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De la République de Moldavie, on sait généralement peu de choses. Tout au plus l’assimile-t-on parfois, quand on en a entendu parler, à la région roumaine du même nom, dont elle se distingue pourtant. Voici en fait un pays dont l’image, à l’instar de l'un des ses parents proches comme la Transnistrie, a été quelque peu embuée par les soubresauts de l’histoire. Ballotée par annexions successives au cours du XXème siècle entre la Roumanie et l’URSS (dont elle a fait siennes les deux langues et les deux cultures), cette région d’Europe Orientale n’est devenue un Etat indépendant qu’en 1991. Elle adoptera alors le roumain comme langue officielle, sans doute avant tout par réaction à la tutelle soviétique qu'elle aura eu à subir depuis 1944. Pour ce qui est de la production littéraire moldave, autant dire qu'on n’en avait encore jamais vraiment eu écho en France. La récente traduction en français des Lapins ne meurent pas, le très beau roman de Savatie Baştovoi, comble donc une lacune. Mais c’est sans doute là la moindre des qualités de ce récit. Car le lecteur est avant tout emporté de bout en bout dans une page d’enfance terrifiante, une enfance sclérosée par le joug du régime soviétique des années 80 où flotte pourtant parfois un parfum de nostalgie aigrelette et quelques moments de bonheur saisis à la dérobée. Ce serait un peu comme entrer dans une version ostienne de la Gloire de mon père, avec un Pagnol soudain capable d’humour et d’âpreté, déglacé au vinaigre du bolchévisme, et où la figure paternelle à la fois imposée et réinventée serait celle de Vladimir Illitch.
Sasha a neuf ans. Il vit dans un coin de campagne perdu au milieu de l’une des nombreuses excroissances de la puissante URSS. Son existence alterne entre une vie rurale qu’il partage avec sa famille (on notera toutefois la présence plus que discrète des parents dans ce récit) et l’école, suffisamment éloignée de son village pour qu’il y arrive régulièrement en retard et passe aux yeux de beaucoup pour un enfant de paysan, crasseux et à côté de la plaque”. Il s’apprête pourtant à devenir un pionnier, à entrer dans la classe d’âge des 9-14 ans, à pouvoir porter le foulard rouge et franchir cette étape glorieuse et obligée sur la voie des jeunesses communistes... Une phase initiatique, en quelque sorte, sur le chemin de la construction du citoyen soviétique. Mais cette promotion contrainte, à laquelle il aspire pourtant comme on aspire à ce qui se trouve juste au devant de soi, passe par un formatage renforcé, terrible et ridicule et se paie de slogans anti-capitalistes à débiter comme des tables de déclinaison, de poèmes ânonnés à la gloire de Lénine, de claques sur la nuque et de cheveux tirés à longueur de journée. On est loin du goulag, mais les marques faites ici au corps et à l’esprit, à force de répétition, finissent par provoquer chez le lecteur un malaise d’un autre ordre, plus insidieux mais finalement tout aussi insupportable.
L’école apparaît bel et bien comme l’institution levier d’une idéologie qui ne souffre pas d’écart. Et pourtant les règles que l’on impose, les objurgations, les sentences, les gestes, les punitions et la parole des petits maîtres, semblent eux-mêmes avoir été appris par coeur et apparaissent comme les fruits desséchés d’une reproduction pavlovienne ad nauseam.
