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Il y a chez certains auteurs une question qui se pose de manière plus aigue que chez d’autres : qu’est- ce qui fait que la vie n’est plus tout à fait cette chose qui s’est déroulée quand on la passe par le moulin de l’écriture ? L’interrogation semble valable pour tous les écrivains qui, selon la jolie formule d’Annie Ernaux, s’intéressent de manière privilégiée, à «ce qui a eu lieu». Pourtant, chez certains, le travail de réappropriation du matériau autobiographique, familial ou historique est facilement repérable : la marqueterie porte une signature labellisée, une patte qui ne trompe pas. On attend le grand écart savoureux, le feed back acide ou plein d’humour, la longue analyse rétroactive ou la fresque héroïsante. Chez d’autres, les choses semblent plus compliquées. Avec Antoine Piazza, le « décollement » prend plus de temps. Il ne va pas de soi, il requiert une certaine forme de patience.
Le chiffre des sœurs, qui paraît ces jours-ci aux éditions du Rouergue, s’apparente à une «suite française» sur fond de généalogie familiale. Antoine Piazza fait partie des écrivains qui travaillent le plus souvent sur «ce qui a eu lieu». Après son dernier texte, récit enlevé, drôle et délicat d’ Un voyage au Japon, il nous revient ici avec un projet plus vaste en nous plongeant dans l’histoire des siens. Il choisit d’y entrer, légèrement de biais, pourrait-on dire, par la figure de quatre de ses tantes. Une fratrie qui lui donne l’occasion d’explorer, dans un exercice d’écriture précis et ajusté, un siècle fragmenté où les anecdotes et les événements familiaux servent souvent de miroir à la grande histoire.
Tout commence à Nice en 1999, par un enterrement. Celui d’Alice, l’une des quatre tantes du narrateur. L’incipit du Chiffre des sœurs pourrait nous laisser penser, par la présence de certains détails décalés, que le récit d’ Antoine Piazza sera avant tout placé sous le signe de la mise à distance et du décrochage ironique :
«Un homme en costume gris traversa la rotonde du funérarium et vint à notre rencontre. Nous avions quelques minutes, mon cousin et moi, pour nous recueillir devant notre tante, après quoi une équipe allait fermer le cercueil. L’homme se tenait respectueusement à l’écart, parlait avec application et plaçait des silences entre chacune de ses phrases. Je ne pouvais détacher mon regard de son nez, un nez cirrhotique, énorme, sanguin, magnifique au milieu d’un visage glabre. Comment un ordonnateur de pompes funèbres officiait-il avec un tel nez ? Pourquoi avait-il été choisi, lui plutôt qu’un autre, pour se présenter aux gens, avec son petit discours et son air contrarié ?»
Pourtant, si l’humour est bien l’une des dimensions de ce récit familial, il ne constitue pas un parti pris systématique. Pas plus ici que dans la Route de Tassiga, roman qui se déroulait dans le milieu des expatriés français d’un chantier de construction au Niger, et qui aurait pu prêter le flanc à des exercices sarcastiques bien plus débridés, Antoine Piazza ne se départit d’une certaine forme d’attention mesurée au juste poids du réel. L’humour est chez lui un peu comme l’émotion : elle a un prix. Elle ne saurait détourner l’écriture d’un travail premier de restitution souvent méticuleux (trop diront certains) de la réalité, des événements, des détails.
Piazza s’attache donc ici à quatre figures de sa lignée : quatre sœurs qui vont traverser le siècle par différents chemins pour nous en donner à voir, presque accidentellement, de larges pans. Si elles ont toutes été gratifiées de la première lettre de l’alphabet à l’initiale de leur prénom, elles connaîtront des destins assez variables. Annabelle, l’aînée, se distingue d’abord par sa position privilégiée à Maillac, petite ville du Sud-Ouest, dans la période d’après guerre, avant de subir les contrecoups de l’histoire économique de cette ville. Les trois autres sœurs, professeur de piano à Paris, infirmière et religieuse, passeront aussi par les montagnes russes de la vie. Des hauts et des bas liés tout autant à leurs fortes individualités qu’aux soubresauts de l’histoire et à tout ce qu’une famille peut couver en son sein de secrets et de revers. Ce n’est pourtant pas tant une saga familiale hors du commun que nous brosse ici Piazza qu’une mosaïque minutieuse qu’il donne l’impression de construire sous nos yeux au fur et à mesure qu’il avance lui-même dans son passé familial.
