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Voilà bientôt deux ans que Pascal Garnier a laissé un drôle de courant d’air dans la (bonne) littérature d’aujourd’hui. Nous avions parlé ici du Grand Loin, roman dont nous ne savions pas alors qu’il serait malheureusement le dernier publié de son vivant. Les éditions Zulma qui ont toujours soutenu son travail, se lancent dans un projet de réédition de ses œuvres complètes. Et c’est tant mieux. Mais à côté des textes déjà publiés de cet auteur, dont on redécouvrira ainsi l’humour, l’acidité et la poésie, quelques inédits semblent encore pouvoir nous parvenir. La revue Brèves, qui lui avait consacré un numéro spécial, avait déjà sorti de l’ombre quelques textes courts de l’écrivain. Zulma nous offre aujourd’hui un roman posthume, émouvant et réjouissant, où l’on retrouve le vin amer des microcosmes naufragés auxquels Pascal Garnier nous avait habitués.
Cartons est l’histoire d’un quinquagénaire, illustrateur un rien désabusé, qui quitte Lyon pour un village de province peu ragoûtant. Il pose ses pénates, sans toutefois passer le cap de l’installation définitive, dans la vieille et trop grande maison qu’il a achetée avec sa femme, une journaliste souvent absente, qui court le monde pour ses reportages. Et c’est là qu’il attend qu’elle le rejoigne, au cœur d’une bourgade enlisée entre la nationale, quelques grandes surfaces, la rivière et une église qui scande de ses gongs les heures trop longues à passer. Peu de choses, en somme. Mais avec ce peu de choses-là, Garnier nous entraîne doucement plus loin, beaucoup plus loin. Vers un monde qui porte en lui, sous la patine d’un quotidien terne et tristounet où s’aiguise l’humour écorcheur de l’auteur, tout un lot de douleurs enfouies, de folies silencieuses et de deuils mal digérés.
Brice est dans ses cartons. Il fredonne «pirouette, cacahuète» en attendant les déménageurs bretons qui doivent transporter les choses de sa vie de son appartement lyonnais vers la bourgade où il a fait l’acquisition d’une maison avec sa femme. Loyer trop cher en ville, c’était une affaire à saisir. Le tableau champêtre de son nouveau cadre de vie est pour le moins plombant :
«Les piquets de vigne, noirs comme des allumettes brûlées, plantés en rangs serrés à flanc de coteau, faisaient penser à une sorte de cimetière militaire.»
«Nul commerce, pas un chat, pas un rat, rien, hormis une boulangerie fermée ce jour-là et une pharmacie sise à l’entrée du village.»
«Seul un panneau coincé à l’angle d’une rue indiquant « Martine Coiffure – Homme Dames » pouvait à la rigueur suggérer un soupçon de frivolité.»
Quant au cosy home, il ne donne guère le change. Loin des projets de décoration de sa femme, pour l’heure absente, la maison lui semble froide et bien trop grande.
«A présent, murs de pierre et plafonds alourdis d’énormes poutres se penchaient sur lui, menaçants.»
La conclusion est sans appel :
«Une concession à vie, voilà ce qu’on s’est acheté.»
C’est pourtant là que Brice habite à présent ou plutôt se laisse aller à une sorte de demi-vie en suspens. De temps à autre il crève un carton, à la recherche d’un de ces objets fonctionnels dont il faut bien faire usage… Il prend de vagues mesures, s’équipe péniblement de quelques outils au «Bricotruc» du coin, se décide à casser le mur qui sépare la cuisine du salon dans l’idée d’un aménagement ultérieur de l’espace, ne laissant entre les deux pièces qu’un trou jonché des gravats. La crasse gagne peu à peu du terrain, le désordre s’installe au milieu des vaisselles de la veille.
Quelques retours en arrière nous permettent de resituer ce personnage aux contours froissés. Brice illustre des albums de jeunesse qui ne l’inspirent plus beaucoup. Il est l’homme de main d’une certaine Mabel Hirsch, auteur d’une série de Sabine sous toutes les coutures que Brice ne peut plus voir en couleur : Sabine fait des bêtises, Sabine perd son chien, Sabine contre Dracula, Sabine lève l’ancre…
Côté cœur, la vie semble pourtant lui avoir fait tardivement la part belle. Il a rencontré Emma dans une exposition et ils ne se sont plus quittés. Emma lui ressemble a priori assez peu. De vingt ans son aînée, elle déborde de projets, couvre l’actualité aux quatre coins de monde. Brice se demande bien ce qu’elle a pu lui trouver, mais le fait est qu’elle le lui a trouvé… Il attend donc la femme qu’il aime à Saint Joseph, dans cette maison peut hospitalière qui appartenait à un certain Loriol.
