mardi 10 janvier 2012

> Après le tunnel

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Artiste discret, navigant entre graphisme, chanson et écriture, Fabio Viscogliosi poursuit un travail personnel entamé avec Je suis pour tout ce qui aide à traverser la nuit, texte que nous avions brièvement évoqué ici. Son dernier livre, Mont Blanc, est paru en septembre 2011. Dans cet ouvrage au titre aussi bref et factuel que le précédent était poétique, Viscogliosi revient plus frontalement sur un événement qui traversait pudiquement son premier récit : la mort violente de ses parents, disparus dans l’incendie du tunnel du Mont Blanc le 24 mars 1999. Un livre de deuil, donc, que douze années séparent de l’événement sur lequel il se penche, temps qu’il aura peut-être fallu à l’auteur pour en parler directement. Un livre de deuil, mais pas seulement. Car l’écriture de Viscogliosi est buissonnière, elle file les lieux, les objets, les livres. Elle se laisse porter par des échos qui nous éloignent parfois de leur préoccupation première pour y revenir par d’autres chemins. L'écriture se cherche, à travers des fragments, des souvenirs, des écarts. Et le résultat est un livre composé d'éclats de mémoire et de sensibilité qui trouvent finalement leur raccord dans une musique simple, touchante et profonde.



On commence ici par le commencement. Il y a le coup de téléphone d’une tante et l’événement est là, dans toute la brutale simplicité du fait divers :

«Les gendarmes viennent de nous prévenir, il s’est produit quelque chose de très grave, une catastrophe, un camion a pris feu sous le tunnel du Mont-Blanc»

Puis la mort des parents est annoncée, sobrement mais sans ménagement :

«Ta mère et ton père sont décédés»

En quarante-neuf fragments, Fabio Viscogliosi revient sur cet événement, l’observe, le décortique, s’en écarte, s’en approche à nouveau. Il ne remonte pas le fil du temps pour nous brosser la vie de ses parents, mais brode une sorte de toile d’araignée dont le centre est cette mort subite et incompréhensible.

C’est d’abord le jour J lui-même qui est repris dans le menu détail d’une série de suppositions. Le fils, qui n’était pas avec ses parents ce jour-là, construit le récit possible de cette journée, l’enchaînement des événements qui a tranquillement conduit le couple au mauvais endroit au mauvais moment. Il s’appuie aussi pour cela sur les nombreuses informations que la presse et Internet ont fournies sur cet événement qui allait bientôt être très médiatisé. Des noms apparaissent, des bribes d’histoires reconstituées à partir des différentes enquêtes qui ont été conduites. Les parents deviennent aussi les personnages d’un récit écrit par d’autres, ils côtoient la communauté des morts du tunnel, les «Ernesto, Patrick, Maurizio, Bruna, René, Stefano, Jean-Michel, Ambroise, Gabrielle, et tant d’autres» auquel l'auteur rend au passage un hommage discret.

Ce qui aurait pu être l’histoire d’un procès à charge prend une toute autre tournure. Si le chemin de croix juridique des familles des victimes est évoqué, il ne constitue pas le cœur du récit. L’avocat de la partie civile apparaît comme un trublion à bretelles qui ne brille pas par ses compétences et la question des torts, des responsabilités, de ce qui aurait dû être fait ou aurait pu être évité n’est pas ce sur quoi s’étend le plus longuement l’auteur de Mont Blanc.

Il revient plutôt sur les signes, les souvenirs, les indices. Sur un passé qui se trouve soudain relié par de multiples faisceaux à cet événement pourtant non prédictible. Pourquoi ce 24 mars 1999 le narrateur achète-t-il un vinyle du groupe allemand Kraftwerk intitulé Autobahn (autoroute) ainsi qu’un album du trompettiste Don Ellis au titre éloquent, Essence ? Pourquoi retrouve-t-il plus tard dans ses affaires un vieux Paris-Match de l’année de sa naissance dont la première page affichait : «L’épopée du tunnel du Mont-Blanc, nos reporters font pour vous la première traversée Italie-France». Aucune superstition ici, juste un étonnement devant la façon dont le sens peut se tresser à rebours d'un événement impensable.

L’étonnement est d'ailleurs souvent ce qui guide la plume de l’écrivain. Etonnement devant des mots qui ne s’aiguisent jamais que lorsqu’ils sont vécus.

