dimanche 12 février 2012

> Sylvain Prudhomme, au fil de Bahi

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En littérature, la tendresse est généralement peu rentable. Le risque d’enlisement est souvent élevé et le terrain glissant. La guimauve menace comme une épée de Damoclès. Il faut une certaine foi et un sens particulier de l’écriture pour ne pas démâter sous ces vents-là. C’est ce à quoi parvient Sylvain Prudhomme dans son dernier roman, Là, avait dit Bahi. Son récit est porté de bout en bout par ce qu’il faut bien prendre le risque d’appeler un souffle de tendresse. Mais la formule est ici à débarrasser aussitôt de tout soupçon de mièvrerie, de sentimentalisme facile et de penchant pour le politiquement correct. Dans son précédent roman (Tanganyika Project) au ton fort différent, Sylvain Prudhomme nous emmenait du côté de l’Afrique des grands lacs. Le cadre est cette fois l’Algérie, belle, intransigeante, cabossée par l’histoire. Et l’autre histoire est celle d’une amitié qui semble avoir fait fi de tout cela. Une drôle d’amitié entre Malusci, un fermier d’origine florentine qui a quitté l’Algérie in extremis au lendemain de l’indépendance, cinquante ans plus tôt, et Bahi, l’agriculteur algérien qui travaillait pour lui. Le narrateur est le petit fils de Malusci. Il a voulu voir ce pays, rencontrer Bahi. Cet homme dont son vieillard de grand-père «exilé» à Bandol depuis si longtemps n’a pourtant jamais cessé de lui parler. Au cours d’un voyage en camion dans l’Oranais le jeune homme prend la place de son aïeul à côté de Bahi, et écoute. Se dénude alors un fil fragile mais incassable, resté tendu malgré l’éloignement et le roulement des années, entre deux hommes que tout aurait dû séparer.



 
Lorsqu’on ouvre le dernier roman de Sylvain Prudhomme, on prend tout de suite du vent dans les voiles. Le récit se déploie en une seule et longue phrase. On se dit d’abord que l’on connaît la chanson, mais il n’y aura ici aucun exercice de virtuosité frivole. Si le récit n’est pas chapitré, il se reprend sur des paragraphes et le texte respire. Il s’agit plutôt d’un protocole : les virgules ont simplement remplacé les points, histoire de ne pas s’arrêter en si bon chemin. Et la prose ample de l’auteur, un style que nous ne lui connaissions pas encore, se fait poème, comme l’air de rien. Les dialogues, la narration, la troisième et la première personne circulent ici librement sans s’encombrer des règles typographiques attendues, se tenant tous ensemble dans la même barque.

On n’apprend pas immédiatement à qui parle Bahi, au volant de son camion. On prend le train en marche. D’ailleurs Bahi commence un peu par la fin, par cet épisode sur lequel le récit reviendra plus longuement dans les dernières pages. On est en 1962 et Malusci, son patron, propriétaire important, emploie sur ses terres des agriculteurs algériens dont il partage la vie quotidienne depuis des années. Mais le vent de l’histoire a tourné. C’est la guerre, les européens tombent les uns après les autres sous les balles ou les lames du FLN. Ils quittent le pays pour échapper au seul sort qui leur est à présent réservé sur ces terres qu’ils possédèrent. Pourtant, Malusci n’envisage absolument pas de partir. Ce n’est pas vraiment qu’il résiste ou qu’il s’accroche. Il est sourd, muet, aveugle. Et ce sont ses ouvriers qui le protègent, sans même le lui dire. Il échappe de peu à un raid, il est mis en joue depuis la colline, on confie successivement à plusieurs ouvriers la mission de l’exécuter. Mais tout et tous se dérobent. Malusci n’y voit que du feu et passe sur un fil à travers les flammes, grâce à la vigilance des hommes qui l’entourent mais surtout grâce à ce que Bahi appelle «son cul bordé» ou cette «baraka scandaleuse qui ne l’abandonnait jamais». Cela passerait presque pour cocasse. On repense à Chaplin, portant un bandeau sur les yeux et dessinant sur ses rollers des boucles joyeuses au-dessus du vide dans le grand magasin des Temps Modernes. Mais, on le saura plus tard, des hommes auront payé de leur vie le fait de pas l’avoir exécuté. Malusci n’aura compris que tardivement que l’histoire est toujours la plus forte et n’aura pris la fuite qu’au tout dernier instant, réussissant à s’embarquer dans le port d’Oran sur l’un des derniers navires de rapatriement, avec «son cul bordé».

