Peu d’auteurs ont fait un aussi prolixe ménage avec l’écriture que Louis Calaferte. Théâtre, poésie, récits, essais, journaux, correspondances.... Une production abondante dont l’accueil et l’audience furent extrêmement variables. Les adjectifs parfois oxymoriques qui pleuvent rapidement lorsque la critique tente de rendre compte du tempérament de son œuvre semblent souvent nous en éloigner davantage : scandaleux, mystique anarchiste, laïque amoureux de Dieu, pornographique, révolutionnaire, misanthrope, humaniste…Quelque chose nous glisse entre les doigts. On aura à peu près tout entendu à son sujet et rien n’est totalement faux. Il lui est d’ailleurs arrivé à Calaferte de se dédire voire de renier certains de ses textes (comme son tout premier, Requiem des innocents). Il aura pourtant, quelles que soient les influences que l’on puisse lui reconnaître ou les paternités viscérales qu’il se sera lui-même attribuées, tracé une longue route en littérature, une route hargneuse, entêtée, en dehors des modes et souvent des questions qui agitaient les débats du moment. Il fut un intempestif buté, un inspiré boulimique qui ne pouvait rien laisser en dehors du champ de l’écriture… Si ce n’est, peut-être, quand il peignait, son autre et plus secrète activité.
Il y a des écrivains dont l’œuvre submerge le
lecteur. On n’y entre et on n’en sort plus avant d’avoir fait le tour du
propriétaire. Je ne pense pas que Calaferte suscite ce genre
d’apnée. Ses textes sont trop osseux, nourris d’une rage charnelle qui ne concède
rien à la rédemption par le style. Il faut s’y heurter, s’y fatiguer, faire une
pause, y revenir dans les aléas d’une vie de lecteur. Certes, tout ce qu’il a
écrit n’a pas la force sulfureuse de Septentrion
ou de Mécanique des femmes, la
verticalité brute de la Guerre, la
poésie des Fontaines silencieuses. On
déambule parfois dans son œuvre comme dans une auberge espagnole où l’on
trouvera aussi des redondances, des indignations attendues, des coups de gueule
à l’emporte-pièce. Ne nous avait-il pas prévenu, lorsqu’il disait :
«Je préfère qu'on me reproche d'oser tout dire plutôt que de n'avoir rien eu à dire et de l'avoir dit quand même, comme tant d'autres».
Oser tout dire, dans un long coup de sang qui n’aura pris fin qu’avec le dernier mot. Cette volonté infatigable de mettre le réel au pas de l’écriture - et vice-versa - aura sans doute trouvé son mode d’expression le plus accompli, le plus rythmé, dans son travail de diariste. Calaferte a tenu ses Carnets durant quarante ans et ce chemin parallèle a occupé une part de plus en plus prépondérante dans son œuvre. Il a plusieurs fois été tenté de ne plus être que cela : un écrivain de la vie au jour le jour. Et d’abandonner tout le reste. Plusieurs de ses carnets sont parus après sa mort et, dans le flux des rééditions ponctuées par la parution régulière de quelques textes inédits, le dernier journal de Calaferte serait presque passé inaperçu. Le Jardin fermé, tel est son titre, a été publié en 2010 chez Gallimard (l’Arpenteur). Il s’ouvre le 1erjanvier 1994 sur « la manipulation psychique des masses » pour se refermer le 19 avril de la même année sur « la chair lumineuse de Dieu ». Encore peut-être l’un de ces ponts dont lui seul avait le secret. Calaferte meurt deux semaines plus tard à la clinique Clément-Drevon de Dijon. Deux semaines de silence, triste record auquel l’aura contraint les dernières affres de la maladie.
Devant ce texte, pensera-t-on, le lecteur se
trouve à nouveau dans la posture du voyeur : il connaît l’issue et suit le
sillon d’une écriture qui accompagne la vie jusqu’à son dernier terme possible.
Sans doute va-t-il assister à un dernier bras de fer avec les mots, mesurer
jusqu’où ils peuvent tenir. En 1994, Calaferte est le plus
souvent rivé à son fauteuil ou à son lit d’hôpital. Le mal qui lui ronge les os
gagne du terrain. Pourtant il compose le plus souvent avec la souffrance et la
maladie bien plus qu’il ne les prend pour objets ou ne leur livre un long
combat à coup de phrases. La maladie, il cohabite avec elle depuis de
nombreuses années déjà et on a l’impression que ce sujet est sans doute, sur le
fond, celui qui l’intéresse le moins. Ce qui l’intéresse, envers et contre
tout, c’est ce qui lui reste à vivre. Ni grandeur d’âme face à l’inadmissible
déchéance, ni observation méticuleuse de celle-ci. Juste une foulée qui se
poursuit comme elle peut, dans un souffle qui se fait lui-même de plus en plus
court. L’écriture occupe l’espace qui lui reste pour tenter de dire encore ce
qui est vivant : la beauté frémissante d’une « poudre printanière dans le
ciel », comme une incise de lumière entre deux blocs de douleur ; la
mémoire de la littérature, quand il parvient encore à lire, au goutte-à-goutte
; l’évocation de quelques projets d’édition ou de réédition en cours, dernières
cordes raides tendues vers le monde. Il y a tout cela et bien d’autres choses,
comme, tout à frac, des noms, ceux des auteurs qu’il n’a cessé d’aimer (Lautréamont,
Céline, Gide, Katherine Mansfield…), ceux qu’il n’a jamais pu déglutir (Goethe,
Claudel), des souvenirs, des digressions philosophiques d’un intérêt
relatif rachetées aussitôt par quelques intuitions lumineuses ou quelques
morsures acides. Et puis une rage qui ne veut pas s’éteindre, une rage au
service de laquelle se range le plus commun des regrets : « Ravoir vingt ans et poser des bombes », lâche Calaferte dans une
sorte de reprise libertaire du « Ô môme,
avoir ton âge » qui clôt l’une des strophes célèbres du Condamné à mort de Genet.
Mais peu à peu le corps déplorable envenime le
texte, l’oblige à se rétracter. On pense parfois à la Doulou de Daudet. Et l’on assiste au décompte
avare des moments de répit, de plus en plus brefs.
Lorsqu’il arrive que l’humour pointe derrière la
gravité du propos, ce n’est pas tant sous l’effet d’une poussée d’autodérision
héroïque que sous la cognée. Si l’on sait où taper, le réel , dans toute sa
vérité, rend parfois un son dramatiquement cocasse :
« Mystères
de la médecine. Je n’ai rien nulle part, mais j’ai mal partout ».
Un cocasse qui devient absurdité vécue dans cette
abrupte non-leçon que nous inculque la douleur.
« La
souffrance est à ce point inutile qu’elle n’enseigne pas même à souffrir ».
Et pourtant, derrière ce fatras d’instants vécus
et écrits jusqu’au bord du vide, on repart du dernier jardin de Calaferte
avec une étonnante impression : celle d’avoir entrevu une capacité
d’indignation et d’émerveillement demeurée intacte jusqu’au
bout. Quelque chose qui curieusement, douloureusement, déborde de vie.
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