«C’est idiot il m’a fallu quelque temps pour réaliser que ma sœur et moi étions orphelins, désormais. Orphelins ? J’avais dépassé les trente-trois ans. Orphelin, orfano, orphan, d’une langue à l’autre le mot conserve sa mélodie aigrelette. Je l’ai caressé comme un galet dans ma poche, encombré par sa présence polie.»
Même variation autour de l’expression «faire son deuil», formule convenue qui appelle de nombreuses déclinaisons dont certaines relèvent du registre de l’humour familial : «comme on fait son deuil on se couche». Un deuil auquel l’auteur se refuse d’abord dès qu’il en considère le sens premier : «faire son deuil de quelque chose : se résigner à en être privé».

Mais à partir de cet événement tardivement primordial, Viscogliosi compose un cercle qui va s’élargissant, un peu comme ceux que dessinerait autour d’elle une pierre jetée dans l’eau. La mort se concentre autour de détails qui se développent librement sur l’axe des abscisses et des ordonnées. Il va par exemple cherhcer dans les journaux de quelques écrivains ce qu'ils auront retenu du 24 mars 1999. Ainsi ne trouve-t-il rien à cette date sur l’incendie du tunnel, que ce soit dans la Vie extérieure d’ Annie Ernaux ou dans le Carnet de notes de Pierre Bergounioux où le début des hostilités en Serbie semble éclipser le reste. Ailleurs, lui reviendront bientôt plusieurs scènes de la Mort aux Trousses, film fétiche de l’enfant qu’il était et que la famille se passait en boucle. Et puis c’est le Mont Blanc lui-même qui devient une sorte de lanterne magique et vénimeuse d’où s’échappe soudain toute une série d’images et de réminiscences qui en prolongent les éléments constitutifs. La neige déclenche ainsi le souvenir de quelques dialogues de Ma nuit chez Maud , le film de Rohmer : «Ca fait faux, ça fait toc. Je n’aime pas tellement la neige. Ca fait gosse. J’ai horreur de tout ce qui rappelle l’enfance». Elle fait ressurgir la figure du poète japonais Issa qui «aimait pisser tout droit dans le blanc immaculé» et ne s’adressait guèreans sa solitude, qu’aux animaux qu’il croisait : «Viens jouer avec moi, moineau orphelin».

Il baguenaude également, peut-être «pour conjurer la peur ou le mauvais sort» dans les livres de montagne et notamment dans un ouvrage publié dans les années trente par le Club alpin français. Mais sans doute est-ce aussi parce qu’il préfère finalement les «montagnes de papier», les seules qui ne soient pas des fictions, que ses divagations alpines le conduisent vers le Mont Ventoux de Pétrarque.



Chez Viscogliosi, la déambulation mélancolique du côté des livres, des écrivains qui ont compté, du cinéma, de la musique ne relève pas de l'enrobage esthétique. Elle provient d'un mouvement d’ensemble qui, dans un jeu de constantes correspondances, fait également surgir les souvenirs personnels, les objets, les gestes, les moments du réel, la cicatrice, à vif ou apaisée, des parents disparus.

On croise Perec, Copperfield, Orson Welles, Wim Wenders... Jusqu’à cette longue promenade dans Genève que l’auteur s’invente aux côtés de Borges. Une flânerie qui n'est pas sans rappeler la poésie grave et légère de Vila-Matas. Les deux hommes traversent ensemble le cimetière où repose l’écrivain argentin et à la porte de celui-ci les chemins se séparent, Borges poussant avec simplicité le promeneur endeuillé de l’autre côté de la mort :

«Voyez-vous, jeune homme, le monde est vaste, vous le savez. Si je puis vous donner un conseil, profitez-en, sans plus tarder. Lorsqu’on a rendez-vous avec la vie, on ne la fait pas attendre».

Fabio Viscogliosi fait partie de ces écrivains par lesquels on pourrait croire qu’il est simple d’écrire. Qu’il s’agit seulement de laisser les événements glisser sur le papier, de se laisser rebondir d’idées saisies au vol en souvenirs fugaces. Il n’est pourtant pas si courant, à travers un étoilement de textes que l’on dirait agencés au hasard de l’humeur, de la douleur et de la mémoire, de parvenir à une mélodie à la fois aussi juste et fragile.










Fabio Viscogliosi, Mont Blanc. Stock. 2011


Images : 1) Kargal, Derrière la vitre (source) / 3) Borges (source) / 4) Fabio Viscogliosi (source)

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