Le récit avance par larges boucles, zigzague entre présent et passé. Et lorsqu’il se porte sur le passé, il navigue entre différentes strates de la mémoire, comme livré au flux aléatoire des paroles de Bahi. Celui qui l’écoute, on l’apprend bientôt, est le petit-fils de Malusci et cette présence libère le flot des souvenirs. Le narrateur joue alors aussi le rôle d’émissaire entre les deux hommes. Des photos échangées, où ils peuvent se voir vieillis et, plutôt que de s’en émouvoir s’en taper sur le ventre. Quelques lettres maladroites, fortes, et ce coup de téléphone où la conversation s’enclenche soudain comme s’ils s’étaient quittés la veille.



 
Qu’ont-ils pu partager, ces deux-là ? Un quotidien passé à se brûler au soleil, des comptes tenus de près, des rires à n’en plus finir, une étrange addiction au travail mais surtout un amour inconditionnel des femmes, de la vie, du grand air et de l’Algérie. Malusci cherchait partout Bahi, l’embarquait avec lui sous le moindre prétexte et Bahi était toujours près à sauter dans le camion. Pour travailler ensemble encore et encore, sillonner la montagne, compter les pièces du camion. Lorsqu’il a dû s’en aller le «pied noir» a proposé à Bahi de l’emmener en Espagne, d’aller là-bas cultiver quelques terres qu’il avait acquises, une parcelle pour lui, l’autre pour son adjoint. Il y a cette très belle scène où Bahi, tenté par la proposition, comprend que son père ne supporterait pas son départ et fait le choix de rester.

La vie continue, ne s’arrête pas et Bahi livrera aussi de nombreux épisodes de sa vie après Malusci. Ses femmes, les enfants qui grandissent, la terreur des raids islamistes dans les années 90. Une amitié interrompue donc, mais jamais rompue.

Les personnages de ce roman ne sont pourtant jamais retouchés. Ils son rustres, joyeux mais n’en demeurent pas moins les fruits de leur arbre. Malusci est un paysan français d’Algérie. Il se déclare à l’occasion de la lignée de «ceux dont le corps repose là-bas à l’arrière de fermes aujourd’hui en ruine parce que les Algériens n’ont pas su les entretenir». Et il peut dire droit dans les yeux à l’un de ses ouvriers : «tu ne sais pas à quel point ton pays est beau», sans même faire le lien avec la violence coloniale qui a historiquement rendu de telles paroles possibles. On n’est pas si loin que cela de certaines élégies camusiennes. Pas de rachat pourtant, on nous jette dans la chair des hommes telle qu’elle a poussé. Quand on s’approche à nouveau du périmètre sulfureux de la guerre d’Algérie, on se demande comment les choses vont tourner. On s’attend à ce que quelque chose craque, se fissure. Que l’histoire soudain submerge cette idylle, que les digues se rompent. Et le récit, effectivement, ne fait pas l’économie de la violence, il s’assombrit. Bahi se souvient des résistants torturés (1) (2) qu’on faisait volontairement gueuler tout près de leur village, des cadavres de fils déposés par les militaires français devant la porte des mères. Des hommes battus à mort, du sang, des représailles en retour. Les blessures sont là, bien réelles mais c’est pourtant autre chose que ce roman donne l’impression de vouloir modestement faire émerger…

Le récit de Sylvain Prudhomme est mu par une force un peu comparable à celle que l’on trouvait dans Des hommes, le roman de Laurent Mauvignier, mais une force qui agit à contre-courant de celle-ci. Là où Mauvignier excavait les blessures enfouies toutes prêtes à ressurgir et à déchirer la paix du présent, Prudhomme creuse un peu à côté et met le doigt sur un autre os à ronger. Une sorte de joie brute dont rien n'est venu à bout, un feu que les orages de la violence et des antagonismes socio-historiques n'auront pas suffi à éteindre. On pourrait y voir une illusion doucereuse ou une discutable leçon d’humanisme donnée à l’histoire. Mais même pas, et c’est ce qui fait la grandeur de ce texte. Il n’y a pas de morale au bout du voyage, aucun idéalisme. Juste un constat : ces choses-là surviennent parfois, sans qu’on sache comment ni pourquoi, au milieu des désastres. Cela arrive aussi parfois à «des hommes». Il faut lire Là, avait dit Bahi, simplement pour se le rappeler.

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(1) On signalera la très récente réédition, aux Editions de Minuit, d’une série de documents et d’ouvrages épuisés qui portaient tous (témoignages, essais, …) sur la question de la torture en Algérie. La plupart de ces textes, qui dénonçaient les exactions de l’armée française durant la guerre, avaient fait l’objet de censures et donné lieu à des procès au moment de leur parution. (voir ici, un article de Libération)

(2) Voir aussi dans ce blog un article sur le poignant récit de Maïssa Bey Entendez-vous dans nos montagnes...



 










Sylvain Prudhomme, Là, avait dit Bahi. Editions Gallimard (l’arbalète). 2012.


Images : 1) Paysage algérien (source) / 3) Stéphane Danré, Abrassifs (source) / 4) Pierre Bourdieu, Blida(source)

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