Les lapins ne meurent pas aurait pu n’être qu’un roman réaliste aux accents fortement autobiographiques, le recensement des moments forts d’une enfance partagée entre les travaux des champs et le joug d’une école orwellienne que l’on sent à la fois puissante et fissurée. Mais Savatie Baştovoi va plus loin et, d’une certaine manière, autre part. Bien sûr, toute l’absurdité de ce régime tournant à vide autour de l’autoconviction collective qu’il s’efforce d’entretenir nous saute aux yeux à chaque page. On voit bien l’étau qui broie les âmes et les corps, réduit les nourritures de l’esprit à une gamme restreinte de récits hagiographiques et mythiques où Lénine, avec dans sa traîne quelques figures héroïsées du système, tient lieu de prophète et de modèle indépassable. Mais dans cette mêlée l’écrivain tire un fil plus subtil et s’efforce de répondre à d'autres questions : quand être né quelque part c’est précisément être né en ce lieu et à cette époque, que pouvait signifier être un enfant de neuf ans, que pouvait vouloir dire non pas simplement subir mais aussi grandir, croire, rêver, souffrir, être heureux, s’arranger avec la vie, l’adorer; la détester...? Comment fait-on, lorsque l'on mijote soi-même dans la marmite, lorsqu’on est tout sauf une conscience adulte et critique bénéficiant du recul historique nécessaire, pour donner du sens à tout cela ? Combien d’histoires et de cheminements singuliers se cachent derrière ces „enfants soviétiques devenus grands” auxquels Baştovoi dédie son roman ?
Le récit se laisse alors parfois déborder par une part de rêve, absurde et poétique, faite de la nourriture idéologique qu’il trouve dans son écuelle. Ainsi Vladimir Illitch réapparaît sous la forme d’un personnage sylvestre, toujours prompt à se lancer dans des dialogues philosophiques avec quelque interlocuteur historique ou imaginaire. Une sorte de Socrate soviétique qui en découd volontiers autour du problème de la nature humaine, du bien, du mal, de la mort... Sasha (on le devine derrière ces parenthèses narratives) l’accomode alors à sa sauce, le confronte à son univers de petit paysan attentif aux arbres, aux animaux, aux rivières. Lénine fait la morale aux braconniers, veut faire entendre raison à ceux qu’il croise, leur faire comprendre, par exemple, qu’on ne peut pas dire n’importe quoi et qu’il est insensé de croire que les lapins ne meurent pas...
Le bonheur, lui aussi, se cueille menu, entre deux claques sur la nuque, deux aboiements de Nadejda Petrovna, la cerbère des pionniers. Il se tient dans les paroles et les gestes comptés de Sonia, la fillette dont Sasha prise tant le parfum et qui acceptera de l’aider à nouer son foulard de pionnier fraîchement adoubé. Dans ses ballons que l’on crève lors des défilés d’Octobre et de Mai, au désespoir écumant des adultes et des chefs de rang. Dans ce dernier jour de classe, un rien anarchique malgré le protocole des remises de prix, et au bout duquel le cancre Sasha pourra enfin s’oublier pour un temps de vacances dans „l’air pur qui sent bon dehors”. Car la campagne moldave donne aussi toute sa force à cet étonnant roman. Pour les adultes elle est souvent le lieu des débrouilles, des petites combines dans le dos du système. Pour Sasha, elle est la marque d’une condition qui le tient un peu à distance des autres, le condamne à partir à l’école avec une chemise souillée par les éclaboussures de la bauge de son porc. Mais elle reste pourtant ce qui le rattache le plus à la vie, le lieu où il se laisse aller à ses rêves, ses questionnements, où il aimerait souvent pouvoir se retirer définitivement...
Quant aux "lapins qui ne meurent pas", ils font donc d'abord l'objet, au début du roman, d’un échange à la fois virulent et presque surréaliste entre Vladimir et Edmundîci, l’un de ses interlocuteurs... Ce dernier tient tête au grand Lénine et n’en démord pas : un lapin ne meurt jamais... Peut-être est-ce là que s'affirme cette part irréductible de l'enfance qu'aucun système ne peut dissoudre, et qui résiste parfois encore chez l’homme, juste au-dessus de tout ce qui voudrait le clouer au sol.
Savatie Baştovoi, Les lapins ne meurent pas. Editions Jacqueline Chambon. 2012. Traduit du roumain (Moldavie) par Laure Hinckel.
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