de la mémoire historique, qui construirait son chemin sur les traces douloureuses du passé. Ces éclairs de l’histoire demeurent souvent enfouis dans les mots eux-mêmes. Mais cela ne change rien. Car la faim, la pauvreté, la violence et la répression semblent avoir définitivement entaché une parole qui ne trouve plus à se réfugier qu’au bout d’elle-même, dans un espace confiné et définitivement nettoyé de toute idée de beauté ou de rhétorique. Ainsi, le locataire de la maison du Déchaussé, fait d’abord place nette autour de lui :
«il tend le bras / met le lit en miettes / le tapis en charpie / essore le mur»
Après avoir cloué «une dernière salive» à la porte, il s’avance démuni au milieu de la cour et se délesterait bien des dernières paroles qui lui restent :
«j’échangerais volontiers / tous mes mots / contre une nuit / d’hiver.»
Les mots gorgés du jus de la poésie sont tombés avec les hommes et leurs dernières illusions. Le poète, comme un enfant pauvre collé au mur, joue aux osselets avec ce qui lui reste des mots. D’où ce grand dénuement de l’écriture, cette sécheresse, ces vers décharnés où la décision d’aller à la ligne semble dictée par un tout dernier souffle qui aurait besoin de s’économiser pour durer encore un peu. C'est le cas par exemple dans le poème intitulé simplement 1933, l’autre texte qui se réfère aux événements déjà évoqués. Toute narration a disparu et l’on est cette fois en présence d’une sorte de berceuse à la limite du silence :
«c’est rien / c’est rien / une libellule / a perdu / une aile / ces pas ? / c’est rien / c’est rien / ce sont les temps / qui viennent / dors / dors / dors / dors / dors.»
Le présent n’est guère plus reluisant, il semble lui aussi contaminé par l’impossibilité de croire aux mots et il ne présente aucune fenêtre ouverte sur le ciel. La misère sociale imprègne discrètement le décor (l’hôpital), les amants sont condamnés à la trivialité et restent bloqués au bord d’une parole qui ne peut plus se dire, ce qui, dans la langue d’Ourednik, se résout dans cette image : «la chasse d’eau ne fonctionne pas». La nature ne donne guère le change, n’inspirant que quelques notes occasionnelles et désenchantées ou un haïku parodique :
«ça, le printemps ? / dune buisson araignée / toussotent dans le brouillard»
Lorsqu’un Eden perdu avance un pas timide dans l’ombre, ce qui n’arrive pratiquement jamais, c’est encore avec des mots télégraphiés, rudes et sans fioriture que Patrik Ourednik nous le laisse entrevoir, comme dans le court poème enfance chérie :
«y plonger les doigts, / baver à profusion, / du fond de la gorge / éructer, / lâcher / des vents, fougueux / partout / saleté / répandre, / ouais, / ça c’était quelque chose, / ouais.»
On retrouvera dans la sombre petite musique de ces poèmes, l’âpreté sarcastique que l'anti-héros de Classé sans suite déploie envers lui-même et la société tchèque. La poésie ? On a l’impression que l’écrivain lui fait un peu subir le traitement qu’il réserve au roman dans son dernier opus. Elle se trouve elle aussi, au bout du compte, «classée sans suite». Ou presque :
«et voici / qu’un mot se lance à travers le larynx / escalade la pomme d’Adam / traverse la cavité / glisse sur la langue / se faufile entre les dents / dégouline de la lèvre / coule le long du menton / tombe dans le bouillon / et / au dernier moment / à un doigt de devenir un œil de graisse / se retourne et lâche : / oui / c’est plus ou moins / ce que je voulais dire.»
Patrik Ourednik, Le silence aussi. Editions Allia. 2012. (Traduit du tchèque par Benoît Meunier).
Images : 1, 3, 4 : photographies de Josef Sudek
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