Le regard acerbe que le personnage et le narrateur portent sur la bourgade se pose aussi sur les habitants de Saint Joseph. Les rares passants que l’on croise, les clientes qui fréquentent le salon de coiffure, la pharmacienne. Et Pascal Garnier parvient encore à cette grâce qui consiste à mêler la tendresse au sarcasme, à nimber ses portraits sans complaisance d’une attention pleine d’humanité.
Ainsi cette description de Martine, la coiffeuse du village :
«Elle avait atteint cet âge où le sucre de la femme se fait miel. Une poitrine confortable moulée dans un T-shirt noir brodé d’un Pierrot pailleté servait de socle à un visage poupin dépourvu de cou et généreusement tartiné de fard qui donnait à ses joues rebondies le satiné des fruits factices.»
Cette immersion détachée dans la vie du village est parfois l’occasion de plans plus larges où la description prend des allures de travelling sociologique
«Rien que des femmes. Evidemment, car dans la journée, le village se transformait en no man’s land. Les hommes valides disparaissaient de l’aube au couchant happés par d’obscures et mystérieuses occupations. Parfois on pouvait croiser un vélo squelettique transportant un cageot rempli de choux ou de poireaux. Sinon, des femmes, rien que des femmes. Des femmes pratiques, solides, fiables, coiffées court, avec des vêtements amples. Les matin, en accompagnant les enfants à l’école, elles prenaient le pain, le journal, échangeaient entre elles deux ou trois potins, puis se hâtaient vers leurs foyers respectifs afin d’y procéder aux innombrables tâches ménagères ou potagères qui les tiendraient jusqu’au soir. A quoi donc pouvait ressembler l’intérieur de ces femmes d’intérieur ? De quels rêves était-il hanté ?...Quel secret recelait-il ?...»
On aurait pu en rester là, se laisser simplement bercer par cette écriture à l’arrière-goût de vin tourné, ce mélange de nonchalance, de générosité distillée entre quelques croquis incisifs. Mais les récits de Pascal Garnier subissent aussi l’attraction de vides plus amples, de vertiges plus profonds. Il faut avoir parcouru le premier quart du livre pour voir apparaître la première brèche et pour toucher du doigt une fissure restée inaperçue. Le lecteur s’y rendra bien sans nous. Cette entaille ne fait pas basculer l’histoire vers un autre genre de récit mais le lézarde tranquillement de l’intérieur. Pas d’énigme à résoudre qui surgirait en chemin, juste un passage du rez-de-chaussée au sous-sol, là où les choses vont un peu plus mal que prévu.
Et cette fissure se dédouble bientôt autour de la figure de Blanche, l’un des personnages les plus attachants du roman. Une femme à la fois simple, généreuse et follement meurtrie par un drame familial ancien, qui se liera d’amitié avec Brice parce qu’il ressemble son père. Cartons devient bientôt l’histoire de ces deux-là, deux fragilités qui se rencontrent, dans la banalité du réel mais au bord du gouffre. On se dit un instant que Brice et Blanche vont se laisser faire par une forme de bonheur à leur mesure, devenir peut-être, comme ce couple, dans une chanson de Michèle Bernard, «deux chiens qui lèchent leurs blessures». Les événements en décideront autrement.
Les choses finissent mal, comme souvent chez Pascal Garnier. Mais qu’importe comment les romans finissent. Ce qu’on en garde de plus fort, on ne le sait qu’après. Ce peut être la fin, comme tout autre chose. Un trait d’humour au vitriol, l’image de la Grande Rue de Saint-Joseph sur fond de pluie, celle des beaux-parents de Brice redescendant les escaliers («rien n’est plus émouvant qu’un couple de vieillards vus de dos») et que Blanche prendra un instant pour des témoins de Jéhovah. Ou cette ballade sur les déchets de la décharge vers laquelle Blanche a tenu à emmener Brice en promenade d’agrément. Soudain elle s’égare, s’accroupit, fond en larmes et fouille la boue avec ses mains, reprenant à son compte le plus commun des constats :
«Cette terre, cette terre, qui nous prend tout et ne nous rend rien».
Pascal Garnier, Cartons. Zulma. 2012.
Transfert intéressant !
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