Si tout commence à Nice en 1999, tout se terminera dans cette même ville un an plus tôt. Entre les deux, l'auteur nous aura promené de dates en dates et de ville en ville à travers ce quatuor féminin tressé de fils qui se ramifient ou se rapprochent soudain. Chacun des douze chapitres de son livre est construit autour d’un lieu et d’une époque, dans un apparent désordre chronologique : Nice 1999, Chambéry 1906, Aire-sur-l’adour 1944, Minsk 1971, Paris 1971, Font-Romeu 1967, … Autant d’espaces-temps qui se font écho, se bousculent, s’enroulent les uns autour des autres. Une construction discontinue qui semble d’abord faite autant d’ellipses que de ressouvenirs, et qui serait tissée des épisodes que la mémoire appelle mais aussi des blancs qu’elle laisse derrière elle. A moins qu’il ne s’agisse plutôt, entre souvenirs directs et indirects, témoignages rapportés et moments ressurgis de l’enfance, d’une tentative de reconstruction qui ne passe pas par le simple alignement linéaire des causes et des effets.
L’auteur avance ici à pas de velours sur des sentiers complexes et soupèse souvent chacune des pièces qu’il recueille. Evitant sans cesse les écueils de la mythologie familiale toute faite, il s’efforce de déblayer, de mettre à jour, à travers les grandeurs et les faiblesses dont nous sommes tous faits, à la frontière de l’histoire commune et de ce que chaque existence a d’impartageable, quelques uns de ces parcours sinueux que dessine la vie. Des vies gravées sur fond de pétainisme et de résistance qui laissent aussi lire derrière elles les courbes fluctuantes de la prospérité française des Trentes Glorieuses aux chocs pétroliers. Des vies traversées de douleurs silencieuses, de conflits d’intérêts, de bonheurs simples et de venins pernicieux.
On pourra se demander pourquoi Antoine Piazza a choisi de porter sa plume sur ces quatre sœurs pour composer son panorama familial ? Des tantes qu’il a pour certaines moins connues que d’autres membres de sa famille et qui souvent ne s’intéressaient guère à l’enfant qu’il était. La réponse lui appartient. Mais peut-être cette approche traversière lui a-t-elle permis d’entrer dans un roman familial qui, s’il avait été directement abordé par des figures frontales (comme celles du père par exemple, qui tient pourtant une place importante dans ce récit), n’aurait pas rendu le même son. Songeons pour nous en convaincre à Proust et à la place centrale qu’occupent nombre de personnages a priori secondaires dans La recherche...
Mais au-delà de cette quête, menée sans aucune forme de sentimentalisme, on sent pourtant poindre un hommage discret à ces quatre femmes. Des femmes qui, malgré leurs destins croisés, n’ont jamais rompu le lien qui les unissait et se sont souvent rejointes dans une souffrance volontairement tenue secrète. Si au bout de ce pas de quatre, vieillesse et fin de vie sont au rendez-vous, la déréliction est souvent ponctuée chez ces drôles de tantes par une réserve qui la rend encore plus émouvante.
Quel est donc ce «chiffre», qui prête d'abord au titre une part de mystère ? La quatrième de couverture nous rappelle le sens de ce terme désuet : « ce sont les initiales que la grand-mère de l’auteur brodait sur le linge de ses enfants, au début du dernier siècle…». Mais le «chiffre», c’est peut-être aussi la formule magique qui nous donnerait soudain la clé du passé, nous ouvrirait la porte d’un temps retrouvé. Un code par définition indéchiffrable, pris à jamais dans les rets du temps, et dont Antoine Piazza s’approche ici avec pudeur et justesse.
Antoine Piazza, Le chiffre des soeurs. Editions du Rouergue. 2012.
Images : 1) Toile de Hamel (source) / 3) Traces de pas dans la neige, Peter Rosbjerg (source) / 4) Antoine Piazza (source).
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